La famille des Völsungar
tout droit sortis de l’Histoire des Grandes Migrations
La première partie de l’Edda poétique est consacrée aux dieux scandinaves. La seconde l’est aux héros légendaires. Les Völsungar y tiennent une place majeure.
Les poèmes qui composent cette partie héroïque suivent une chronologie (plus ou moins) linéaire, sans grand rapport avec l’organisation de sa partie mythique. Toutefois, son premier héros (Helgi « Sacré ») meurt et se réincarne. Il renvoie au temps cyclique des mythes.
L’âge des héros tragiques
L’histoire tragique des Völsungar se trouve dans la Saga des Völsungar (xiiie siècle), produit dérivé des poèmes de l’Edda (compilés au xiiie siècle). Elle est reprise dans les Skáldskaparmál de l’Edda en prose (xiiie siècle). Elle est redite dans le Norna-Gests þáttr, extension de la Saga d’Óláfr Tryggvason (xive siècle). Elle avait déjà été illustrée sur bois et sur pierre (xe-xiiie siècle), telle la roche de Ramsund (Suède).
Les vedettes de cette longue histoire sont « basées sur des personnages réels » des Grandes Migrations (ive-vie siècle). Ceux-ci sont très librement déformés, voire transformés.
L’histoire des Völsungar, d’origine germanique, a captivé l’imagination. Elle a connu une large diffusion, dont témoignent des poèmes (scaldiques et eddiques), des sagas et même des ballades. Après être tombée dans l’oubli, elle est exhumée en 1755 par la découverte du Nibelungenlied « Chanson-des-Nibelungen [1] ». Ce poème anonyme allemand du xiiie siècle transpose leur histoire dans le monde chevaleresque.
Depuis lors, les Völsungar ont connu un regain de popularité presque équivalent à leurs débuts. Richard Wagner les transpose pour l’opéra dans son Ring der Nibelungen « L’anneau des Nibelungen. Fritz Lang les adapte au cinéma (muet) dès 1924 dans la superproduction allemande des Nibelungen. Leur anneau d’or, fondu et reforgé par J.R.R. Tolkien dans son Seigneur des anneaux, n’a peut-être pas encore fini d’exciter la convoitise, ni de déclencher des conflits.
Le bref examen des Völsungar qui suit est tiré en priorité de l’Edda poétique. Un feuillet de huit pages, appelé Grande Lacune, a été arraché à l’unique manuscrit existant. La saga a préservé les grandes lignes du récit disparu sur Sigurðr entre sa rencontre avec la valkyrie Brynhildr-Sigrdrífa (des Sigrdrífumál) et sa mort (du Brot af Sigurðarkviðu). Elle cite aussi quatre strophes perdues.
Trois grandes familles
Le cycle héroïque de l’Edda poétique raconte le destin entremêlé de trois familles :
- Les Völsungar « Descendants-de-Völsungr ». Sigmundr et ses fils (Helgi, Sinfjötli et Sigurðr) en descendent.
- Les Niflungar [2] (Nibelungen) ou Gjúkungar « Descendants-de-Gjúki ». Celui-ci épousa la magicienne Grímhildr. Leur trois fils (Högni, Gunnarr et Guþormr) et leur fille (Guðrún) en descendent.
- Les Buðlungar « Descendants-de-Buðli ». Celui-ci eut un fils (Atli) et deux filles (Oddrún et Brynhildr).
Après la mort de Sigurðr, est narrée l’histoire des Niflungar. La dernière des Völsungar est Svanhildr, fille unique de Sigurðr et Guðrún. Noter que les valkyries bien-aimées des Völsungar n’ont pas d’enfants dans les poèmes et sont bien plus mythiques qu’humaines.
