Tisserande de nuages
Embarquez pour les mythes nordiques

Baldr

Le dieu défunt
Hermod devant Hela, illustration de John Charles Dollman (1851-1934) pour Myths of the Norsemen from the Eddas and Sagas [p. 210] d’Hélène Adeline Guerber, George G. Harrap & Company, London (1909). Source : domaine public, via Gutenberg Project ↗

Le sang du dieu ase Baldr a fait verser un flot de larmes mythiques. Il a aussi fait couler beaucoup d’encre érudite depuis Snorri jusqu’aujourd'hui. La mort d’un jeune dieu ne pouvait pas laisser indifférent. Il y a cependant un couac à ces regrets éternels car le seul rôle de Baldr est de mourir. Sa seule intervention est faite de l’Au-delà. Alors, savoir qui était VRAIMENT Baldr relève de l’exploit.

L’absence de Baldr résonne dans toute la mythologie comme une menace en devenir permanent. C’est que sa mort provoque le Ragnarök, la guerre des géants et des dieux. Paradoxalement, la mort de (presque) tous les dieux provoque AUSSI le retour de Baldr… et de son frère meurtrier.

Le mythe est largement documenté dans la poésie et la prose. Chaque version l’éclaire différemment. C’est à se demander si Baldr n’était pas une divinité si archaïque, si vénérée que, même mort (déchu et remplacé ?), le sacré ne pouvait s’en passer. Baldr offre, a priori, une transition avec le Christ. Quoi qu’il en soit, sa mort est fondatrice.

Portrait de Baldr

Baldr est le seul fils légitime d’Óðinn et de Frigg. Snorri dit de lui (Gylfaginning, chap. 22) :

Le deuxième fils d’Óðinn est Baldr le Bon, et beaucoup de bien est à dire de lui. Il est admirable et tous le louent. Il est si beau et si brillant qu’il resplendit de lumière. Une plante est si blanche qu’elle est comparée aux cils de Baldr. C’est la plus blanche de toutes les plantes, et à cela tu peux constater sa gande beauté, à la fois de cheveux et de corps. C’est le plus sage des ases, le plus éloquent et miséricordieux, mais sa nature est telle qu’aucun de ses jugements ne tient. Il habite une ferme du nom de Breiðablik. Celle-ci est au ciel. En ce lieu, rien d’impur ne peut arriver, comme il est dit ici : (Grímnismál, str. 12).

Snorri complète (Skáldskaparmál, chap. 5) :

Baldr est appelé le fils d’Óðinn et de Frigg, l’époux de Nanna, le père de Forseti, le possesseur du [navire] Hringhorni et de [l’anneau] Draupnir, l’ennemi de Höðr, le compagnon de Hel, le dieu des larmes.

Le fils de Baldr et Nanna est Forseti « Président » (du þing). Höðr « Batailleur », né de mère inconnue, est son frère (presque) inséparable. Il est aveugle (selon Snorri).

Baldr loge à Breiðablik « Large-Luisance ». Cette maison se trouve près de la source d’Urðr – du Destin. Rien d’impur ne peut s’y produire. Plus exactement, les signes-sinistres (freiknstafi) y sont sans effet. Autrement dit, la magie (des runes, les « signes-sinistres ») y est inopérante.

Baldr possède Hringhorni « Corne-à-anneau », le plus grand navire mythique. Il détient l’anneau Draupnir « Goutteur ». Pourtant, Snorri attribue aussi ce bracelet à son père. De plus, le seul Draupnir connu des poèmes est… un nain.

Ces deux noms (Hringhorni et Draupnir) sont a priori de Snorri. Le navire est appelé Sleipnir-de-la-mer par un scalde du xe siècle. Justement, le cheval (sans nom) de Baldr est amené sur son navire, précise Snorri.

Mort de Baldr

La mort de Baldr est un tournant. Mais ce tournant est impossible à dater. En substance, un jeune dieu (Baldr) est tué par son frère aveugle (Höðr). Un vengeur (Váli), conçu spécialement par leur père, tue Höðr à son tour. Au bout du compte, deux dieux sont tués et deux sont meurtriers. Les rares précisions concernent l’arme du tueur, taillée dans un arbre insolite (du gui), et le vengeur. Celui-ci est le fils d’Óðinn et de Rindr « Terre ». Il accomplit sa mission à l’âge d’une nuit sans s’être lavé les mains, ni peigné la tête.

