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Tisserande de nuages
Embarquez pour les mythes nordiques

Ragnarök « Destin-des-puissances »

Fin programmée des géants et des dieux scandinaves
dans une guerre cosmique
Les trois nornes filent devant un arbre, illustration d’Arthur Rackham
Surtr brandit son épée de flammes (digne de Star Wars). Le géant à l’épée flamboyante, illustration de John Charles Dollman (1851-1934) pour Myths of the Norsemen from the Eddas and Sagas [p. 2] d’Hélène Adeline Guerber, Harrap, London (1909). Source : domaine public, via Wikimedia commons ↗

Le Ragnarök « Destin-ses-puissances », ou Ragnarø(k)kr « Crépuscule-des-dieux » (littéralement, « Crépuscule-des-puissances ») est la fin programmée des géants et des dieux majeurs. Cette seconde guerre mythique, appelée Fimbulvetr « Hiver-formidable » par les géants, provoque la fin du monde.

Ou presque, car le Ragnarök est suivi du renouveau du monde.

Des géants et des dieux

Géants et dieux s’opposent. Les géants seraient la matière du monde (qu’Ymir incarne) et les dieux, l’énergie qui la meut. En d’autres termes, les géants seraient le corps (mortel et putrescible) et les dieux, l’esprit (immortel) du monde. Les dieux ont, du reste, besoin des pommes de régénérescence d’Iðunn pour maintenir ou recouvrer leur jeunesse physique.

Les géants représentent donc les forces du chaos. Ou disons, les forces incontrôlables de la nature, ses trésors (bruts). La mort en fait partie. Les dieux sont, à l’inverse, les forces créatrices du monde, génératrices d’ordre et de sens. Les nains, qui forgent la matière – toute matière, mais seulement elle –, sont donc entre les géants et les dieux.

Si le Ragnarök est une catastrophe climatique, c’est surtout une guerre (composée concrètement d’une série de duels). Or, la guerre est une spécialité divine, ou humaine – comme la vengeance. De fait, aucun mythe nordique ne relate de guerre entre géants. Il y a, en revanche, une guerre éternelle entre (rois) humains, commandée par Óðinn à Freyja. Il y a aussi une guerre entre les deux familles divines (ases et vanes), ou première guerre du monde.

Le Ragnarök n’est donc pas le combat du bien et du mal, des bons dieux contre les méchants géants. C’est plutôt la rupture spectaculaire de deux éléments complémentaires. Et indispensables.

Sources littéraires du Ragnarök

Il y a trois grands reporters du Ragnarök :

Un seul événement est rapporté sans modification dans les trois textes : Óðinn est avalé par le loup Fenrir.

Une prophétie

L’ambiguïté fondamentale du Ragnarök est sa forme : la prophétie. Le Ragnarök n’arrive jamais au temps présent. C’est un événement futur qui, de fait, a déjà eu lieu. Les dieux païens sont, en effet, morts (officiellement) avec la conversion chrétienne. Or, tous les textes (voire les images des pierres historiées) se rapportant au Ragnarök sont postérieurs ou, au mieux, contemporains de la conversion [1].

Des influences chrétiennes

Le Ragnarök s’inspirerait de l’Apocalypse et de ses commentaires (tels les homélies). De fait, les tableaux hallucinés de la Prophétie de la voyante (Völuspá) n’ont rien à envier aux descriptions chrétiennes.

Néanmoins, la peur du Jugement dernier et de l’enfer, d’une vie éternelle post mortem de souffrances n’était pas dans l’A.D.N. viking. Seul Snorri y fait allusion. La vie (presque) éternelle promise aux guerriers-occis était faite de jouissances (combats et beuveries, etc.). Elle incitait au courage au lieu de jouer sur la peur. Ce n’était pas non plus qu’une récompense paradisiaque. Elle avait un (autre) but pragmatique : constituer l’armée dont Óðinn aurait besoin au Ragnarök.

De plus, la fin du monde biblique est aussi la fin de l’Histoire. Elle fait fi du temps cyclique des mythes. Celui-ci est souligné par l’équivalence du Ragnarök avec l’Hiver-formidable, qui le raccroche au cycle des saisons. Le renouveau est assimilable au printemps. Le retour de Baldr et de Höðr de chez Hel en est une manifestation. Le Ragnarök s’enracine donc (avant tout) dans le paganisme.

