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Tisserande de nuages
Embarquez pour les mythes nordiques

Ymir, le géant primordial

L’homme du monde

Ymir le géant chevauché par trois dieux
Ymir se fait tuer par Óðinn et ses frères par Lorenz Frølich (1820-1908). Source : domaine public, via Wikimedia commons ↗

Ce géant est unique en son genre… même si son nom est Ymir « Double » ou « Jumeau » (de la racine indo-européenne iem). Cela dit, Jacob Grimm ↗ rattache Ymir à ymr « gémissement, grincement ». La férocité d’Ymir est certifiée par un géant (Vafþrúðnismál, str. 31) et un dignitaire divin le juge malfaisant (Gylfaginning, chap. 5). Pourtant, Ymir n’est peut-être pas le Yéti (abominable homme des neiges de l’Himalaya tibétain) que l’on croit.

Ymir, matière du monde

Pour les Vikings, l’univers était constitué du corps d’Ymir (Vafþrúðnismál, str. 21 ; Grímnismál, str. 40 et 41 ; Gylfaginning, chap. 8) :

La mention de cils souligne l’absence des yeux d’Ymir.

Création du monde et naissance d’Ymir

La naissance d’Ymir est indissociable de la création du monde, selon l’Edda de Snorri Sturluson (Gylfaginning, chap. 4 à 8).

Le Niflheimr, Hvergelmir et les fleuves Élivágar

Gylfaginning (chap. 4) :

Gangleri dit : « Qu’y avait-il au commencement ? Ou comment tout cela débuta-t-il ? Et qu’y avait-il auparavant ? »
Hár répondit : « Comme il est dit dans la Völuspá : [str. 3 modifiée] ».
C’était à l’origine des âges
Quand il n’y avait rien.
Il n’y avait ni sable, ni lac,
Ni vagues froides ;
Nulle terre ne se trouvait,
Ni ciel en son sommet,
Béant était l'abîme (gap var ginnunga ) –
Et d’herbe nulle part.
Alors JáfnHár dit : « Bien des lustres avant que ne soit formée la terre, le Niflheimr fut fait. Et en son milieu se trouve le puits qu’on appelle Hvergelmir. De lui s’écoulent les fleuves qu’on appelle Svöl, Gunnþrá, Fjörm, Fimbulþul, Slíðr et Hríð, Sylgr et Ylgr, Víð, Leiptr, Gjöll – proche des grilles-de-Hel. »

Le Niflheimr « Monde-de-brume » deviendra la demeure de Hel, gardienne des morts. Les onze fleuves primordiaux forment ensemble les Élivágar « Vagues-tumultueuses ». Cette douzième entité est parfois appelée Océan primordial. Alföðr « Père-de-tous », porteur de onze autres noms, les a tous précédés (Gylfaginning, chap. 3). Le nombre des fleuves Élivágar ET des noms d’Alföðr crée un lien entre eux.

Hvergelmir est l’une des trois sources de l’arbre du monde (Yggdrasill), avec Urðarbrunnr« source-d’Urðr » et Mímisbrunnr « source-de Mímir ». Au lieu de contenir le mot brunnr « source » dans son nom, il contient le mot hverr « chaudron, bouilloire » (ou « source chaude », telle les geysers islandais). Il est aussi beaucoup plus vieux que les sources ET que l’arbre.

Hvergelmir se traduirait par « Chaudron-rugissant ». Toutefois, gelmir n’a pas de traduction sûre. Le mot pourrait aussi dériver du paronyme gemlir « (le) vieillard », un heiti de l’aigle. Hvergelmir pourrait donc être aussi le « Chaudron-de-l’aigle » [1].

Le Muspell et Surtr, son gardien

Gylfaginning (chap. 4, suite et fin) :

Alors Þriði dit : « Il y eut pourtant, d’abord, ce monde situé au sud qu’on appelle Muspell. Il est lumineux et chaud. Cette région est brûlante et flamboyante, infranchissable aux étrangers et à ceux qui n’y ont pas leurs domaines ancestraux inaliénables. Celui qu’on nomme Surtr est assis au bord de cette terre pour la défendre. Il a une épée flamboyante et, à la fin du monde, il ira guerroyer, vaincra tous les dieux et incendiera le monde entier. Ainsi qu’il est dit dans la Völuspá : [str. 52]. »

Surtr « Noirci » est le premier personnage rencontré (à part un Père-de-tous aux douze noms).