L’anneau maudit
Tout commence par une excursion le long d’un fleuve de trois dieux désœuvrés (Óðinn, Hœnir, Loki). Cela ne présage jamais rien de bon – même s’ils créent les humains au cours d’un autre vagabondage. Loki tue une loutre, qui s’avère avoir deux frères (Reginn et Fáfnir) et un père (Hreiðmarr) [3]. Les dieux se retrouvent illico à échanger leur vie contre une rançon. Óðinn charge Loki de la quérir. Celui-ci échange la vie d’un brochet, qui s’avère être un nain appelé Andvari [4], contre son trésor. Il lui extorque aussi un anneau duquel le nain tire sa richesse. Celui-ci maudit alors l’anneau magique (Reginsmál, str. 4) :
Que l’or que Bourrasque (Gustr) posséda,
De deux frères soit le trépas
Et de huit princes soit la discorde.
De mon trésor, que nul bien n’advienne à personne.
Loki remet la rançon et libère les siens. Óðinn se résigne à ne pas garder l’anneau [5]. Loki révèle alors la malédiction. Le père des nains refuse de partager le butin avec ses fils. Fáfnir le tue et refuse de partager le trésor avec Reginn. Il se métamorphose en serpent géant pour protéger son or.
Les racines de la famille (selon la Saga des Völsungar)
Les Völsungar descendent d’Óðinn par son fils Sigi (de sigr « victoire »). De Sigi naît Rerir. Comme Rerir se lamente de ne pas avoir d’enfant, la déesse Frigg lui envoie la géante Hljóð [7], fille de Hrímnir, avec une pomme de fertilité. Naît Völsungr, doublement orphelin à la naissance et ancêtre de la famille. Son nom dérive d’un obscur Völsi dont le culte impliquait l’adoration d’un phallus de cheval à en croire sa tardive et unique prestation (Völsa þáttr). Pourtant, les Völsungar sont aussi l’intime du loup.
Völsungr épouse Hljóð et fait construire une halle au milieu de laquelle se dresse un chêne immense [8]. Il a neuf fils et des jumeaux (garçon et fille). Au mariage de sa fille (Signy), un borgne mystérieux s’invite – autrement dit, Óðinn. Avant de disparaître, celui-ci plonge son épée dans le chêne et annonce qu’elle sera à qui l’en retirera. Ce sera Sigmundr, le frère jumeau de la mariée.
Sigmundr, père de héros
De Völsungr naît Sigmundr, jumeau de Signy et père de Sinfjötli, Helgi et Sigurðr avec trois femmes successives.
Signy épouse à contrecœur le roi Siggeir. Celui-ci tue Völsungr et fait dévorer ses neuf beaux-frères par une louve. Mais Signy sauve Sigmundr en le badigeonnant de miel. Une nuit, elle échange son apparence avec une magicienne pour coucher avec Sigmundr sans être reconnue. Elle a de lui un fils, Sinfjötli, qui venge le meurtre de Völsungr.
Sigmundr épouse Borghildr avec laquelle il a Helgi. Celui-ci tue Hundingr (de hundr « chien »), le roi rival de son père. Borghildr empoisonne Sinfjötli, pour venger la mort de son frère qu’il a tué.
Sigmundr épouse alors Hjördís, avec laquelle il a un fils posthume, Sigurðr. Ce dernier ne tue pas de chien, mais un serpent géant. Sigmundr est tué par les fils de Hundingr, pour venger leur père. Óðinn se déplace en personne dans son manteau bleu et son chapeau à large bord, et brise l’épée de Sigmundr en pleine bataille.
Sinfjötli
Pas plus que Sigmundr, Sinfjötli ne connaît le secret de sa naissance. Il ne l’apprend qu’après avoir accompli la mission pour laquelle il est né : venger Völsungr. À cette fin, sa mère (Signy) a commis un inceste [9] avec son jumeau (Sigmundr). Signy avait réalisé que les fils qu’elle a de son mari Siggeir étaient incapables de la venger. La bravoure, qui faisait défaut à ces fils-là, les aurait de toute façon conduits à une impasse. En effet, venger leur grand-père les obligeait à tuer leur père. L’esprit vengeur qui règne dans les mythes héroïques et ses règles d’honneur ne s’en seraient pas remis !