Des prophétesses nordiques

Ce point acquis, la prophétie avait une valeur particulière dans le Nord avec les völur. Une völva n’est pas pour rien le porte-parole de l’Edda poétique (Völuspá). Une autre annonce un événement connexe au Ragnarök : la mort de Baldr (Baldrs draumar).

Causes du Ragnarök

La mythologie scandinave (telle que nous la connaissons) est une longue attente menaçante. Elle n’a qu’une issue : le Ragnarök. Celui-ci aurait pu se faire attendre, peut-être indéfiniment… sans Loki.

C’est ce que suggère la Lokasenna selon John McKinnel (1986). Loki s’impose au banquet des dieux chez le géant Ægir. Il y révèle leurs vices cachés. La plupart de ceux-ci sont corroborés par des mythes. Ils renvoient aux crimes commis par les humains au début du Ragnarök (Völuspá, str. 45) :

Or, l’équilibre du monde est compromis quand les dieux ne remplissent plus leur rôle. Autrement dit, quand ils transgressent les lois qu’ils ont fixées et violent leurs serments. Lois et serments sont matérialisés par des entraves et des liens (d’où le nom de bönd « liens » donné aux dieux). Ils garantissaient une paix relative avec les géants, voire légitimaient leur domination sur eux. Pour le moins, ils délimitaient leur territoire respectif [2].

Loki ne se considère déjà plus comme un ase en se présentant à eux (Lokasenna, str. 6 et 7). Il n’est plus que le frère-juré d’Óðinn (Lokasenna, str. 9). Des dieux le déclarent fou (Óðinn et Freyja), ou ivre (Heimdallr). Au lieu de reconnaître leurs torts, ils l’accusent à leur tour. Or, si Loki, a commis bien des crimes, il ne s’en est jamais caché. De plus, il les a souvent réparés. Le pire est la mort de Baldr. Or, même ce crime-là n’est pas irréparable, comme l’avenir le dira…

Loki coupe le lien qui l’unit aux dieux. Il maudit le géant Ægir avant de fuir. Il en appelle au Ragnarök en invoquant un ciel embrasé au-dessus de la mer (c’est-à-dire du dos d’Ægir). Loki choisit le camp des géants. Les dieux vont le poursuivre et l’enchaîner.

C’est une des causes du Ragnarök. Parmi les exactions des dieux, on peut citer :

La mort de Baldr

La mort de Baldr est l’autre catastrophe qui plane sur la mythologie. Elle a un lien inextricable avec le Ragnarök. Elle lui sert de préambule (ou de premier acte, selon Heather O'Donoghue). Le retour de Baldr de chez Hel lui sert d’épilogue.

Une völva fait allusion au Ragnarök après avoir prophétisé la mort de Baldr (Baldrs draumar, str. 14). De même, Snorri place le Ragnarök juste après la mort de Baldr et le ligotage subséquent de Loki (tenu pour responsable). Noter, toutefois, que les géants sont présents aux funérailles (Gylfaginning, chap. 49). Ce sont aussi les premiers à se mettre en marche vers le champ de la grande bataille. La mort de Baldr ne suffit donc pas à déclencher la guerre.

Baldr a un aspect christique – au moins pour Snorri. Ce n’est pas pour rien que Loki est le treizième dieu dans sa Gylfaginning – autrement dit, un Judas en puissance. C’est ignorer que Baldr ne rentre pas seul de chez Hel. Il est avec Höðr, son frère aveugle et meurtrier. Ils sont inséparables – dans la vie comme dans la mort.

Le Ragnarök selon Vafþrúðnir

Vafþrúðnir est le plus savant des géants. Óðinn va se mesurer à lui dans une joute oratoire. Le duel de sagesse (autrement dit de savoir) est à mort. Il prend la forme d’un questionnaire et de ses réponses. Son thème est la création et la destruction du monde.

Le géant pose d’abord quatre questions à Óðinn pour évaluer son savoir. La dernière concerne le Ragnarök. On y apprend que le champ de bataille des dieux et des géants est déjà réservé. C’est la plaine Vígríðr (de vígr « bataille ») aux cent lieues de côté (Vafþrúðnismál, str. 18).