Le Ginnungagap, berceau d’Ymir

Gylfaginning (chap. 5) :

Gangleri demanda : «  Comment était-ce avant que n’apparaissent les familles, ou que le nombre de gens ne croisse ? »
Hár dit alors : « Quand les fleuves, qu’on appelle Élivágar, furent arrivés si loin de leur source que le ferment venimeux qui s’y mêlait durcit – comme la scorie qui coule du feu –, ils se changèrent alors en glace. Et quand la glace s’arrêta et ne bougea plus, alors la vapeur qui s’élevait du venin gela en givre. Les couches de glace l’une au-dessus de l’autre grossirent dans le Ginnungagap. »

Noter les mots comme « ferment », qui renvoie à la bière ou à l’hydromel, ou « scorie », qui renvoie à la forge. Le Ginnungagap « abîme-béant » est l’espace vide originel. Il convoie aussi l’idée d’une bouche béante (gin « bouche ») pleine d’illusions magiques (ginna « duper, allécher par de fausses promesses ») et d’extravagances (ginnungr « fou, bouffon »). En bref, de ce creuset archaïque ne peut sortir que quelque chose ou quelqu’un dans lequel il ne faut pas croire. Nous sommes prévenus. Le Ginnungagap est un fourre-tout de croyances obsolètes (autrement dit, d’illusions), mais c’est aussi une marmite – ou une matrice – de création et de transformation.

La naissance d’Ymir

Gylfaginning (chap. 5, suite) :

JáfnHár dit alors : « La partie du Ginnungagap qui faisait face au nord, s’alourdit d’une masse de glace et de givre, pleine de vapeur et de vent. Mais la partie du Ginnungagap qui faisait face au sud s’allégea des étincelles et des flammèches qui s’envolèrent du Muspelheimr. »
Et Þriði dit : « Tandis que le froid s’exhalait du Niflheimr, et toutes sortes de choses effroyables, tout ce qui était proche du Muspell devint chaud et lumineux, tandis que le Ginnungagap était aussi doux que l’air sans vent. Et quand le givre rencontra le courant d’air chaud, il fondit alors et dégoutta, et de ces gouttes dégoulinantes, grâce à la puissance créatrice de ce qui envoyait la chaleur, il émana la vie. Il en émergea une forme humaine, et son nom était Ymir. Mais les géants-du-givre l’appellent Aurgelmir et de là vient la famille des géants-du givre, ainsi qu’il est dit dans la Völuspá inn skamma [Hyndluljóð, str. 33].
Mais ici le géant Vafþrúðnir dit aussi : [Vafþrúðnismál, str. 31]. »

Aurgelmir (alias Ymir) et toute sa famille sont évoqués dans les Vafþrúðnismál (str. 28 à 35). Le Muspell devient ici le Muspelheimr « Monde de Muspell ».

Vie et mort d’Ymir

Ymir et toute sa descendance depuis la création du monde. Les cases grisées indiquent la lignée d’Óðinn ; celles en pointillés, des incertitudes. Les flèches en pointillés renvoient à la mère nourricière de tous. Noter que la femme est quasiment exclue de la création du monde

Les enfants d’Ymir

Gylfaginning (chap. 5, suite et fin) :

Gangleri demanda alors : « Comment les familles s’accrurent-elles à partir de lui, ou qu’arriva-t-il donc pour que les humains se multiplient ? Et tiens-tu pour un dieu celui dont tu parles à présent ? »
Hár répondit alors : « En aucun cas nous ne le reconnaissons pour dieu. Il était mauvais et toute sa famille avec, que nous appelons les géants-du-givre. Maintenant, on dit que, pendant qu’il dormait, il eut une suée. Alors grandit sous son bras gauche un homme et une femme, et l’un de ses pieds conçut un fils avec l’autre. De là vient sa descendance. Ce sont les géants-du-givre. Le vieux géant-du-givre, lui, nous l’appelons Ymir. »

Ymir a donc deux séries d’enfants :

Pour des experts (depuis Barent Sijmons et Hugo Gering en 1927), Mímir serait justement le « fameux fils de Bölþorn ».

