Les mondes mythiques
Représenter l’univers mythique à partir des textes est… impossible. Telle est la conclusion des experts. Il est aussi possible qu’un univers mythique fini et fixe n’ait jamais existé dans l’esprit des Vikings. On peut tout de même en montrer quelques aspects.
Les enclos (garðar)
Conventionnellement, le monde mythique forme trois cercles concentriques (ou étagés), ou enclos. Admettons, même si le dernier est peu attesté dans les textes. On a ainsi :
- L’Ásgarðr « Enclos-de-l’ase ». Y habitent les dieux (ases et vanes) et les alfes.
- Le pont Bifröst permet d’aller de l’Ásgarðr au Miðgarðr.
- Le Miðgarðr « Enclos-du-milieu ». Y vivent les humains. Il s’agit donc de la Terre. Les dieux y habitent aussi parce que l’Ásgarðr est installé au centre du Miðgarðr. Cela étant, si les dieux sont devenus célestes (ont émigré au ciel), les dieux primitifs étaient terrestres et résidaient sur (et sous ?) terre. Tous ne sont pas partis apparemment.
- Le serpent du Miðgarðr entoure le Miðgarðr comme une palissade.
- L’Útgarðr « Enclos-du-dehors ». Le terme désigne, à proprement parler, le fort du géant ÚtgarðaLoki (Gylfaginning, chap. 45). Le géant Geirröðr vit, de même, au Geirröðargarðr (Skáldskaparmál, chap. 18). Le mot Útgarðr a sans doute été repris par des érudits ultérieurs. Il a alors pris le sens de « monde des géants », sur le modèle de l’Ásgarðr et du Miðgarðr. Dans le corpus mythique, les géants sont confinés au(x) Jötunheim(a)r.
Tous gravitent autour de l’arbre du monde Yggdrasill, comme un axe.
Les mondes ou maisons (heimar)
Heimr (pl. heimar) a le double sens de « maison » et « monde ». En suffixe, il est associé à des noms de personnes. Ou plutôt d’habitants. On a ainsi :
- Goðheimr « Monde-du-dieu » (attesté dans l’Ynglinga saga, chap. 9, 10 et 15 et le poème scaldique Sonatorrek, str. 20) ;
- Ásaheimr « Monde-des-ases » (attesté dans l’Ynglinga saga, chap. 2) ;
- Vanaheimr « Monde-des-vanes » ;
- Mannheimr « Monde-de-l’homme » ;
- Álfheimr « Monde-de-l’alfe » ;
- Svartálfaheimr « Monde-des-alfes-noirs » ;
- Jötunheim(a)r « Monde(s)-du-géant ».
Il y a quelques exceptions :
- Muspellsheimr « Monde-de-Muspell », aussi appelé Muspell. C’est l’espace originel du feu (ou un personnage).
- Niflheimr « Monde-de-brume », aussi appelé Niflhel, voire Hel. C’est l’espace originel de la brume, aménagé en domaine des morts.
- Glaðsheimr « Monde-joyeux ». C’est le terrain sur lequel est bâti la Valhalle d’Óðinn.
- Þrymheimr « Monde-du-fracas (de tonnerre) », ancienne propriété du géant Þjazi. Sa fille, la déesse Skaði en hérita.
- Þrúðheimr « Monde-de-la-force », propriété de Þórr.
➼ Noter que Heimdallr contient heimr en préfixe dans son nom.
Óðinn a attribué neuf mondes à Hel sur les douze existants (Gylfaginning, chap. 34). Trois mondes ne seraient donc pas soumis à la mort. Le nombre est sacré par excellence. Toutefois, nulle part ne sont listés les neuf (ou douze) mondes dans le corpus mythique.
Mondes de femmes
Deux femmes disposent d’un monde explicite :
- Skaði, de Þrymheimr ;
- Hel, gardienne (d’une partie) des morts, du Niflheimr (ou Niflhel).
Hel habite un lieu qui porte son nom. La norne Urðr d’Urðarbrunnr « Source-d’Urðr » partage ce privilège.
Les forêts (viðrir)
Des femmes surnaturelles habitent des forêts :
- Járnviðr « Forêt-de-fer ». Les femmes-trölls y vivent avec leur loup.
- Myrkviðr « Forêt-ténébreuse ». Les femmes-cygnes y sont originaires (Völundarkviða, str. 3)… mais Myrkviða est le nom d’une femme-tröll (Þulur).
