Hrafnagaldur Óðins « Le chant des corbeaux d’Óðinn »

La déesse Iðunn tombe de l’arbre du monde lors d’une tempête
2 corbeaux perchés sur des fils électriques

Nouvelle traduction intégrale d’un poème préservé dans des manuscrits sur papier du xviie siècle (au plus tôt), aussi intitulé
Forspjallsljóð « Chant-prélude »

La date de composition de ce poème est controversée. Pour Annette Lassen (2011), il serait du xviie siècle. Un érudit islandais l’aurait composé peu après la découverte du manuscrit de l’Edda poétique.

Au xixe siècle, le linguiste norvégien Sophus Bugge ↗ suggéra que le Chant des corbeaux d’Óðinn avait été composé en prélude aux Rêves de Baldr à l’introduction abrupte. Il l’a cependant exclu du corpus eddique. Il est donc absent des éditions modernes de l’Edda poétique. Si les linguistes récusent son authenticité, le débat n’est pas clos sur sa validité. En définitive, l’auteur anonyme de ce poème, peut-être moins faux qu’il n’y paraît, s’inscrit dans la lignée d’un Snorri Sturluson. Celui-ci rédigea son Edda en prose au xiiie siècle – deux siècles après la fin officielle du paganisme.

Je me dois de préciser que ma traduction – donc mon interprétation – s’écarte radicalement de toutes les autres. Cette différence se joue sur un mot (le verbe du 1er vers de la str. 2). Je m’en explique dans mes Commentaires.

