Jeux et sports vikings
– leurs dieux aussi
Le jeu est un phénomène universel que les humains partagent avec les animaux et que les enfants pratiquent naturellement. Il stimule l’imaginaire et évade du réel tout en imposant des règles. Il encourage aussi la compétition et récompense l’excellence [1].
En bref, le jeu pourrait bien avoir un caractère essentiel…
Iþrótt « accomplissement (de soi) »
Les Vikings cultivaient autant leur esprit que leur corps. Aucun homme ne pouvait prétendre à l’accomplissement (iþrótt) sans exceller sur les deux plans. Jeux et sports y avaient la part belle… jusqu’à définir l’iþróttamaðr « homme accompli ».
La poésie viking, avec ses kenningar et heiti est un jeu d’esprit complexe – du type casse-tête. Plusieurs de ses strophes évoquent l’iþrótt. On y apprend que le domaine exclusif de celui-ci est le jeu – quelle que soit sa forme.
Le roi norvégien Haraldr l’Impitoyable (inn harðráði) était LE parangon du Viking, voire le dernier Viking. Il est mort à la bataille de Stamford Bridge (1066), préliminaire à celle d’Hastings [2], qui gagna l’Angleterre au Normand Guillaume. Scalde à ses heures, il se disait (Morkinskinna [3], Saga Haralds harðráða) :
Je suis apte à huit arts (iþrótt),
Je tourne la bière d’Yggr en orfèvre,
Je vais vite à cheval,
Je fais à l’occasion de la nage,
Je peux glisser à ski,
Du tir et de la rame, je fais bon usage,
Je peux juger à la fois
De la poésie et de la harpe.
Le jarl d’Orkney Rögnvaldr Kali Kolsson (mort en 1158) s’entourait de scaldes et était un scalde réputé. Il s’arrêta à Narbonne en partant en croisade [4] et y croisa peut-être certains des plus grands troubadours. Il disait de lui-même (Orkneyinga saga) :
Au tafl je suis très fort,
Je suis apte à neuf arts (iþrótt),
Je rate à peine les runes,
Je suis aguerri aux livres et à la forge,
Je peux glisser à ski,
Au tir et à la rame, je suis aussi capable,
Je peux juger à la fois
De la poésie et de la harpe.
Les Vikings déployaient leurs qualités d’adresse, d’endurance, d’agilité, de réflexion, de tactique, de mémoire (etc.) dans leurs jeux. Ceux-ci participaient donc à leur survie dans les combats (réels), même si leurs jeux pouvaient être… mortels.
Les jeux de plateau
Les premiers jeux de plateau (3000 ans avant notre ère) étaient des jeux de parcours (type du jeu de l’oie). Ces plateaux servaient aussi de tables à offrandes cultuelles [5]. L’association du jeu et du culte est donc fort ancienne. Elle se retrouve dans les mythes nordiques, si tant est qu’ils n’aient pas été appréhendés comme un jeu de plateau cosmique. C’est ce que suggère la völva de la Völuspá (str. 8 et 61).
Le jeu de plateau est basé sur deux principes, combinés ou pas :
- le hasard ;
- la stratégie.
La plupart des jeux de plateau médiévaux sont des jeux de poursuite. Il sont de deux types :
- Les jeux de plateau à cases (échecs, dames, etc.), dont le hnefatafl.
- Les jeux de ligne, divisés en deux grandes familles :
- Le jeu des mérelles, dont le principe de base se retrouve dans le morpion.
- Le jeu des tables, ancêtre du backgammon.
L’archéologie a déterré une multitude de dés, pions et quelques plateaux de jeu en bois (ou leurs fragments) en Scandinavie ou dans sa sphère d’influence. La littérature (sagas, poèmes eddiques et scaldiques) mentionne plusieurs jeux de société à deux joueurs. Leur plateau (borð ou taflborð) permet de les distinguer. Le plus courant était le tafl.