Par ailleurs, la lignée archaïque des géants-du-givre pourrait aussi se traduire par :

La vache primordiale, Búri et Borr, Óðinn et ses frères

Gylfaginning (chap. 6) :

Alors Gangleri dit : « Où habitait Ymir, ou de quoi vivait-il ? »
Hár dit : « Aussitôt que la glace goutta, en sortit la vache qu’on appelle Auðhumla. Quatre fleuves de lait jaillirent de ses pis et elle en nourrit Ymir. »
Alors Gangleri demanda : « De quoi se nourrissait la vache ? »
Hár dit : « Elle léchait les blocs de glace salée. Le premier jour qu’elle lécha les pierres, en sortit les cheveux d’un homme ; le jour suivant, la tête ; le troisième, un homme complet. Son nom était Búri. Il était beau, grand et puissant. Il eut un fils appelé Borr. Celui-ci épousa une femme appelée Bestla, fille du géant Bölþorn. Ils eurent trois fils : l’un était Óðinn ; un autre, Vili ; le troisième, Vé. Et c’est ma croyance que cet Óðinn et ses frères doivent être les maîtres du ciel et de la terre. […] »

Auðhumla est généralement traduit par « Richesse-sans-cornes ». En tout cas, son nom contient la richesse (auðr). Comme elle nourrit Ymir des fleuves de ses pis et lèche la glace salée (la mer gelée ?), je dirais qu’il s’agit du soleil, de sa chaleur et de ses rayons lumineux qui font fondre la glace. Sa richesse sans cornes s’opposerait dès lors à la lune cornue.

La mort d’Ymir

Gylfaginning (chap. 7) :

Alors Gangleri dit : « Comment s’entendirent-ils ensuite, et qui des deux étaient les plus puissants ? »
Hár répondit : « Les fils de Borr tuèrent le géant Ymir. Mais quand il tomba, il jaillit tant de sang de ses blessures qu’en fut noyée toute la famille des géants-du-givre, sauf celui qui s’échappa avec toute sa maisonnée. C’est celui que les géants nomment Bergelmir. Il monta dans son lúðr avec sa femme et la plupart d’entre eux. D’eux descendent les familles des géants-du-givre, comme il est dit ici : [Vafþrúðnismál, str. 35]. »

Un lúðr serait un coffre en bois pour stocker la farine, voire un moulin, ou bien une corne musicale. En tant que moulin, il ferait de Bergelmir la graine écrasée sous la meule pour créer le breuvage sacré. Le fait qu’il vogue sur une mer de sang rappelle que l’hydromel fut concocté à partir du sang du sage Kvasir, mélangé à du miel.

Retour d’Ymir dans le Ginnungagap et re-création du monde

Gylfaginning (chap. 8, début) :

Alors Gangleri demanda : « Comment s’élevèrent les fils de Borr, si tu les tiens pour des dieux ? »
Hár dit : « Il n’y a pas peu à en dire. Ils prirent Ymir et le portèrent au milieu du Ginnungagap. […] »

Ils firent alors du corps d’Ymir la matière du monde.

Ymir magicien

Ymir se joint à la liste des ancêtres de trois catégories de magiciens (Hyndluljóð, str. 33). C’est une célébrité parmi trois inconnus. Il a l’air d’une anomalie… sauf s’il était lui-même magicien, c’est-à-dire savant en toutes choses.


Notes

[1] Selon Maria Kvilhaug, qui se réfère au Norrøn Ordbok (dictionnaire de vieux norrois en norvégien).

[2] Les Finnar sont les ancêtres des Saames et des Finlandais (au moins en partie pour ces derniers). Les Saames étaient appelés Lapons par les Scandinaves. Ce mot était plus ou moins discriminatoire. Saames est le nom que ces peuples se donnent dans leur langue. Il a été officialisé il y a plusieurs décennies par les États scandinaves.