Sa mère envoie Sinfjölti chez son oncle maternel (et père véritable) pour le tester et l’initier. Sigmundr vit dans la forêt, tel un hors-la-loi (vargr « loup ») en exil. Le stoïcisme et la bravoure du garçon l’acclimate à la vie sauvage et il enfile très vite avec Sigmundr la pelisse de loup des guerriers úlfheðnar « pelisses-de-loup ».
Quand Sinfjötli sort de la forêt formatrice avec Sigmundr, c’est pour brûler vif Siggeir dans sa halle. Signy lui révèle alors l’identité de son père et lui donne un baiser d’adieu. Puis elle va rejoindre son mari pour laver par les flammes son honneur entaché d’un inceste. Sinfjötli est libéré de tout tourment existentiel pour le meurtre de Siggeir puisqu’il n’est pas son fils.
C’est seulement après cette jeunesse tumultueuse que Sinfjötli entre dans les poèmes (Helgaskviða Hundingsbana I et II). Il y seconde son petit demi-frère Helgi dans ses batailles et rivalise dans un duel (d’insultes) oratoire contre un certain Gudmundr.
Un bref texte en prose de l’Edda poétique (Frá dauda Sinfjötla « De la mort de Sinfjötli ») raconte que Gunnarr, frère de Borghildr, et lui s’éprennent de la même femme. Sinfjötli le tue. Borghildr (sa belle-mère) empoisonne Sinfjötli aux funérailles de son frère. Sigmundr, immunisé contre tous les poisons, porte le cadavre de son fils dans ses bras jusqu’à un détroit. Un passeur l’y attend sur sa barque. Sitôt Sinfjötli embarqué, le passeur disparaît [10].
Helgi
Il existe (au moins) deux Helgi « Sacré ». Leur histoire appartient au premier cycle héroïque de l’Edda (Helgakviða Hundingsbana I et II « Premier et Second lai de Helgi, Tueur de Hundingr », et Helgakviða Hjörvarðssonar « Lai de Helgi, fils de Hjörvarðr »). Les Helgi ont une forte tendance à mourir et à se réincarner avec leur valkyrie bien-aimée – qui porte à chaque fois un nom différent.
Helgi Hjörvarðsson
Le premier Helgi est le fils de Hjörvarðr et de la belle Sigrlinn, fille du roi Sváfnir de Svávaland « Terre-de-Sváva ». Beau et brave, mais taciturne, il n’a pas de nom jusqu’à ce que la valkyrie Sváva lui en donne un (le rende « sacré » ?) et lui offre une épée – à condition qu’il aille la chercher.
Hjörvarðr et Sigrlinn eurent un fils noble et beau. Il était silencieux. Aucun nom ne lui était attaché. Il s’assit sur un tertre funéraire. Il vit neuf valkyries chevaucher et l’une d’elles était la plus magnifique. Elle dit :
- « Tard tu vas, Helgi,
Régner sur les anneaux
Roi des Röðulsvellir,
Chanta tôt l’aigle,
Si tu restes toujours muet,
Quoiqu’un cœur solide
Prince, tu possèdes. »- [Helgi dit :]
« De quoi feras-tu suivre [11]
Le nom de Helgi,
Fiancée radieuse,
Puisque tu m’offres de régner ?
Médite bien
Tous tes décrets :
Je ne veux rien
Si je ne t’ai point. »- [La valkyrie dit :]
« Je sais que des épées reposent
Dans Sigarholmr,
Quatre soustraites
De cinq dizaines ;
Il en est une parmi elles,
De toutes, la meilleure,
Malheur des cottes de mailles,
Mais ornée d’or.- Un anneau est sur la garde,
Le courage est au cœur,
Peur est sur la pointe
Pour celui qui la gagne ;
Longe la lame
Un serpent sanglant
Qui sur le pommeau
Love sa queue. »
Eylimi était roi. Sa fille était Sváva. Elle était valkyrie et chevauchait l’air et l’eau. Elle donna à Helgi son nom et souvent par la suite le protégea dans les batailles.