Tafl
En voyage d’affaires ou en partance pour l’Au-delà, les Vikings emportaient partout leur jeu préféré. Ils ont conçu la version « de voyage », avec plateau perforé (tel celui de Ballinderry) et pions à taquet.
Tafl est un emprunt du latin tabula « table ». Dans les sagas, il désigne tout jeu joué sur un plateau – voire le plateau lui-même. L’introduction des échecs (skáktafl) aurait conduit à faire du tafl un terme générique au lieu de nommer un jeu particulier : le hnefatafl. En tout cas, -tafl sert de suffixe à tous les jeux de société norrois.
Échecs (skáktafl)
Les échecs (skák ou skáktafl en vieux norrois), du persan shah « roi » sont littéralement « le [jeu du] roi ». Ils ne sont pas importés en Europe avant la fin du xe siècle, via les Maures. Ils venaient a priori d’Inde, via la Perse. Ils n’atteignent pas la Scandinavie et l’Islande avant le xiie siècle. Autrement dit, après les Vikings et la conversion chrétienne. Au reste et à ma connaissance, aucune tombe scandinave n’a fourni de jeu d’échecs.
En revanche, 93 pièces d’échecs scandinaves en ivoire de morse du xiie ou xiiie siècle furent découvertes en 1831 dans l’île de Lewis (Écosse) [6]. Ce sont parmi les plus belles pièces d’échecs médiévales d’Occident connues. Toutes les figures présentent des différences (vêtement, posture, physionomie). Les 19 pions ont la forme générale des pierres historiées. Ils auraient pu servir aussi au hnefatafl. Leur nombre, leurs taille et aspect différents indiquent qu'ils proviennent de quatre ou cinq jeux d’échecs.
Piêce | Nom en vieux norrois |
---|---|
♚ | Le roi porteur d’épée est le konungr |
♛ | La reine porteuse de corne à boire est la dróttning ou frú « dame » |
♝ | Le fou est le biskup « évêque ». Le vieux norrois est la seule langue européenne, avec l’anglais, à lui donner ce titre ecclésiastique (à ma connaissance). En Angleterre, il a remplacé l’alfin « éléphant » en arabe |
♞ | Le chevalier (monté sur un cheval bas de type nordique) porteur de lance est le riddari |
♜ | La tour est remplacée par le gardien-guerrier berserkr qui mord son bouclier. Elle s’appelle hrók(u)r « freux » (de la famille des corbeaux). Le mot vient de rukh en arabe, devenu rook en anglais (cf. « roquer » en français) |
♟♟ | Les pions sont les peð « pion » ou « soldat à pied » (du latin pedes), aussi appelés (skák)maðr « homme (du roi) ». |
Skák signifie aussi « brigand, voleur » et le verbe skáka voudrait dire « attaquer ». Mát « mat » vient de l’arabe « mort ». Autrement dit, échec et mat veut dire « le roi est mort ».
Les échecs ont conquis l’Europe, mais sont restés cantonnés à l’élite. En Scandinavie, ils ont supplanté, jusqu’en Islande (sans roi [7] !) , le jeu nordique de référence : le hnefatafl. C’est ainsi que la Saga d’Ólafr le Saint (chap. 162 et 163) de Snorri (xiiie siècle) raconte une partie d’échecs mortelle entre le roi Knútr le Grand (vers 985-1035) et le jarl danois Úlfr. Si cette partie a vraiment eu lieu, il ne pouvait s’agir que d’une partie de hnefatafl.
Kvátra ou kvátrutafl
La kvátra (ou kvátrutafl) est mentionnée dans plusieurs sagas du xiiie siècle [8]. C’est une variante du jeu des tables médiéval, ancêtre du backgammon. Le trictrac français en est une autre variante du xvie siècle. Tous descendent du jeu romain des douze signes (ludus duodecim scriptorum).