Lien vers le texte en langue originale heimskringla.no ↗

  1. Père-de-tous [1] agit,
    Les alfes discernent,
    Les vanes savent,
    Révèlent les nornes,
    Enfante l’íviðja [2],
    Endurent les humains,
    Patientent les géants,
    Espèrent les valkyries.
  2. Les ases ourdirent
    Toute l’intrigue :
    Des esprits jetaient
    La confusion avec des runes.
    Óðrerir [3] dut
    Veiller sur Urðr,
    Ne put la protéger
    Du plus fort de l’hiver (Þorra [4]).
  3. Alors Hugr [5] tournoie,
    Fouille les cieux ;
    Les gens redoutent
    Ruine s’il tarde ;
    La pensée de Þráinn
    Est un rêve pesant ;
    La pensée de Dáinn,
    Un rêve perfide [6].
  4. Les forces avec les nains
    S’affaiblissent ;
    Les mondes sombrent
    Vers le noir trompeur [7] ;
    Souvent Alsviðr
    Tombe d’en haut ;
    Souvent ceux tombés,
    Il ramasse à nouveau.
  5. Plus ne tiennent
    Terre ni soleil,
    Par l’air vicié
    Ne cesse le courant ;
    Se cache dans l’illustre
    Source de Mímir
    Le savoir réel.
    En savez-vous assez – ou quoi ? [8]
  6. Dans les vallées se fixe
    La dise curieuse,
    D’Yggdrasill
    Le frêne tombée ;
    D’alfique famille,
    Iðunn s’appelait
    La plus jeune enfant
    Des aînés d’Ívaldi [9].
  7. Lui déplut
    La descente
    Dessous l’arbre-dur
    Réduit à rondin (ou à gibet) ;
    Prisa peu les abris
    Des fils de Nörvi [10],
    Habituée chez elle
    À plus plaisants logis.
  8. Les dieux-victorieux voient
    Le chagrin de Nauma (ou Nanna) [11]
    Près du logis du coursier.
    Une peau de loup lui ont donné,
    Elle s’en vêtit,
    Changea d’humeur,
    Usa de ruse,
    Changea de forme.
  9. Viðrir [12] désigna
    Le gardien du Bifröst [13]
    Pour [aller] demander
    À la porte du soleil de Gjöll [14]
    Si elle savait
    Quoi que ce fût du monde ;
    Bragi et Loptr [15]
    Rendraient sentence.
  10. Chants magiques chantent,
    Bâtons magiques montent
    Rögnir et Reginn [16]
    Contre la demeure du monde ;
    Óðinn écoute
    Sur le Hliðskjálf ;
    Laisse la route être
    Un long voyage.
  11. Le sage interrogea
    La serveuse de breuvages [17]
    Sur la naissance des dieux
    Et leurs destinations ;
    De Hlýrnir, de Hel [18],
    Du monde, si elle savait
    La date de la mort, l’âge,
    La fin.
  12. Elle ne dit sa pensée,
    Ni ne put agencer
    Des mots de sorcières,
    Ni ne bavarda gaiment ;
    Des larmes dégouttaient
    Des boucliers du crâne [19] ;
    Les manteaux d’énergie [20]
    De nouveau rougirent.
  13. Comme vient de l’est des Élivágar [21]
    Une épine du champ
    D’un géant de givre-glacé
    Avec laquelle Dáinn pique
    Tous les gens
    Du grand Miðgarðr
    Chaque nuit [22].
  14. La vigueur baisse alors
    Des bras transis,
    Un vertige tourne
    L’épée de l’ase blanc [23] ;
    La torpeur se répand
    Dans le vent des dames [24] ;
    Son bercement calme la compagnie
    Complètement.
  15. De même, les dieux présents
    Pensèrent Jórunn [25]
    Plongée dans la peine
    Quand ils ne reçurent pas de réponse ;
    Plus ils insistèrent
    Devant ses refus,
    Moins leur discours
    Avait d’effet.
  16. L’initiateur
    De l’interrogatoire,
    Gardien de la Gjallarhorn
    De Herjan,
    Se remit en route ;
    Lui tenait compagnie
    Le parent de Nál ;
    Le poète de Grímnir
    Prit soin du sol [26].
  17. Vingólf [27] atteignirent
    Les hommes de Víðarr [28] ;
    Les fils de Fornjótr [29]
    Les y transportèrent tous deux ;
    Ils entrèrent,
    Saluèrent aussitôt
    Les ases
    À la joyeuse
    Orgie-de-bière d’Yggr [30].
  18. Santé souhaitèrent au
    Dieu-des-Pendus [31],
    Le plus chanceux des ases,
    Sur le haut-siège
    Et le moût [de la bière],
    Qu’il règne à la fois ;
    Les délices des libations,
    Que les dieux assis
    Avec le Sage-terrifiant
    En jouissent à jamais.
  19. Assis sur les bancs
    Aux ordres de Bölverkr [32],
    La troupe des puissances se repaissait
    Du profitable Sæhrímnir [33] ;
    Skögul [34] servait
    L'hydromel des libations
    De la cuve de Hnikar [35]
    Dans les cornes.
  20. Beaucoup fut demandé
    Pendant le banquet
    À Heimdallr par les hauts dieux,
    À Loki par les prêtresses,
    Si la femme avait prononcé
    Prophéties ou paroles de sagesse,
    [Depuis] l’après midi
    Jusqu’à ce que tombe le soir.
  21. Ils dirent qu’a
    Mal tourné
    Leur course vaine
    De peu d’éclat ;
    Il serait
    Dur d’avoir
    De la dame
    Une réponse.
  22. Ómir [36] rétorque,
    Tous écoutent,
    « La nuit porte
    Conseils neufs
    Jusqu’au matin
    À qui travaille
    À préparer
    La gloire des ases ».
  23. Court dans les courants
    Des plaines de Rindr
    Le cellier de la nourriture
    Épuisée du loup [37].
    Les dieux quittèrent
    La fête et saluèrent
    Hroptr et Frigg
    Comme s’élevait Hrímfaxi [38].
  24. À la porte décorée,
    Le fils de Dellingr
    Fouettait en avant l’étalon
    Aux gemmes étincelantes ;
    Au-dessus du Monde-des-humains,
    La crinière du cheval luit ;
    Le destrier menait le jouet de Dvalinn,
    Dans un chariot [39].
  25. Au bord le plus au nord
    De Jörmungrundr [40],
    Sous la plus lointaine racine
    De l’arbre-majeur,
    Allèrent au lit
    Femmes-trölls et ogres,
    Défunts, nains
    Et alfes-ténébreux.
  26. Les puissances se lèvent,
    Álfröðull accourt ;
    Au nord du Niflheimr
    Les ténèbres tombent ;
    Le fils d’Úlfrún,
    Soulève Argjöll,
    Régit le son de la corne
    À Himinbjörg [41].

Notes

[1] Père-de-tous est un titre d’Óðinn.