Snorri articule les morceaux disparates du mythe pour en faire un récit cohérent. S’il tient une place importante chez lui, c’est qu’il l’étoffe considérablement. L’intrusion de Loki et le rôle actif de femmes (vraies ou fausses) en modifient l’intrigue, voire la portée :

1 Les mauvais rêves de Baldr

Les rêves de Baldr conduisent Óðinn à aller réveiller une völva morte et enterrée pour en savoir plus. Pendant ce temps, Frigg fait prêter serment à toute la création d’épargner son fils. Elle en dispense, toutefois, une pousse de gui, à l’air inoffensif. C’est la première exception à la règle dans le mythe.

2 Le jeu des dieux

Les dieux inventent un nouveau jeu. Ils s’amusent à lancer sur Baldr, quasi invulnérable, toutes sortes de projectiles dans l’enceinte du þing des dieux. Deuxième exception, puisque les armes sont interdites dans ce lieu sacré. La cécité de son frère, Höðr l’exclut du jeu : troisième exception.

3 La visite de la vieille dame

Le dieu Loki, dépité de voir Baldr indemne, se déguise en vieille femme et va soutirer à Frigg le secret de l’arme fatale. Frigg le lui révèle sans difficulté. Elle lui demande seulement ce que font les dieux au þing. Sa question est louche car les femmes ne sont pas admises à l’assemblée.

Que sa visiteuse lui réponde ou pas, Frigg sait tout du jeu des dieux (et des destins en général et en particulier). Cela ne l’empêche pas d’indiquer à sa visiteuse la seule chose capable d’occire Baldr.

Nul besoin d’être fin limier pour suspecter Frigg de complicité dans la mort de son fils. C’est cependant oublier deux facteurs essentiels ET bizarres de cette mort. L’accent est porté sur la trahison de la visiteuse et sur son identité. Tout porte à croire que ce n’est qu’une diversion pour réussir le tour de passe-passe du magicien. Est ainsi oublié que le meurtre a lieu au þing ET dans le cadre d’un jeu. Or, le jeu extirpe par définition du réel. Si un accident peut survenir durant la partie, ce n’est pas un accident qui tue Baldr, mais un meurtre prémédité. Ce meurtre fait donc partie intégrante du jeu.

4 La mort de Baldr

Loki trouve et arrache le gui. Il le glisse dans la main de Höðr qu’il guide. Baldr est tué sur le coup à la stupeur générale.

5 Les funérailles de Baldr

Baldr reçoit des funérailles grandioses. Il en reste deux versions. La plus ancienne fait partie du poème Húsdrápa, du scalde norvégien Úlfr Uggason (xe siècle). Elle est truffée de heiti et kenningar :

  1. Chevauche d’abord au bûcher funéraire du fils d’Óðinn,
    Freyr, en bataille-instruit, qui mène les troupes
    Sur son sanglier d’or.
    Celui que Broche-effrayante on nomme.
  2. Chevauche le célébrissime
    Hroptatýr à l’immense
    Bûcher funéraire de son fils.
    Glisse de ma bouche un laïus laudatif.
  3. Là-bas, je crois, les valkyries suivent
    Le sage Arbuste-de-victoire
    Au breuvage de la proie sanglante sacrée [1] et des corbeaux ;
    À l’intérieur, elles affectèrent un toast à sa mémoire.
  4. Le compétent Heimdallr chevauche vers le pieu
    De la tribu-sage
     [2] sur son étalon.
    Ce dieu est silencieux
    Près du fils tombé du Testeur-du-corbeau.
  5. La très-puissante Hildr de la montagne
    Fait s’ébranler le Sleipnir-de-la-mer,
    Mais les feux du casque de la confrérie
    De Hroptr
    renversent son coursier.