Óðinn pose ensuite dix-huit questions à Vafþrúðnir. Les six dernières ne sont pas numérotées. Elles concernent le Ragnarök et ses rares rescapés :

On apprend aussi qu’Óðinn sera dévoré par Fenrir, COMME Álfröðull. Son fils Víðarr le vengera et tuera le loup (str. 53).

Le Ragnarök et les vanes

Vafþrúðnir évoque le Ragnarök pour la première fois en référence à Njörðr (Vafþrúðnismál, str. 39). Il l’appelle aldar rök « destin des âges ». Son adversaire oratoire (Óðinn) l’appelle Hiver-formidable. Pour le géant, Njörðr survit au cataclysme en retournant chez les vanes (en renonçant à son titre divin ?). Le fait est que la fonction de Njörðr est de calmer la mer et le feu. Ceux-ci sont les deux forces destructrices (des géants) à l’œuvre au Ragnarök.

Vafþrúðnir ne parle pas de la mort de Freyr au Ragnarök, mais évoque Álfrödull. Or, Freyr, maître de l’Álfheimr « Monde-de-l’alfe », est le seul autre personnage mythique à la mentionner (Skírnismál, str. 4). C’est ainsi qu’il appelle la géante Gerðr quand il en tombe amoureux.

Les astres sont issus du monde du feu gardé par le géant Surtr. Celui-ci tue Freyr au Ragnarök, selon les deux autres reporters de guerre. C’est que Freyr a donné son épée à son serviteur, pour qu’il aille conquérir Gerðr pour lui. Autrement dit, celle que Freyr appelle Álfrödull causera indirectement sa mort.

Les hamingjur

Il reste une question insolite et obscure (str. 49). Elle concerne des hamingjur (que j’ai traduit par protectrices), filles du géant Mögþrasir « Avide-d'un-fils ». Ni le père, ni ses filles ne sont mentionnés ailleurs. Toutefois, le nom de Mögþrasir l’associe au nain Þrasir « Avide, Effréné » et surtout à l’homme Lífþrasir « Avide-de-vie ».

Les hamingjur sont porteuses de destinée, de chance (hamingja « chance »). Ce sont des esprits féminins tutélaires de certaines familles, en particulier royales. Hamingjur viendrait de hamr « corps, forme » et de gengja « marcher, mouvoir ». Elles seraient donc aptes à changer de forme, ou à se mouvoir. Ces filles sont, à mon avis, les étoiles (stjarna, n. f.). Elles sont, en effet, évoquées entre le soleil et le feu de Surtr ET se meuvent dans le ciel. Le fils dont rêve leur père (le ciel nocturne) serait donc la lune.

Dès lors, Líf et Lífþrasir acquerraient une autre dimension, que soutient la rosée qui les nourrit :

Le Ragnarök selon Snorri

Snorri offre une version détaillée du Ragnarök. Celui-ci survient aussitôt après la mort de Baldr et le châtiment de Loki. Le récit en prose de Snorri se double de citations en vers de la Völuspá et des Vafþrúðnismál.

La destruction du monde

Snorri divise la destruction du monde en quatre temps. Le premier est plein de conflits sanglants entre humains. Les liens familiaux cèdent et ne protègent plus personne. Un long hiver s’installe ensuite (Gylfaginning, chap. 51) :

Gangleri alors demanda : « Qu’y a-t-il à dire du Ragnarøkkr ? De cela, je n’ai pas encore entendu parler. »
Hár répondit : « Beaucoup de choses importantes sont à en dire. La première d’entre elles est qu’un hiver arrivera, appelé l’Hiver-formidable. À cette époque, la neige tombera drue de toutes les directions. Il y aura de fortes gelées et des vents mordants. Le soleil n’apportera aucune amélioration. Trois hivers semblables se succéderont sans été entre eux. Mais auparavant, trois autres hivers surviendront, pendant lesquels il y aura de grandes batailles dans le monde entier. Alors, les frères s’entretueront par cupidité et nul n’épargnera ni père ni fils du meurtre ou de l’inceste. Ainsi est-il dit dans la Völuspá, str. 45.