Halatafl
Le jeu des mérelles (du latin merellus « pion ») était si populaire qu’on trouve encore son plateau gravé dans le sol des abbayes et châteaux, ou sur les sièges de pierre des cathédrales (telles Westminster). Son but est d’aligner trois pions tout en empêchant son adversaire d’aligner les siens. Sa base est le morpion. Le jeu passa en Angleterre sous le nom de Morris-Game, et en Allemagne sous le nom de jeu du moulin. On l’appelle mylna « moulin » en Islande. Transformé, il se retrouve dans la marelle des cours d’école.
Le halatafl (de hali « queue ») ou refskák (de refr « renard »), plus connu sous le nom de jeu du renard et des poules, en est une variante connue des vikings (Saga de Grettir, chap. 70) :
Une fois, Þorbjörn l’Hameçon était assis devant un [plateau de] tafl. Sa belle-mère marcha alors vers lui et vit qu’il jouait au hnettafl. C’était un grand halatafl. Elle le pensa paresseux et lui fit quelques remarques auxquelles il répliqua sèchement. Elle empoigna alors la pièce du jeu et en pointa la queue près de la pommette de Þorbjörn […].
Les mérelles les plus populaires avaient trois carrés concentriques sur leur plateau. Les deux joueurs avaient chacun neuf pions (Nine-Men’s-Morris anglais). Une fois ces pions placés un à un sur le plateau par chaque joueur alternativement, ils pouvaient être déplacés.
(Hnefa)Tafl
Le hnefatafl était LE grand jeu de stratégie viking, jusqu’à ce que le skáktafl le supplante. Il n’en resta longtemps que des mentions dans les textes (sagas, poèmes eddiques et scaldiques) et des vestiges archéologiques (fragments de plateau, pions, etc.).
Le hnefatafl est reconnaissable à son plateau, comme tous les jeux. Son plateau est à cases, comme les échecs. Il pouvait a priori comporter 9 x 9, 11 x 11, 13 x 13 ou 19 x 19 cases. Le plateau de Trondheim (Norvège) a 11 x 11 cases. Celui du navire de Gokstad (Norvège) en a 13 x 13. La case centrale et celles des coins étaient marquées (en principe).
Le plus ancien plateau retrouvé à ce jour est le fragment de Vimose (Danemark), daté de 400. Il n’en reste que 18 cases, mais il en avait sûrement 19 x 19. Les plateaux en bois ont mal traversé le temps. On trouve aussi des plateaux gravés dans la pierre. Le matériau des pions et pièces, parfois précieux (verre coloré, ambre, os, ivoire de morse, bronze, bois de cervidé, argile, etc.) leur a permis une meilleure conservation.
La règle du jeu n’a pas été écrite. Et le (hnefa)tafl a joué de malchance, parce qu’il a été longtemps confondu avec les échecs dans les textes.
L’engouement pour les Vikings et les découvertes archéologiques du xixe siècle poussèrent les chercheurs à se pencher sur son énigme. En 1905, l’Américain Willard Fiske (1831-1904) déclara le problème insoluble dans son Chess in Iceland. Le xxe siècle releva le défi, à commencer par l’Anglais Harold Murray ↗ (1868-1955) dans son History of Chess (1913). Trois textes (aussi variés qu’insolites) sont finalement rattachés au hnefatafl [9]:
- L’Alea Evangelii « jeu (de dés) des Évangiles » est un jeu de plateau de 18 x 18 cases. Son plateau et le placement des pions est illustré dans le manuscrit irlandais Corpus Christi College 122 d’Oxford (xie siècle). Ce jeu aurait été inventé à la cour du roi anglais Æsthelstan ↗ (vers 824-939). Il est recouvert d’un symbolisme chrétien, mais ses deux joueurs disposaient de guerriers à l’origine, y précise-t-on. Harold Murray y a vu un plateau de tafl (A History of Board Games other than Chess, 1952 – que je n’ai pas lu) ;
- Le tawlbwrdd est un jeu de plateau de 11 x 11 cases. Le poète gallois Robert ab Ifan (c. 1572-1603) l’a décrit dand le manuscrit Peniarth 158 de la Bibliothèque nationale du Pays de Galles.