Helgi devient un vaillant guerrier et épouse sa protectrice. Il dirige des armées et tue le géant Hati « Haineux » (nom du loup qui poursuit le soleil) et sa fille, la femme-tröll Hrímgerðr « Champ-de-givre » (pétrifiée par le soleil). Álfr, fils de Hróðmarr, un autre géant qu’il a tué, le blesse mortellement dans un duel à Frekasteinn « Pierre-de-Freki » (nom d’un des deux loups d’Óðinn). Le poème décousu qui narre sa vie s’achève sur la promesse de sa réincarnation et de celle de sa valkyrie. Son histoire est coincée entre les deux poèmes sur Helgi, fils de Sigmundr.
Helgi Sigmundsson Hundingsbani
Helgi est le fils de Sigmundr et Borghildr. À quinze ans, il tue le roi Hundingr et gagne son surnom de Tueur-de-Hundingr. Ainsi le cheval abat-il le Chien. Le second Helgi ressemble dans les grandes lignes au premier – en un peu plus pittoresque peut-être…
Helgi est pourchassé par les hommes du roi Hundingr. Il n’hésite pas à se déguiser en servante et à moudre de l’orge français – ou des guerriers occis (valbyggr, dont les deux traductions sont possibles) pour leur échapper. Il se faufile dans un navire de guerre, finit par tuer Hundingr et gagne son surnom. Sa bien-aimée est la valkyrie Sigrún « Rune ou secret-de-la-victoire », fille du roi Högni et réincarnation de Sváva.
Son père fiance contre son gré Sigrún à Höddbroddr, fils du roi Granmarr. Sigrún se réfugie chez Helgi, qu’elle aime. Les navires de Helgi cinglent vers la terre de Granmarr. Celui-ci rassemble ses troupes, auxquelles celles de Högni viennent se joindre. Une grande bataille a lieu. Y meurent Granmarr et ses fils (Höddbroddr, Starkaðr et Gudmundr), Högni et ses fils – sauf Dagr « Jour ».
Helgi épouse sa valkyrie. Dagr sacrifie à Óðinn, qui lui prête sa lance pour venger son père. Il en transperce mortellement Helgi au Fjoturlundr « Bosquet-des-entraves ».
Le nom du lieu rappelle le bois sacré des anciens Semnones, évoqué par Tacite (La Germanie, chap. 29). Dans ce bois terrifiant, des envoyés de toutes les tribus se réunissaient à dates fixes et sacrifiaient un humain. Personne ne pouvait y entrer sans être entravé, ni en sortir sans rouler sur soi-même s’il tombait. Ce bois était le berceau de leur tribu et la demeure de leur dieu suprême. Puisque les dieux scandinaves sont appelés « liens », ce site n’est pas anodin.
L’union du héros et de la valkyrie scelle leur destin. Helgi sort de son tertre funéraire appelé par les lamentations de sa veuve. Ils passent une dernière nuit ensemble. Elle meurt de chagrin peu après. Le couple est censé se réincarner (vera endrborinn « être né-à-nouveau »).
Sigurðr Sigmundsson Fáfnisbani
Sigurðr est informé de son destin par le roi devin Grípir, son oncle maternel (Grípisspá « Prophétie de Gripir »), avant de l’accomplir. En cela, il se rapproche des dieux et est présenté d’emblée comme le héros des héros de l’Edda poétique.
Sigurðr vit chez le roi Hjálprekr, qui acueille sa mère à la mort de Sigmundr. Reginn, forgeron et magicien, s’installe là-bas et devient le père adoptif de Sigurðr (Reginsmál, introduction en prose) :
Sigurðr marcha jusqu’au troupeau de Hjálprekr et s’y choisit un cheval, appelé Grani depuis. Reginn, fils de Hreiðmarr, était alors arrivé chez Hjálprekr. C’était un homme habile et un nain de stature. Il était savant, féroce et versé en magie.