Au deuxième, le bouleversement climatique s’aggrave. Les astres disparaissent. Ils étaient issus du Muspell, l’espace originel du feu gardé par le géant Surtr « Noirci (par le feu) ». Le loup Fenrir se libère, le serpent du Miðgarðr quitte les profondeurs de la mer et le navire des morts appareille :

Il se produira alors de grands événements, tels que le loup qui avalera le soleil – ce qui semblera une catastrophe aux humains. L’autre loup attrapera alors la lune et ce sera grande calamité. Les étoiles disparaîtront du ciel. Ces événements surviendront aussi : toute la terre et les montagnes trembleront tellement que les arbres seront déracinés du sol, et que les montagnes s’écrouleront, et toutes les entraves et les chaînes se casseront et briseront. Alors le loup de Fenrir sera libre. Alors la mer déferlera sur la terre parce que le serpent du Miðgarðr entrera dans une rage-de-géant et montera à terre. Il arrivera aussi que le Naglfar se libère – le navire qu’on appelle ainsi. Il est fait des ongles des humains trépassés et des précautions sont donc prises pour éviter, si un homme meurt les ongles non coupés, que cet homme contribue beaucoup au matériau du navire Naglfar, que dieux et humains souhaitent ne voir terminé que très lentement.

Au troisième, les géants se mettent en marche. Loki, libre, est avec eux. Tous se rendent au lieu prévu pour leur combat final avec les dieux. Le Bifröst s’effondre sur leur passage. Il ne reste ni liens, ni entraves pour tenir et réguler le monde :

Et pourtant, sur les flots déferlants, le Naglfar voguera. Le géant, Hrymr de nom, sera à la barre. Et le loup de Fenrir marchera la gueule béante, sa mâchoire supérieure contre le ciel et, l’inférieure, contre la terre. Sa gueule béerait davantage s’il y avait de la place. Du feu jaillira de ses yeux et narines. Le serpent du Miðgarðr crachera du venin et en aspergera tout l’air et l’eau, et il sera terrifiant. Il se tiendra à côté du loup. Dans ce vacarme, le ciel se fendra et les fils de Muspell en sortiront. Surtr chevauchera le premier et, devant et après lui, flamberont des flammes. Son épée sera très efficace. Son éclat brillera plus que le soleil. Mais quand ils traverseront le Bifröst à cheval, le pont se brisera, comme il a déjà été dit. Les fils de Muspell se rendront dans cette plaine appelée Vígríðr. Y viendront le loup de Fenrir et le serpent du Miðgarðr. Y viendront aussi Loki et le géant Hrymr et, avec lui, tous les géants-du-givre, tandis que Loki sera suivi de tous les fils de Hel. Et les fils de Muspell seront eux-mêmes une armée, et celle-ci resplendira. La plaine de Vígríðr aura cent lieues de chaque côté.

Au quatrième arrive la rencontre des géants et des dieux. Le monde chancelle – du moins, son arbre :

Quand ces événements se produiront, Heimdallr se lèvera et soufflera avec ardeur dans la Gjallarhorn, et éveillera tous les dieux, qui tiendront assemblée ensemble. Alors, Óðinn chevauchera vers la source de Mímir et prendra conseil de Mímir pour lui-même et sa troupe. Alors tremblera le frêne Yggdrasill et rien ne sera sans terreur en cet instant dans le ciel ou sur terre. Alors les ases mettront leur armure, et tous les einherjar, et ils prendront le chemin de la plaine. Óðinn chevauchera le premier avec son casque-d’or, une belle broigne et sa lance, appelée Gungnir. Il se dirigera vers le loup de Fenrir. Þórr s’avancera à son côté, mais ne pourra lui être d’aucun secours, car il aura les mains pleines avec le serpent du Miðgarðr. Freyr affrontera Surtr et s’ensuivra un rude combat avant que Freyr ne tombe. Sa mort arrivera quand lui manquera son épée remarquabe qu’il donna à Skírnir. Le chien Garmr se libérera alors, qui était enchaîné à Gnipahellir. C’est le pire des monstres. Il combattra Týr et ils s’entretueront. Þórr tuera le serpent du Miðgarðr et s’éloignera de neuf pas. Alors il tombera mort à terre à cause du venin que le serpent aura craché sur lui. Le loup avalera Óðinn. Cela provoquera sa mort. Víðarr s’avancera aussitôt et posera le pied sur la mâchoire inférieure du loup. À ce pied, il portera la chaussure dont la matière a été collectée à travers les âges  (celle-ci est faite des bouts de cuir que les humains rognent aux orteils et aux talons de leurs chaussures. C’est pourquoi un homme qui souhaite venir en aide aux ases jette ces bouts de cuir). De la main, il attrapera la mâchoire supérieure du loup et cassera sa bouche en deux et le loup alors périra. Loki combattra Heimdallr et ils s’entretueront. Ensuite, Surtr lancera du feu sur la terre et incendiera le monde entier. Ainsi est-il dit dans la Völuspá, str. 46 à 57.
Et ainsi est-il dit ici : (Vafþrúðnismál, str. 18). »