[2] L’íviðja est l’autre personnage au singulier de la liste. Assez étrangement, car le terme est rarissime. Au singulier, c’est un nom de femme-tröll, géante montée sur un loup (Þulur, Hyndluljóð, str. 48). Au pluriel, il désigne un groupe de neuf géantes qui entourent le Mjötviðr « Arbre-Mesureur de destin » (Völuspá, str. 2). Íviðja voudrait dire « celle dans l’arbre «. On peut se demander si elle ne désigne pas Iðunn, tombée d’un arbre (str. 6). Cela dit, Iðunn n’a pas d’enfants au sens strict, tout en étant vitale aux dieux.

[3] Óðrerir « Stimulateur-de-fureur » est stricto sensu le chaudron de l’hydromel. Il doit veiller sur Urðr, norne du Destin de la source d’Urðr. Celle-ci est l’une des trois sources de l’arbre du monde :

  • la source d’Urðr ;
  • la source de Mímir ;
  • Hvergelmir « Chaudron-bouillonnant ».

Óðinn a bu une gorgé d’hydromel de la source de Mímir. À cette occasion, il appelle celle-ci Óðrerir (Hávamál, str. 140). Tout porte à croire qu’Óðrerir est ici Mímir (nommé str. 5). Le savoir réel, ou vrai, se serait réfugié dans sa source. Celle-ci contenait les runes.

[4] L’hiver qui s’abat sur le monde est appelé Þorra. Þorri est le premier mois après les fêtes de Jól « Noël ». Personnage de plusieurs sagas, sa fille disparaît justement après Jól (telle Iðunn). Ses deux fils partent à sa recherche. Ils la retrouvent finalement mariée par amour à son ravisseur.

[5] Hugr « Pensée » est un esprit (vættr, tel ceux de la str. 2). Le hugr englobe aussi toute l’activité mentale. C’est, en quelque sorte, l’énergie psychique (consciente et inconsciente) qui pousse à agir et à réagir d’une manière plutôt qu’une autre, quelle que soit la situation. Régis Boyer l’associe au mana polynésien, ou au Grand Manitou amérindien. Il en fait une entité impersonnelle et universelle.

Ici, le hugr est personnifié. Le doute serait permis si Mímir n’apparaissait pas presque aussitôt (str. 5). En effet, Hugr et Mímir renvoient aux corbeaux Huginn et Muninn, auxquels le titre du poème fait référence. Hugr n’est peut-être pas (encore) Huginn, le corbeau d’Óðinn. Ce serait plutôt le corbeau d’Óðr, à considérer la terminaison de son nom.

[6] Þráinn « Obstiné » n’existe pas ailleurs. En revanche, Dáinn « Défunt » est le nain créateur de runes et un des quatre cerfs d’Yggdrasill. Ces deux nains dorment, puisqu’ils rêvent. Les rêves de Dáinn (que j’ai qualifiés de perfides pour l’allitération) sont (littéralement) « cachés, secrets ». Noter que le pire rêve de la mythologie est celui de Baldr. Cela dit, les rêves des nains peuvent cacher la transe magique du chaman.

[7] Le « noir trompeur » (ginnungs) se rattache au Ginnungagap, espace béant rempli de magie de la création du monde.

[8] La question posée sent la formule et sert de frontière. Elle signale la fin de l’introduction. Elle paraphrase un leitmotiv de la Völuspá, poème qui s’étend sur le Ragnarök. La catastrophe qui s’abat ici ressemble à cette guerre des dieux et des géants précédée d’un terrible hiver. Cependant, ce serait plutôt la guerre antérieure, celle des vanes et des ases, car Mímir y joua un rôle important.

Remarquer que la terre et le soleil (tous deux féminins et tous deux incarnés par diverses dames mythiques) ne tiennent plus. À la strophe suivante, Iðunn tombe de l’arbre du monde.

[9] Les fils d’Ívaldi « Pouvoir-de-l’if » (étymologie controversée) est le père des créateurs du bateau de Freyr, de la chevelure d’or de Sif et de la lance d’Oðinn. Ce sont des alfes-noirs, synonymes de nains. Ce seraient plutôt des alfes ici.

Noter qu’Ívaldi est nanti d’une progéniture double. On ne sait rien de ses cadets.