Le monde mythique selon Snorri Sturluson
Création du ciel et de la Terre – Le premier couple humain
Un Père-de-tous forge le ciel et la terre, c’est-à-dire le premier couple mythique. Il poursuit sa création par l’humain, c’est-à-dire le premier couple biblique. Le Père-de-tous renvoie au dieu chrétien, mais ses douze noms renvoient à Óðinn. Le nombre douze renvoie, in fine, aux douze dieux païens. Le syncrétisme semble total… mais se lézarde vite (Gylfaginning, chap. 3) :
Gangleri commença ainsi l’entretien : « Qui est le plus éminent ou le plus ancien de tous les dieux ? »
Hár « Haut » répondit : « On l’appelle Alföðr « Père-de-tous » dans notre langue, mais dans le vieil Ásgarðr, il avait douze noms […]. »
Gangleri s’enquit alors : « Où est ce dieu, quel est son pouvoir, ou quels hauts faits a-t-il accomplis ? »
Hár répondit : « Il vit de tout temps, gouverne son royaume et dirige toutes choses, grandes et petites ».
Jafnhár « Également-Haut » dit alors : « Il a fait le ciel et la terre, et l’air, et tout ce qui s’y trouve. »
Þriði « Troisième » dit alors : « Ce qu’il fit pourtant de plus grand est l’humain, auquel il donna un esprit qui vivra et jamais ne périra, même quand le corps pourrit en terre, ou brûle en cendres. Alors tous les hommes justes seront près de lui en ce lieu appelé Gimlé ou Vingólf, mais les mauvais iront à Hel et, de là, au Niflhel tout en bas, dans le neuvième monde ».
Ce premier tableau cosmogonique de Snorri a un faux air de Genèse. Il est faux car ce n’est pas le vrai commencement du monde mythique (raconté aux chap. 4 à 7 avec Ymir). Cette teinte chrétienne s’affirme avec Gimlé « Abri-des-flammes », un anti-enfer en soi. Dans le contexte païen, il est l’anti-Muspell (espace du feu originel). Vingólf n’est connu que par Snorri. C’est aussi la halle des déesses (opposée à Glaðsheimr, sur lequel est bâti la Valhalle d’Óðinn).
Hel est située dans le neuvième monde. C’est apparemment un lieu. Snorri en fait aussi un personnage, qui régente neuf mondes. Il faut compter neuf nuits pour se rendre chez elle. Il semble donc que le nombre neuf lui soit quasi personnel.
La mer, la terre et le ciel
Le géant de glace Ymir est tué – à moins qu’il ne fonde comme les glaciers d’aujourd’hui. Les dieux meurtriers sont Óðinn et ses frères (pas ses fils). Ils font la mer de son sang et le ciel de son crâne (Gylfaginning, chap. 8) :
Jáfnhár dit alors : « Du sang qui jaillissait des blessures et coulait librement, ils firent ensuite la mer, dont ils clôturèrent la terre et qu’ils fixèrent ensemble, et ils mirent cette mer dans un anneau extérieur autour d’elle, qui paraîtra à la plupart des humains impossible à franchir. »
Alors Þriði dit : « Ils prirent aussi son crâne, et en firent le ciel, qu’ils placèrent au-dessus de la terre avec quatre coins, et sous chaque corne ils mirent un nain, qu’on nomme ainsi : Est, Ouest, Nord, Sud. Ils prirent ensuite les braises et les étincelles qui circulaient librement et avaient été projetées hors du Muspellsheimr, et ils les mirent au milieu du Ginnungagap, à la fois au-dessus et en-dessous, pour illuminer le ciel et la terre. Ils donnèrent une place à tous les feux, à certains au ciel, à ceux qui se déplaçaient librement sous le ciel, ils firent néanmoins une place et déterminèrent leur course. Ainsi qu’il est dit dans les vieux poèmes, d’eux, les jours furent divisés et les ans comptés, comme il est dit dans la Völuspá :
Le soleil ne savait
Où ses salles avait.
La lune ne savait
Quelle puissance avait.
Les étoiles ne savaient
Où leurs places avaient.