- Le tablut est un jeu de plateau de 9 x 9 cases. Le botaniste suédois Carl von Linné ↗(1707-1778) l’a décrit et expliqué dans le journal de son voyage en Laponie en 1732. Le roi et ses pions, les Suédois, s’y battaient contre les pions adverses, les Moscovites. Ces désignations ne peuvent en aucun cas être originels. Harold Murray y vit une variante du hnefatafl (1913).
Le hnefatafl est un jeu asymétrique. Contrairemente à beaucoup de jeux de plateau, les deux joueurs n’ont ni le même nombre de pions, ni le même but. Les pions sont appelés töflur (sing. tafla), mais la pièce maîtresse est le hnefi « poing ». Celui-ci est placé au centre du plateau et se distingue des pions par sa forme. Le hnefi est le roi du jeu. Il est entouré de son escorte guerrière, matérialisée par les pions de sa couleur. Leur nombre, toujours pair, dépend de la taille du plateau. Le nombre des pions adverses, placés sur chaque côté du plateau, est toujours le double de celui des pions du roi.
Le but du roi est d’atteindre une case des bords du plateau. Le but des pions périphériques est de le capturer. De nombreux sites Internet se penchent sur les règles du jeu. Celui de Nicolas Cartier (Le tablut de Linneas), par exemple.
Devinettes
Les devinettes étaient si prisées qu’un poème leur est consacré. Celui-ci est une suite de devinettes posées par un certain Gestumblindi « Invité-aveugle » au roi Heiðrekr. Ces Heiðreks gátur « Devinettes de Heiðrekr » sont les seules du genre de la littérature norroise [11]. Trois de celles-ci concernent le hnefatafl (à supposer que le hnettafl soit le même jeu). Les réponses sont données, mais ne solutionnent pas tout :
Qui sont ces femmes
Qui encerclent
Leur chef sans armes ?
Les plus brunes protègent
À longueur de jours,
Mais les plus belles attaquent.
Roi Heiðrekr,
Résous cette devinette !
Bonne est ton énigme, Gestumblindi, qui est devinée. C’est le hnettafl ; les [pions] sombres entourent le roi, mais les blanches attaquent.
Des femmes incarnent les pions car tefla « pions » est un nom féminin. La deuxième énigme est du même acabit – ou pire :
Qui sont ces hommes,
Qui chevauchent à l’assemblée
Tous ensemble apaisés ?
/ ou : Et sont seize collectivement ? /
Ils envoient leurs gens
À travers les contrées
Établir des propriétés.
Roi Heiðrekr,
Résous cette devinette !
Bonne est ton énigme, Gestumblindi, qui est devinée. Ce sont Ítrekr et Andaðr quand ils sont assis à leur jeu de tafl.
Ítrekr « Excellent-Chef » est listé parmi les ases (Þulur). Andaðr serait à rapprocher d’Anduðr (selon John Lindow), listé parmi les géants (Þulur). Il s’agirait donc d’une lutte ludique entre un dieu et un géant.
Le nombre seize renvoie à un plateau de 9 x 9 cases… ou à un échiquier avec ses seize pions (selon Gabriel Turville-Petre).
La réponse (ses trois versions) d’une troisième énigne est encore débattue :
Quelle est cette bête
Qui pille l’argent des gens
Et est bardée de fer au dehors ;
Elle a huit cornes,
Mais pas de tête
Et suit donc un très grand nombre.
/ ou : Et court comme elle peut.) /
Roi Heiðrekr,
Résous cette devinette !
C’est l’ourson (húnn) du hnettafl.
Cet ourson serait le roi, entouré de sa garde de huit pions (ses huit cornes). Il faudrait, toutefois, jouer sur un plateau de 9 x 9 cases. Une autre version de la réponse semble contredire cette interprétation :
C’est l’ourson du hnettafl ;
Il se nomme comme l’ours ;
Il court aussitôt lancé.