[10] Nörvi a pour fille Nótt, la « Nuit ».

[11] Nauma est Iðunn. Dans un manuscrit, Nauma est épelé Nanna. Celle-ci mourut de chagrin et accompagna son mari Baldr chez Hel. La situation présente d’Iðunn rappelle celle de Nanna.

Le logis du coursier est Yggdrasill « Coursier-du-Terrible ». L’arbre a été « réduit à rondin (ou à gibet) » à la strophe précédente. On ne sait pas d’où vient la peau de loup offerte à Iðunn. Or, le loup est AUSSI un coursier (de femme-tröll).

[12] Viðrir « Tempête » est un nom d’Óðinn. Le problème est que les ennuis du monde mythique sont justement provoqués par un dérèglement climatique.

[13] Kenningr : Heimdallr.

[14] Gjöll « Résonnant » est le fleuve souterrain qu’il faut traverser pour aller chez Hel. La porte (littéralement, le montant de la porte) est un heiti pour désigner une femme. La porte du soleil de Gjöll est donc Iðunn.

[15] Loptr « Air » est un nom de Loki. Bref, les émissaires d’Óðinn auprès d’Iðunn sont Heimdallr, Loki et Bragi.

[16] La deuxième paire de nains comprend Rögnir « Pouvoir » et Reginn « Puissant ». Ces nains entonnent un chant magique (galdr), tel celui des corbeaux du titre. Ils montent un bâton magique (gandr). Le galdr est capable d’attirer les esprits et de réveiller les morts. Le gandr permet des voyages inter-mondes, tel un balai de sorcière. Ce bâton est un élément de plusieurs kenningar avec le sens de « loup ».

À mon avis, les nains tentent de rétablir le calme en se battant contre le désordre climatique. Autrement dit, ils se battent contre la tempête provoquée par Óðinn (appelé Viðrir strophe précédente). Celui-ci épie de son siège panoramique qui voit dans tous les mondes. Il n’abat pas le vent. La route de son ambassade est donc longue.

[17] Le sage est Heimdallr. La serveuse de breuvages (la femme) est Iðunn.

[18] Hlýrnir est un nom du ciel (Skáldskaparmál, chap. 55). Hel, gardienne des morts, incarne la terre froide et souterraine. En somme, on peut les remplacer par : le ciel et la terre. Ils rappellent Urðr et Mímir (str 2), puisque Mímir est AUSSI un nom du ciel (Skáldskaparmál, chap. 55).

[19] Kenningr : les yeux.

[20] Kenningr : les paupières.

[21] Les Élivágar « Vagues-tumultueuses » sont les fleuves primordiaux, dont l’intrusion dans le Ginnungagap a déclenché la création du monde.

[22] Le sommeil. Cette épine existe. Elle s’appelle Svafþorinn « Épine-de-sommeil ». En principe, elle est aux mains d’Óðinn.

[23] L’épée de l’ase blanc est une kenningr qui désigne la tête de Heimdallr. La tête de Heimdallr lui tourne, comme les étoiles dans le ciel nocturne.

[24] Kenningr : l’esprit.

[25] Jórunn est Iðunn.

[26] Le gardien de la Gjallarhorn est Heimdallr. Herjan « Chef des armées » est un nom d’Óðinn. Le parent de Nál est Loki. Le poète de Grímnir « (le) Masqué », alias Óðinn, est Bragi. Le sol est la terre et désigne Iðunn.

[27] Vingólf « Pavillon amical » (parmi plusieurs traductions possibles) est la halle des déesses. C’est ici un synonyme de la Valhalle.

[28] Les hommes de Víðarr désignent ici Heimdallr et Loki. Víðarr tua le loup Fenrir pour venger son père, Óðinn (auquel il sert de heiti ici). Je rappelle qu’une peau de loup a été remise à Iðunn (str. 8).

[29] Les fils du géant Fornjótr sont le vent, la mer et le feu.

[30] Yggr « (le) Terrible » est un nom d’Óðinn. Il renvoie à Yggdrasill, l’arbre du monde.

[31] Le Dieu-des-pendus et le Sage-terrifiant (plus bas) sont des noms d’Óðinn.

[32] Bölverkr « (le) Malfaisant » est un nom d’Óðinn.