Ainsi finit le Ragnarök, que Snorri préfère appeler Ragnarøkkr. Il y a deux différences notables – qui passent presque inaperçues – avec l’autre reporter de guerre (la völva de la Völuspá), pourtant citée :

On peut aussi noter qu’aucune femme n’est mentionnée. La völva signale les larmes de la déesse Frigg, mère de Baldr. C’est même à travers ces larmes qu’on assiste à la mort d’Óðinn et de Freyr. Pas moins.

La régénérescence du monde

La guerre des mondes n’est pas la fin du monde, malgré sa férocité. Les vieilles puissances sont mortes, mais la vie reviendra – une fois réglée la question des cadavres (Gylfaginning, chap. 52) :

Gangleri demanda alors : « Que se passera-t-il après que le ciel et la terre auront brûlé et le monde entier, que tous les dieux seront morts, tous les einherjar et tous les humains ? N’as-tu pas dit que tout homme vivra pour l’éternité dans un certain monde ? »
Þriði dit alors : « Il y aura alors nombre de bons logements et nombre de mauvais. Le meilleur sera à Gimlé au ciel. Il y aura là abondance de bonnes boissons, pour ceux qui les prisent, dans la halle appelée Brimir, sise à Ókólnir « Sans-Froid ». Elle se trouve au ciel. Il y a une halle excellente aux Niðafjöllir « Monts-sombres », faite d’or rouge. On l’appelle Sindri. Dans ces halles habiteront les hommes bons et vertueux. À Náströnd « Rives-des-cadavres » est une vaste halle sinistre, dont les portes font face au nord. Elle est toute tressée de dos de serpents, telle une maison en treillage, et toutes les têtes de serpents sont tournées vers l’intérieur de la maison et crachent du venin, de sorte que le poison coule dans la halle, où parjures et meurtriers pataugent, comme il est dit ici (Völuspá, str. 38 et 39 modifiées) :
Je sais une halle dressée
Loin du soleil
Sur les Rives-des-morts,
La porte face au nord.
Des gouttes de poison tombent
Du trou à fumée du toit.
Cette halle est tressée
De corps de serpents.
Devront y patauger,
Dans les fleuves lestés,
Les parjures
Et les loups-meurtriers.
Mais c’est pire dans Hvergelmir :
Là, Níðhöggr, le soir,
Des trépassés s’empare. »

Snorri détourne ce passage de la Völuspá (str. 37 à 39), placé entre le châtiment de Loki et le Ragnarök. Celui-ci décrit le monde souterrain des nains (Sindri, de sindra « faire des étincelles », est aussi un nain), des géants (Brimir « vague déferlante » est un géant) et des morts (de Hel). Comme il l’oppose à de pseudo-paradis, il donne du monde des morts un air d’enfer quasi chrétien.

Snorri donne donc un air de Résurrection chrétienne à la renaissance du monde. Cette idée est (quasiment) absente des poèmes. Le temps cyclique (propre aux mythes et aux saisons) y circule plus librement. À l’Hiver-formidable succède le printemps.

On assiste, pourtant, au retour des survivants. Celui de Baldr, de chez les morts, y est très discret (Gylfaginning, chap. 53) :

Gangleri demanda alors : « Certains des dieux survivront-ils ? Et la terre et le ciel seront-ils encore ? »
Hár dit : « La terre émergera de la mer à ce moment-là, et sera verte et belle. Pousseront les moissons sans être ensemencées. Víðarr et Váli survivront car ni la mer ni le feu de Surtr ne les blesseront et ils habiteront Iðavellir, où se trouvait Ásgarðr jadis. Y viendront les fils de Þórr, Móði et Magni, qui posséderont Mjöllnir. Y viendront ensuite Baldr et Höðr sortis de chez Hel. Tous s’assoieront là et deviseront et se rappelleront les anciens secrets (ou les anciennes runes) et évoqueront les événements d’antan, et le serpent du Miðgarðr et le loup de Fenrir. Alors, ils trouveront dans l’herbe les pièces de tafl d’or que les ases possédaient. Ainsi est-il dit : (Vafþrúðnismál, str. 51)