Cette réponse suggère plutôt un dé (selon Gabriel Turville-Petre). Horn « corne » veut aussi dire « coin, angle ». Le dé a huit coins (pas de tête) et roule aussitôt lancé. Seulement… La troisième version est encore plus ambiguë :
C’est un pion ; le húnn est marqué à l’extérieur et pille maintes richesses, qu’il dépose près du plateau ; le húnn a huit cornes, pas de tête.
… Ces divergences n’empêchent pas Húnn et Hnefi d’être tous deux listés parmi les rois-de-mer (Þulur). Le húnn serait donc bien le hnefi.
Mannjafnaðr « comparaison-d’hommes »
Le mannjafnaðr « comparaison-d’hommes » était très populaire lors des fêtes : l’assemblée se divisait en deux camps et se choisissait un champion (célébrité, roi, dieu, etc.). Chaque camp devait à son tour vanter les mérites de l’élu et prouver sa supériorité sur l’autre. De la louange à la vantardise outrée, la frontière ne tenait qu’à l’ivresse des joueurs. Passer de la parole aux poings n’était qu’un développement naturel.
La conversation de Þórr et du batelier (alias Óðinn) au bord d'un fleuve en est un échantillon (Hárbarðljóð).
Jeux sportifs
Les jeux sportifs [12] étaient musclés, parfois mortels (y compris entre garçonnets). Il s’agissait d’être le plus rapide, le plus fort, le plus endurant, le plus agile, le plus téméraire, le plus rusé – ou le tout ensemble :
- Les « jeux nautiques » (sundleikar), dont la plongée et la natation. Maintenir le plus longtemps son adversaire sous l’eau en faisait partie. L’aviron ne manquait pas, y compris danser sur les rames (le sommet de l’accomplissement athlétique).
- Les « sports d'hiver » à ski ou sur patin-à-glace. Des courses de chevaux et un jeu de ballon sur glace étaient aussi pratiqués.
- L’athlétisme, dont les « poids et haltères » (entendre : soulever des pierres, des rocs), la « lutte » (glíma), y compris attaché par une ceinture à son adversaire par la taille, l’alpinisme et l’escalade, le saut en hauteur en avant et en arrière et la course de vitesse, y compris chargé d’armes lourdes ou sur des raquettes.
- Les jeux de ballon se jouaient avec ou sans batte, à pied ou à cheval, sur gazon ou sur glace. Aucune règle n’a survécu, mais il est sûr qu’ils étaient violents. Le knattleikr était le plus populaire. Il se jouait sur glace (de préférence) avec une batte (knatttré) et une balle en bois (etc.).
- Les courses et les jeux d’adresse en tout genres, dont le tir à l’arc, le jet de pierre avec une fronde, la jongle de (trois) couteaux, etc.
Les sports étaient a priori réservés aux hommes. Les femmes assistaient aux performances et pouvaient applaudir ou huer à volonté.
Un « jeu » très prisé était le combat de chevaux (hestavíg). Les chevaux étaient dressés dans ce but et le combat pouvait dégénérer en coups de gourdin entre propriétaires (selon Régis Boyer, 2008).
Les dieux aussi font du sport. Þórr est un vétéran du sport de combat qu’est le duel. Loki, Þjálfi et lui participent aussi à une compétition sportive hors normes chez le géant ÚtgarðaLoki (Gylfaginning, chap. 45 à 47). Loki et Heimdallr font de la plongée et rivalisent pour récupérer un collier tombé à l’eau en tenue de phoque. Ullr (archer, skieur, patineur) est enfin un dieu sportif accompli.
Le jeu des dieux
Un JEU enclenche le grand drame mythique [14] : lancer sur Baldr des projectiles en tout genres. Mais la partie commence beaucoup plus tôt. Elle commence quand les dieux sortent leur plateau de tafl.
Les dieux ont recyclé Ymir, le géant primordial, en matériaux de construction du monde. Puis les architectes cosmiques ont mis en marche le temps et cette matière en mouvement.
Dans Iðavöllr, la « Plaine-tournoyante » (ou « Plaine-industrieuse »), les ases ont organisé le fonctionnement du monde en édifiant des temples, en inventant la richesse, en fabriquant des outils (Völuspá, str. 7). Ils ont forgé les instruments nécessaires pour construire un ordre économique et social.