[33] Sæhrímnir est le sanglier qui nourrit les guerriers-occis de la Valhalle. Sa mention à des hôtes d’un banquet des ases affirme la fonction guerrière des ases. Elle insinue que la tempête qui a eu lieu n’était pas seulement climatique. C’était aussi une guerre – que les ases ont, à mon avis, déclenchée.

[34] Skögul est une valkyrie.

[35] Hnikar « Fauteur-de-batailles » est un nom d’Óðinn. Il renvoie à Óðrerir (str. 2).

[36] Ómi « Vociférateur » est un nom d’Óðinn.

[37] Rindr est la terre violée par Óðinn pour engendrer Váli, vengeur de Baldr. Les plaines de Rindr, logée dans les halles-de-l’Ouest, où se couche le soleil, sont sans doute souterraines ou sous-marines. La nourriture du loup est une kenningr pour désigner le soleil. Celui-ci est poursuivi par un loup qui l’avale chaque hiver (nuit polaire), voire chaque soir. Le cellier-de-la-nourriture du loup est donc une kenningr désignant le ciel.

[38] Hrímfaxi « Crinière-de-givre « est le cheval de la Nuit. De sa crinière dégoutte la rosée matinale.

[39] Dellingr « Brillance » est l’époux de la Nuit et le père du Jour. De lui descendent les Döglingar (de dögg « rosée »). Les gemmes étincelantes du cheval du Jour, Skinfaxi « Crinière-brillante » sont soit les gouttes de rosée, soit les rayons du soleil. Le jouet de Dvalinn (kenningr) désigne Freyja, conductrice de chariot. Ici, il s’agit du soleil. La porte décorée est l’Est de l’horizon illuminée par le point du jour. Le nom de Dvalinn (« Retardé »), à nouveau cité indique que Hugr arriva trop tard…

[40] Jörmungrundr « Grand-Territoire » est un heiti désignant la terre. Au nord est le Niflheimr, domaine de Hel. Toutes les créatures vouées à la nuit vont se coucher.

[41] Álfröðull « Orbe-de-l’alfe » est le soleil. Úlfrún « Rune ou Secret-du-loup » est une des neuf mères de Heimdallr. Je rappelle que le soleil a été avalé par un loup au Ragnarök. Heimdallr habite Himinbjörg « Rocs-du-ciel ». Il claironne le lever du soleil (ou son retour) avec sa corne. La Gjallarhorn « Corne-résonante » est appelée ici Argjöll « Fleuve-résonnant ». De fait, un fleuve coule de la Gjallarhorn.


Commentaires

Je n’ai pas (du tout) suivi la traduction – donc l’interprétation d’ensemble – que j’ai pu lire (par l’universitaire Annette Lassen et par Eysteinn Björnsson et William P. Reaves notamment).

Tout se joue sur un mot, le verbe de la deuxième strophe (ætlun) et de l’acception qu’on lui donne. Il en a deux : « penser, supposer » ou « planifier ». Au contraire des autres traducteurs, j’ai choisi la seconde… Les ases « ourdissent » et non plus « devinent ». Ils SONT responsables de la tempête qui ravage le monde et l’arbre qui le représente. Au reste, ce bouleversement climatique camoufle sans nul doute une guerre. Au Ragnarök, il la précède (Gylfaginning, str. 51)… ou est son synonyme, appelé Fimbulvetr « Hiver-formidable » (Vafþrúðnismál, str. 44).

Le Père-de-tous

Père-de-tous (str. 1) est un nom, ou plutôt un titre d’Óðinn – en principe. Óðinn n’est cité qu’une seule fois par son nom (str. 10). Ses autres noms mentionnés sont assez déplaisants, sauf le dernier. Ils sont aussi révélateurs :

  • Viðrir « Tempête » (str. 9) ;
  • Herjan « Chef-des-armées et Grímnir « (le) Masqué » (str. 16) ;
  • Yggr « (le) Terrible » (str. 17) ;
  • Hangatýr « Dieu-des-pendus » (str. 18) ;
  • Bölverkr « (le) Malfaisant » (str. 19) ;
  • Ómi « Vociférateur » (str. 22) ;
  • Hroptr « Lieur » (str. 23).