Le dernier couple humain repeuple le monde :

En un lieu appelé le bois de Hoddmímir se réfugieront du feu de Surtr les deux humains qu’on appelle Líf et Lífþrasir, qui pour nourriture auront la rosée-du-matin. Et ces humains auront si nombreuse descendance qu’ils peupleront le monde entier. Ainsi est-il dit ici : (Vafþrúðnismál, str. 45)

Pour finir, le soleil renaît :

Il pourra t’apparaître merveilleux que le soleil mette au monde une fille pas moins belle qu’elle et qui marchera dans les pas de sa mère, comme il est dit ici : (Vafþrúðnismál, str. 47) ».

Snorri, comme les autres, se tait sur le sort des géants. Surtr et Hrymr ont donc survécu. Ils permettent au monde de continuer…

Ragnarök selon la Völuspá

Grosso modo, le Ragnarök selon la Völuspá a inspiré Snorri – qui cite le poème en abondance. Je renvoie donc au poème. Je ne m’intéresse ici qu’aux différences significatives entre les deux textes (sauf celles déjà signalées).

Le dragon volant

La völva évoque une dernière image avant de disparaître (str. 66). Celle d’un aigle qui porte le serpent Níðhöggr dans ses serres. Ces charognards forment le seul dragon volant du corpus mythique. Ils planent au-dessus du champ de bataille. Et s’occupent des cadavres.

Snorri ne reprend pas cette image – assez peu chrétienne. En revanche, il évoque Hvergelmir, source de l’arbre du monde (ce que la völva ne fait pas). Sa mention pourrait corroborer une traduction inusuelle de Hvergelmir. Dans le Norrøn Ordbok (dictionnaire de vieux norrois en norvégien) gelmir est un heiti d’« aigle » (selon Maria Kvilhaug). Il ferait de Hvergelmir le « Chaudron-de-l’aigle ». Snorri aurait donc remplacé l’aigle de la Völuspá par Hvergelmir. Celui-ci nous ramène – en prime et en douce – à la création du monde (les fleuves Élivágar, en guise de serpent, se faufilèrent dans Hvergelmir). C’est, du moins, mon point de vue

Un dieu suprême

La version tardive de la Völuspá (manuscrit d’Hauksbók) ajoute une strophe au poème (str. 65). Celle-ci relate la venue d’un chef suprême, dont le nom n’est pas révélé. La plupart des experts y voient le Christ. J’y vois un dieu païen. En effet, ce personnage mystérieux précède l’aigle et le serpent, anciens embouts de l’arbre du monde. Cette figure ultime de charognards renvoie à la mort, au destin de tout ce qui vit. Partant, elle annonce que le renouveau sera suivi d’un autre hiver. Bref, elle perpétue le temps cyclique et éloigne d’autant du temps chronologique de la Bible. Elle certifie aussi qu’on est dans le monde des vivants – pas dans l’Au-delà.

Hyndla, un cas à part

La Völuspá brève est insérée dans le Hyndluljóð. Elle fait, accessoiremet, de Hyndla « Petite-Chienne » une völva. Celle-ci annonce la venue d’un homme très puissant après la mort d’Óðinn (str. 44)… comme la völva de la Völuspa [3].

Pour autant, il ne me semble pas possible d’en faire un même personnage. Pour moi, la Völuspá et la Völuspá brève tournent en boucle : le premier dieu cité dans chaque poème est aussi le dernier. Pour Hyndla, il s’agit de Baldr (str. 29) (voir mes commentaires sur les trois hommes d’exception).


Notes

[1] La conversion s’échelonne entre la fin du xe et le début du xie siècle dans tout le Nord scandinave. Elle a mis plus d’un siècle à se généraliser partout – par la force le cas échéant.

[2] En jetant le serpenteau du Miðgarðr dans la mer, Óðinn en fait la frontière qui sépare les humains et les dieux des géants. Le serpent sépare aussi le ciel de la mer (donc de la terre).

[3] La Völuspá brève parle d’un homme puissant (máttkari). J’ai traduit par « grand » pour la rime. La Völuspa parle aussi d’un homme fort, puissant (öflugr) littéralement. J’ai traduit par « (chef) suprême » pour la rime.