Gylfaginning (chap. 49) :

À ce moment-là, les ases prirent le corps de Baldr et le portèrent jusqu’à la mer. Hringhorni se nommait le bateau de Baldr. C’était le plus grand de tous les bateaux. Les dieux voulaient le mettre à l’eau et y installer le bûcher funéraire de Baldr, mais le bateau refusa de bouger. Alors, ils envoyèrent chercher aux Jötunheimar la géante appelée Hyrrokkin. Elle arriva montée sur un loup avec un serpent venimeux pour rênes, et sauta de son coursier. Óðinn manda quatre berserkir pour s’occuper du coursier qui ne purent le tenir sans le renverser. Hyrrokkin alla à la proue du navire, qui s’élança à la première poussée, de sorte que le feu brûla ses rouleaux-supports et que toute la terre trembla. Þórr s’emporta et empoigna son marteau. Il lui aurait brisé le crâne séance tenante si tous les dieux n’avaient pas imploré sa grâce.
Ensuite, le corps de Baldr fut porté à bord et quand sa femme, Nanna, la fille de Nepr, le vit, elle fut écrasée de chagrin et mourut. On la transporta sur le bûcher et le feu fut allumé. Þórr s’avança alors pour consacrer le bûcher funéraire avec [le marteau] Mjölnir. À ce moment-là, un nain du nom de Litr courut devant ses jambes. Þórr l’envoya d’un coup de pied dans le feu, où il brûla.
À ce bûcher assistèrent toutes sortes de peuples surnaturels. D’abord, on doit parler d’Óðinn. Avec lui, voyageaient Frigg, les valkyries et ses corbeaux. Ensuite, Freyr conduisait son chariot avec son sanglier, appelé Gullínstani ou Slíðrugtanni. Puis, Heimdallr montait son cheval appelé Gulltoppr et Freyja, ses chats. Là-bas vint aussi beaucoup de monde des géants-du-givre et des géants-des-montagnes.
Óðinn déposa sur le bûcher cet anneau d’or appelé Draupnir. Toutes les neuf nuits, il avait la particularité de goutter huit anneaux d’or du même poids que le sien. L’étalon de Baldr fut conduit au bûcher avec tout son harnachement.

Le nain du cortège indique une cérémonie nocturne. Les géants suggèrent un événement antérieur à leur rupture avec les dieux (seuls les alfes manquent). Snorri met l’accent sur les véhicules des protagonistes :

Óðinn glisse des paroles mystérieuses à son fils et lui donne l’anneau Draupnir. Nanna, morte de chagrin et brûlée avec son époux, fait osciller le mythe entre funérailles et mariage. Le marteau de Þórr consacre les deux rites. Baldr se rend, non pas chez Óðinn, mais chez Hel. Le fils d’Óðinn ne va pas à la Valhalle des guerriers. Il ne fera pas partie de l’armée des occis. Son destin est ailleurs.

En attendant, le navire de Baldr est si lourd que les dieux réunis ne peuvent le bouger. On envoie chercher la femme-tröll Hyrrokkin « Ratatinée-par-le-feu » pour s’en occuper. Celle-ci arrive montée sur son loup à bride de serpent. Elle concentre, en somme, les trois monstres mythiques (Hel, le loup Fenrir et le serpent du Miðgarðr), enfants de Loki. Óðinn mande quatre berserkir, ses guerriers ours-garous, pour tenir la bête gigantesque. Ceux-ci le renversent. La géante archaïque lance le navire à la mer et disparaît des mythes. Þórr l’aurait trucidée plus tard. Pour l’heure, il se contente d’envoyer au feu le seul nain présent et consacre le navire avec son marteau.

6 Le voyage de Hermóðr

Frigg est éplorée. Elle requiert un volontaire pour ramener Baldr de chez Hel. Óðinn prête Sleipnir au brave, appelé Hermóðr « Fureur-de-la-guerre ». Noter que Hermóðr contient Óðr dans son nom, et presque Óðinn. Le voyage périlleux dure neuf nuits, autant qu’il en faut à Draupnir pour pondre huit anneaux d’or. Hermóðr croise en chemin la valkyrie Móðguðr. Celle-ci garde le Gjallarbrú « Pont-résonnant », souterrain et au toit d’or, qui mène chez Hel.

La dame des morts réclame les larmes de toute la création pour libérer Baldr. Celui-ci est assis sur un haut-siège (réservé au maître de maison, ou au visiteur de marque). Il remet Draupnir à Hermóðr pour Óðinn. Nanna lui donne une étoffe de lin (ce voile de mariée probable renforce l’idée de mariage funèbre) pour Frigg et une bague pour Fulla, sa suivante.

7 Et Þökk !

La vieille géante Þökk « Remerciements » refuse de pleurer. C’est la quatrième et dernière exception. Elle empêche le retour de Baldr – ou plutôt le diffère. Et pourtant, Baldr est le Gráta-goð « dieu-des-larmes ». Þökk serait un autre déguisement de Loki. Cela dit, Snorri est plus évasif que pour la première vieille dame.