Père-de-tous, premier nom cité, renvoie à Lieur, le dernier. Pour moi, cependant, Père-de-tous a changé et Óðinn l’a remplacé, grâce au succès de son ambassade – après sa victoire guerrière. Óðinn favorise les conflits, notamment armés (son nom de Herjan en témoigne), mais c’est aussi un magicien capable de soulever des tempêtes (son nom de Viðrir le prouve).

Le Père-de-tous initial

La liste introductive commence avec un Père-de-tous (str. 1). C’est le seul personnage au singulier avec l’íviðja… qui enfante. Le labeur de PÈRE-de-tous est donc de (pro)créer, comme son titre l’indique. Ce faisant, il lie une famille ensemble. L’íviðja est donc une mère de tous potentielle.

Ce Père-de-tous est, de mon point de vue, ce qui reste du loup – sa peau, offerte par les dieux à une Iðunn éplorée (str. 8). Il régentait l’arbre réduit à rondin ou gibet (str. 7). Noter qu’un loup pend justement à l’arbre de la Valhalle (maison d’Óðinn). Noter aussi que les femmes mythiques, telles Frigg et Freyja, ne pleurent que la mort ou l’absence d’un fils ou d’un mari.

Le titre

Ni le titre de Chant des corbeaux d’Óðinn, ni le sous-titre de Chant-Prélude ne semblent convenir au poème. Les corbeaux d’Óðinn n’y interviennent pas. Du moins, pas en tant que tels. Leur mission quotidienne est de parcourir le monde pour en rapporter les nouvelles à leur maître. Or donc, les émissaires d’Óðinn sont, à mon avis, leurs parfaits substituts :

  • ils font un long voyage pour aller – justement – s’enquérir de nouvelles ;
  • ils vont sous terre, chez les morts… comme des corbeaux charognards ;
  • ils retournent colporter les dernières nouvelles à Óðinn.

Noter que seuls Heimdallr et Loki rentrent à la Valhalle. Ce SONT les (substituts des) deux corbeaux d’Óðinn. Leur troisième compagnon a donc un autre rôle dès le départ.

Noter aussi que Hugr « Pensée » (str. 3) et Mímir « Mémoire » (str. 5) sont des rappels discrets de Huginn et Muninn (respectivement , « Pensée » et « Mémoire » – littéralement « Souvenir »), les corbeaux à plumes d’Óðinn.

Le sous-titre suggère que le poème se veut un prologue à l’Edda poétique. Il renverrait alors à des événements ANTÉRIEURS à ceux de la Völuspá, le poème introductif de l’Edda. Le fait est qu’il évoque une íviðja (str. 1) tandis que la Völuspá, str. 2 évoque neuf íviðjur.

Ragnarök ?

Parce que Heimdallr souffle dans sa corne à la dernière strophe, les commentateurs pensent que le poème se déroule, ou se termine, juste avant le Ragnarök. Je suis sceptique. Si tel était le cas, Óðinn n’aurait pas envoyé le gardien du Bifröst (et des dieux contre les géants) en ballade – et encore moins Loki (allié aux géants contre les dieux au Ragnarök). Cela n’expliquerait pas que Bragi, dieu de la poésie, donc de l’éloquence, ET mari d’Iðunn, reste auprès de la dame. Enfin, avant le Ragnarök, c’est Óðinn lui-même qui descend dans les bas-fonds mythiques pour consulter une dame (Baldrs draumar).

Que le poème reprenne le déroulement des événements qui conduisent au Ragnarök est, en revanche, certain. Noter que le prélude ou prétexte du Ragnarök est la mort de Baldr. Celui-ci est surnommé hróðrbarm « arbre-glorieux » (Baldrs draumar, str. 9), tandis que l’arbre d’Iðunn est appelé hardbaðms « arbre-dur » (str. 7).

Le temps du mythe est avant tout cyclique. Il est comme les saisons qui se renouvellent sans cesse – sauf en cas de catastrophe climatique, qui retarde le retour du printemps. Le Ragnarök est donc précédé de l’Hiver-Formidable, et même appelé Hiver-Formidable.