Ainsi en était-il de cela sur terre autrefois »
Gangleri dit alors : « Ce sont de fameuses nouvelles que j’entends-là. Cette œuvre est incroyablement imposante, et habilement faite. Comment fut organisée la terre ? »
Hár répondit alors : « Elle a une forme ronde et autour d’elle repose la mer profonde. Ils donnèrent ces terres côtières de la mer à habiter aux familles de géants. Mais sur l’intérieur de la terre, ils bâtirent un fort autour du monde, contre les géants, et pour leur fort, ils utilisèrent les sourcils du géant Ymir et l’appelèrent fort du Miðgarðr. Ils prirent aussi son cerveau et le lancèrent en l’air et en firent les nuages, comme il est dit ici : [Grímnismál, str. 40 et 41].
Le Miðgarðr aux humains et l’Ásgarðr aux dieux
Snorri poursuit par la division du monde des dieux et des humains (Gylfaginning, chap. 9) :
Alors Gangleri déclara : « Ils avaient accompli beaucoup, ce me semble, quand furent faits la terre et le ciel et le soleil, que furent placés les corps célestes et organisés les jours, mais d’où viennent les hommes qui habitent le monde ? »
Alors Hár répliqua : « Alors que les fils de Borr longeaient à pied le rivage de la mer, ils trouvèrent deux troncs d’arbres et ils prirent ces arbres et leur donnèrent forme humaine. L’un leur donna souffle et vie ; l’autre, intelligence et émotion (ou mouvement ?) ; le troisième, prestance, parole, ouïe et vue. Ils leur donnèrent habits et noms. Ils appelèrent l’homme Askr « Frêne » et la femme Embla, et d’eux l’humanité descend, à laquelle fut donnée à habiter le Miðgarðr. Ensuite, ils firent pour eux-mêmes un fort au milieu du monde, qu’ils appelèrent Ásgarðr. Nous l’appelons Troie. C’est là que les dieux et leurs familles habitaient et que des tas d’événements se déroulèrent, aussi bien sur terre que dans les airs. Il y a là un certain endroit appelé Hliðskjálf et quand Óðinn s’y asseyait sur le haut-siège, il voyait alors dans tous les mondes et les actions de chaque humain et comprenait toutes les choses qu’il y avait vues. »
Les fils de Borr se composent d’Óðinn et de ses deux frères. Toutefois, les humains sont créés par la triade d’Óðinn, de Hœnir et Lóðurr/Loki selon une autre version (Völuspá, str. 17 et 18).
Hliðskjálf est un lieu ou un bâtiment meublé d’un siège. Ce poste de surveillance est a priori le siège lui-même dans les poèmes (prologues en prose des Skírnismál et Grímnismál). Le sens de son nom est incertain. Skjálfa signifie « trembler, secouer ». Hlið a plusieurs acceptions, dont « portail », « versant de colline ».
Le pont Bifröst
Les dieux firent ensuite le Bifröst pour aller de la terre au ciel (Gylfaginning, chap. 13). On peut tabler qu’il va du Miðgarðr à l’Ásgarðr. Or, ce pont d’arc-en-ciel va des Himinbjörg « Rocs ou Monts-du-CIEL » à la source d’Urðr. Snorri soutient mordicus que cette source est au ciel. Les Rocs-du-ciel (demeure de Heimdallr, le gardien du pont) seraient donc… sur terre.
Snorri situe plus tard les Himinbjörg là où le pont Bifröst atteint le ciel (Gylfaginning, chap. 17) – ce qui ne règle pas tous les problèmes.
La source d’Urðr irrigue l’arbre du monde. Les Grandes Nornes y logent. Si la source était au ciel, l’Ásgarðr serait sur terre. En effet, les dieux vont chaque jour de chez eux à la source en traversant le Bifröst.
Les choses se corsent encore car Snorri affirme aussi que les Himinbjörg sont PRÈS de la source. D’autres demeures divines le sont aussi, dont Valaskjálf (Gylfaginning, chap. 17). Cette halle, où Óðinn loge, contient le haut-siège appelé Hliðskjálf, qui permet de voir dans tous les mondes. La contradiction est totale avec la première mention du Hliðskjálf.
Ces contradictions sont irrémédiables. Faire de Valaskjálf (de valr « guerriers-occis ») une succursale de la Valhalle, ou son autre nom n’y changerait rien. Cela d’autant plus que Valaskjálf est aussi épelé Válaskjálf et renverrait, dès lors, à Váli. Il ressort, en tout cas, que les dieux n’habitent pas tous en Ásgarðr. Certains logent au ciel et d’autres, sur terre.