Ce faisant, ils ont donné UN sens au monde. Il restait à lui donner DU sens. Les dieux ont alors sorti leur plateau de jeu et ont entamé une partie… contrariée par l’arrivée de trois géantes (Völuspá, str. 8).
Qui étaient ces dames ? Que firent-elles ? Mystère. Mais les dieux se remirent aussitôt au boulot. Ils supervisèrent la naissance des nains, puis celle des humains. Maintes théories ont été émises sur la triade géante. J’y vois des nornes, parce que celles-ci accompagnaient les naissances ET que le hnefatafl se jouait a priori avec des dés.
La Plaine-tournoyante a de fortes chances de se situer en plein ciel, où tournent les astres, la nuit et le jour, où sévissent les nuages, l’orage, le vent, etc.
Fin de partie
Après le Ragnarök, les survivants divins se réunissent à nouveau dans Íðavöllr. Ils y ramassent les pions de tafl d’or dans l’herbe :
- Les ases se rassemblent
Dans la Plaine-tournoyante
Et dissertent
Sur le Fil-de-la-Terre.
Là, se remémorent
Les hauts faits
Et, du Dieu-formidable,
Les anciens secrets (rúnar).- Là, une fois encore,
Les merveilleux
Pions de tafl d’or
Seront trouvés dans l’herbe ;
Ceux dont, antan,
Leurs clans étaient maîtres.
Ces pions suggèrent que la plaine est le plateau de jeu. Les pions seraient alors les étoiles renversées. C’est, à mon avis, ce que prouverait l’évocation du serpent du Miðgarðr… pour peu que celui-ci incarnât la Voie lactée. Sans compter que les runes (rúnar) sur pierre étaient parfois gravées dans un serpent.
Le Dieu-formidable (Fimbultýr) renvoie à l’Hiver-formidable (Fimbulvetr), autre nom du Ragnarök. Ce serait donc Óðinn, dont une multitude de surnoms se termine par le suffixe -týr. Mais….
Je me demande quand même si le dieu à la corne, aux dents d’or et qui se transforma en phoque (au lieu de morse) ne se cacherait pas sous cette identité. Autrement dit, Heimdallr.
Notes
[1] Ces éléments de déninition sont inspirés de Johan Huizinga, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, 1951.
[2] La bataille d’Hastings clôt officiellement (et arbitrairement) la période viking. Elle a eu lieu une quinzaine de jours après celle de Stamford Bridge entre son vainqueur et Guillaume le (futur) Conquérant.
[3] « Parchemin-pourri » (début du xiiie siècle) est un recueil de sagas de plusieurs rois norvégiens. Elle a servi de source à la Heimskringla de Snorri.
[4] Bjørn Bandlien, Strategies of Passion, Love and Marriage in Old North Society, Brepols, 2005.
[5] Ambre Peron, Art du jeu, jeu dans l’art, De Babylone à l’Occident médiéval, Dossier enseignants, Musée de Cluny, 2012.
[6] 82 ont été acquises par le British Museum (Londres) en 1832. Cette dépense n’alla pas de soi et il fallut la ténacité d’un homme pour la faire accepter. 11 ont été acquises par le National Museum of Scotland (Édimbourg) en 1888.
[7] Jusqu’à la seconde moitié du xiiie siècle et à son rattachement à la Norvège.
[9] N. Peterson, Hnefatafl : an experimental reconstruction, 2005 (site internet).
[10] Poème inséré dans la Saga de Hervör et du roi Heiðrekr.
[11] Christopher Tolkien, préface de la Hervarar Saga ok Heiðreks, édité par Gabriel Turville-Petre pour la Viking Society for Northern Research, 1956.
[12] Renseignements puisés dans Régis Boyer (2008) ; Paul B. du Chaillu, The Viking Age, vol. II, 1890.
[13] Georges Dumézil, Loki, 1948.