Iðunn

La dame visitée dans les bas-fonds a été identifiée à diverses dames (Wikipedia ↗ en anglais, Hrafnagaldur Óðins) :

  • Iðunn, par le Norvégien Sophus Bugge (1867) ;
  • Hel, par l’Allemand Emil Doepler (1881) ;
  • Urðr, par le Suédois Viktor Rydberg ↗ (1889).

Il est bien précisé qu’Iðunn (appelée Nauma ou Nanna pour l’occasion) change de personnalité et d’apparence après sa chute (str. 8). Elle aurait pu incarner une autre dame mythique, telle Urðr ou Hel. De fait, Urðr loge à Urðarbrunnr « source d’Urðr », et Iðunn, à Brunnakr « Champ ou Moisson de la source » (Skáldskaparmál, chap. 22). Ce sont les seules femmes mythiques dont le domicile contient le mot « source ». Leurs affinités s’arrêtent à peu près là (quoique toutes les femmes mythiques soient des auxiliaires du Destin). La femme avec laquelle Iðunn aurait le plus de résonance dans la situation présente serait efffectivement Nanna. À la mort de Baldr, celle-ci se jette de chagrin et de plein gré dans son bûcher funéraire et se retrouve chez Hel. Là encore, leurs affinités s’arrêtent là.

Iðunn, gardienne de pommes, tombe de l’arbre du monde (str. 6) et, en prime, enfile une peau de loup (str. 8). Cela en fait plutôt une sérieuse candidate à l’íviðja (str. 1). La tempête a pu la faire choir – ou une guerre. En tout cas, Iðunn prend une dégaine de femme-tröll. Entre parenthèses, deux strophes scaldiques de BRAGI Boddason (le premier scalde connu) ont été préservées (Skáldskaparmál, chap. 53). Le poète y rencontre une femme-tröll tard le soir dans une forêt. Chacun se présente en expliquant ce qu’est une femme tröll et un scalde. Le contexte est différent, mais pourrait avoir inspiré l’auteur de notre poème. On pourrait même en faire le départ de la première conversation entre Iðunn et le dieu Bragi resté la nuit auprès d’elle.

L’ambassade d’Óðinn n’est qu’un prétexte. Heimdallr et Loki pensent avoir échoué. Óðinn n’est pas de cet avis, car la nuit porte conseil… C’est que Bragi est resté avec Iðunn. Il est censé être son mari. Je pense plutôt qu’il s’apprête à le devenir. Si tel était le cas, c’était le véritable but de l’ambassade d’Óðinn : courtiser Iðunn et la ramener sur terre – plutôt au ciel, chez les ases. Iðunn est appelée dise, et dite de famille alfique (str. 6). À aucun moment elle n’est qualifiée de déesse. Peut-être ne l’est-elle pas encore. Mon hypothèse est, en quelque sorte, corroborée par l’accusation de Loki contre Iðunn (Lokasenna, str. 17). Celle-ci aurait enlacé le meurtrier de son frère. L’ase Bragi a forcément participé à la mort du loup dont les ases donnent la peau à Iðunn.

Au matin, le final est éblouissant. Álfröðull « Orbe-de-l’alfe » (le soleil) éclaire le monde tandis que la nuit tombe au Niflheimr « Monde-de-brume », chez Hel. Qu’elle soit Iðunn « de famille alfique » rentrée de son séjour chez les morts est laissé à l’appréciation du lecteur. À mon avis, la nuit passée avec Bragi a été fructueuse. Óðinn avait de bonnes raisons de rester confiant, malgré le fiasco apparent de son ambassade.

Un nouveau jour se lève, plein de promesse. Cela étant, ce n’est pas Bragi qui accompagne Álfröðull, mais Heimdallr. Parmi ses neuf mères, une seule est citée entre toutes : Úlfrún « Rune ou Secret-du-loup », qui renvoie à la peau du loup et, partant, à l’ancien Père-de-tous. Toujours est-il que la corne de Heimdallr sonne l’aube, telle un coq. L’évocation de la Gjallarhorn refroidit quelque peu l’atmosphère. Elle rappelle que chaque aube qui passe rapproche un peu plus du Ragnarök. Cependant, selon la perspective qu’on choisit (le camp des dieux, ou celui des géants), le Ragnarök sonne aussi la revanche des géants sur les ases, et sur Óðinn en particulier. Alors, le dieu Baldr reviendra.