Iðavöllr, Glaðsheimr et Vingólf
Snorri poursuit (Gylfaginning, chap. 14) :
Gangleri dit alors : « Que fit le Père-de-tous quand Ásgarðr fut construit ? »
Hár dit : « Au départ, il établit des chefs et les pria de décider avec lui du destin des humains et de régler l’organisation du fort. Cela se passa en un lieu appelé Iðavöllr, situé au milieu du fort. Leur premier acte fut de construire le temple où se trouvait leurs sièges, au nombre de douze, en plus de celui du Père-de-tous. Cette demeure est la plus belle de la terre, et la plus grande. Dedans comme dehors, tout semblait d’or pur. C’est cet endroit que les humains appellent Glaðsheimr. Ils firent aussi une autre halle. C’était le sanctuaire des déesses, et il était très beau. Les humains l’appellent Vingólf. »
La traduction d’Iðavöllr est controversée. Pour moi, iða dérive d’iða « tourbillon ». C’est aussi l’avis d’Ursula Dronke. Une allusion à iðja « activité » se glisserait aussi dans Iðavöllr.
Iðavöllr « Plaine-tournoyante », au centre d’Ásgarðr, serait moins la mer que le ciel, où tournoient les vents et les astres (etc.). Glaðsheimr « Monde-brillant ou joyeux », la halle des douze dieux, et Vingólf, celle des déesses, y sont construites. Les deux halles sont donc au ciel. Pour moi, elles cachent :
- La lune (masculine). Elle se décompose en douze lunaisons annuelles. Chaque siège de Glaðsheimr représenterait une lunaiso.
- Le soleil (féminin) serait le Vingólf des déesses. Vingólf se traduirait par « Habitation-amie ».
Les cieux post-Ragnarök
Snorri décrit des cieux étagés (du plus bas au plus haut) dans le nouveau monde après le Ragnarök (Gylfaginning, chap. 17) :
Au bout méridional du ciel se trouve cette halle qu’on appelle Gimlé. C’est la plus belle de toutes et elle est plus brillante que le soleil. Elle tiendra quand le ciel et la terre auront disparu et des hommes bons et justes y habiteront à travers les âges. Il est donc dit dans la Völuspá : [str. 64]
Gangleri dit alors : « Qu’est-ce qui gardera cet endroit quand le feu de Surtr incendiera le ciel et la terre ? »
Hár dit : « On dit qu’il y a un autre ciel, plus au sud et plus haut que celui-là, et ce ciel se nomme Andlangr « Long-Souffle ». Mais un troisième ciel est encore plus haut et s’appelle Víðbláinn « Large-Bleu » et dans ce ciel, on pense que se trouve cette demeure. Mais seuls les alfes-lumineux, dit-on, l’habitent à présent. »
L’inspiration chrétienne, démontré par Anne Holtsmark ↗, ne fait aucun doute. Les trois cieux de Snorri sont imités de ceux (physique, spirituel et psychique) de l’Elucidarius (1200), traduction norroise d’une encyclopédie de théologie chrétienne.
Ces trois cieux superposés renvoient aux trois dieux superposés (Hár, Jafnhár et Þriði) interrogés par le roi suédois Gylfi, alias Gangleri. Ces trois dieux, ainsi que Gangleri, sont des noms d’Óðinn (Grímnismál, str. 46 et 49). Admettons. Les trois cieux pourraient donc n’en faire qu’un.
Valhalle et Niflhlel
La Gylfaginning nous propose encore de visiter la Valhalle d’Óðinn et de prendre la Helvegr « Route-de-Hel » pour visiter (la demeure) de Hel (Gylfaginning, chap. 34). Au final, on se retrouve encore avec un lieu tenu par un homme et un autre tenu par une femme. Et c’est, à mon avis, fondamental.
Le(s) monde(s) du géant
Snorri ne décrit pas vraiment les mondes du géant (Jötunheimar). En revanche, il décrit l’Útgarðr d’ÚtgarðaLoki (Gylfaginning, chap. 46) et le Geirröðargarðr de Geirröðr (Skáldskaparmál, chap. 18). Là encore, on se trouve a priori devant une contradiction. Les géants sont censés habiter au bord de la mer (Gylfaginning, chap. 8). Or, pour se rendre chez eux (Þórr en sait quelque chose), il faut la traverser, ou traverser un fleuve qui lui ressemble.