8 La vengeance des dieux

La vengeance des dieux ne s’abat sur Loki, instigateur du meurtre, que lorsqu’il vient troubler leur banquet. Loki se réfugie chez lui, dans une montagne à quatre portes. Traqué par les dieux, il s’enfuit déguisé en saumon en sautant dans une cascade. Il est finalement capturé et ligoté sur un roc (ou trois).

LE problème est que Váli, appelé « le vengeur de Baldr » dans les Skáldskaparmál de Snorri, est ABSENT de sa Gylfaginning

9 Épilogue post-Ragnarök

Loki s’échappe et le Ragnarök commence avec l’Hiver-formidable. La plupart des dieux périssent. Alors, Baldr et Höðr reviennent. Leur retour ouvre un nouveau cycle mythique, que la renaissance du soleil ratifie – quoique la conversion chrétienne se profile.

La mort de Baldr n’est pas définitive. Pas plus que celle de Höðr. Les deux frères reviennent après le Ragnarök. Deux paires de frères survivent en plus : les fils de Þórr (Magni et Móði) et d’Óðinn (Váli et Víðarr). Ces fratries doubles rescapées sont trop insistantes pour être négligées. Même si elles font toutes partie de la deuxième génération des ases, elles renvoient à Ymir, le géant primordial, protagoniste de la création, dont le nom veut dire – quel hasard ! – « Double, Jumeau ». Le mythe renvoie ainsi au temps cyclique, propre aux mythes.

Par ailleurs, le Ragnarök est indissociable d’un Hiver-terrible. Or, les larmes versées sur Baldr par toutes les créatures rappellent beaucoup la fonte printanière des glaces. Il y a une réminiscence saisonnière incontestable dans la mort de Baldr.

La question la plus troublante concernant Baldr n’est pourtant pas là. De tout le corpus, celui-ci n’agit que de l’Au-delà, en renvoyant son anneau à Óðinn. On peut dès lors se demander si Baldr n’est pas la survivance d’un personnage – archaïque, mais fondamental et, peut-ètre double – enrôlé dans une nouvelle mouture des mythes. Son envoi chez Hel et la présence de Hyrrokkin vont dans ce sens.

Et si Baldr n’était pas celui que l’on croit ?

L’indice sybillin de Hyndla

La völva Hyndla démarre sa prophétie sur les dieux par  (Hyndluljóð, str. 29) :

Onze ases ont été
Dénombrés
Quand Baldr fut couché
Contre le tertre meurtrier.

On comprend que les dieux étaient douze au départ. On peut AUSSI comprendre qu’il n’y eut jamais que onze ases. Autrement dit, que les ases sont nés de la mort de Baldr. Cette mort est, au reste, si peu guerrière qu’on peut douter de l’appartenance de Baldr aux ases.

Hyndla déclare ensuite que le père de Baldr hérita de Fils (Burr). On sait que le père de Baldr est Óðinn. On comprend que Burr est le père d’Óðinn. Et pourtant, on peut AUSSI comprendre que le père hérita DU fils – qu’Óðinn hérita de Baldr.

Ces formulations équivoques se matérialisent dans l’échange de l’anneau Draupnir chez Snorri.

Baldr, le dieu énigmatique

Baldr reste insaisissable, plus encore que les paroles mystérieuses d’Óðinn à son oreille. Son mythe est, encore aujourd’ui, une histoire sans fin. Et Snorri n’est pas le moindre à y avoir contribué.

Noter que le Danois Saxo Grammaticus ↗ (xiie siècle) raconte (très) très différemment l’histoire de Baldr (Exploits des Danois, livre III).


Notes

[1] Kenningr : banquet funéraire de Baldr. J’ai traduit tafn par « proie sanglante », MAIS sa première acception est « SACRIFICE ». Un humain pouvait être sacrifié. Néanmoins, si la mort de Baldr n’était pas un meurtre, ce à quoi elle ressemblerait le plus est (à mon avis) un « accident »… de chasse.

[2] Kenningr : Baldr. Cette kenningr (me) semble la plus équivoque de toutes parce que la tribu-sage est en principe celle des vanes. Ensuite, le pieu pourrait être un heiti pour un arbre (du monde).