Reginn lui forge l’épée Gramr « Courroux », à partir de l’épée brisée de Sigmundr (Reginsmál, septième passage en prose) :
Sigurðr était alors constamment avec Reginn, qui lui dit que Fáfnir reposait à Gnitaheiðr dans une forme de serpent. Fáfnir avait un casque-de-terreur, qui saisissait d’effroi toute créature vivante. Reginn fit une épée à Sigurðr, appelée Gramr. Celle-ci était si aiguisée qu’il l’abattit dans le Rhin, fit dériver un flocon de laine dans le courant et le désintégra comme de l’eau.
Après cela Reginn incita Sigurðr à tuer Fáfnir.
Vengeance et trahison
Reginn pousse Sigurðr à s’emparer du trésor de Fáfnir. Du moins, dès qu’il aura tué les fils de Hundingr pour venger son père (Reginsmál « Dits-de-Reginn »). Sigurðr fait subir la torture horrifiante de l’aigle-de-sang (blóðörn) au meurtrier. Comme une épée est appelée « serpent-de-sang » (blóðorm [12]), cette mise à mort semble purement symbolique. Après l’aigle (-de-sang), Sigurðr part tuer le serpent Fáfnir. Aigle et serpent sont, incidemment, les deux embouts animaux de l’arbre du monde. Le combat avec le serpent est si bref qu’il n’a pas vraiment lieu. Sigurðr se planque sur son passage (ou plutôt sous) et lui transperce le cœur de son épée. Le poème rapporte surtout la conversation instructive du serpent à l’agonie avec son meurtrier (Fáfnismál « Dits de Fáfnir »).
Reginn rapplique et découpe le cœur du serpent. Sigurðr le cuit à sa demande pendant que Reginn va « dormir » (une transe chamanique n’est pas à écarter). En voulant vérifier la cuisson, Sigurðr se brûle et porte son doigt à sa bouche. Une goutte de sang du serpent touche sa langue et Sigurðr comprend aussitôt le langage des oiseaux (noter l’association serpent-oiseau à nouveau) au lieu d’être empoisonné. Il entend en particulier le bavardage de sittelles perchées près de lui et apprend la traîtrise de Reginn. Puisque Sigurðr a tué son frère Fáfnir, il incombe à Reginn de le venger. Sigurðr n’a d’autre choix que de décapiter Reginn.
Ainsi est accomplie une partie de la malédiction d’Andvari : l’or a tué deux frères. Sigurðr charge ensuite son butin maudit sur son cheval Grani. Et file.
Sigurðr, Sigrdrífa-Brynhildr et Guðrún
Dernier rejeton d’une famille illustre, Sigurðr devient riche et célèbre d’un coup. Et un bon parti. Il se rend chez le roi Gjúki, mais s’arrête en route. Un poème d’une grande beauté, mais qui est en soi une anomalie, narre sa rencontre avec la valkyrie Sigrdrífa (des Sigrdrífumál). Celle-ci appartient à la famille des Sjköldungar « descendants-de-Sjköldr ». Sjköldr « Bouclier » est un fils d’Óðinn… et fait de Sigrdrífa une vierge-au-bouclier.
Sigurðr va délivrer la valkyrie du sommeil enchanté dans lequel Óðinn l’a plongée depuis la mort de Helgi (Grípnismál, str. 15). Attiré par une lumière éclatante, il dévie de sa route. Il découvre un guerrier endormi au milieu d’un cercle de boucliers brillants comme des flammes. Il coupe la broigne qui étouffe le guerrier et découvre une femme. Celle-ci s’éveille et se présente sous le nom de Sigrdrífa, valkyrie au chômage. Malgré son titre, une valkyrja « celle-qui-choisit-les-guerriers-occis » n’exécute que les ordres d’Óðinn. D’un champ de bataille, celle-là lui a apporté un roi au lieu d’un autre. D’où la piqûre sédative qui la transforme en Belle au Bois dormant. L’expiation de sa désobéissance ne s’arrête pas là. Elle va épouser un homme qu’elle a pris pour un autre par un étrange retour des choses et un stratagème magique.
Avant de la quitter, Sigurðr jure un amour éternel à sa valkyrie. Partout ailleurs Sigrdrífa est appelée Brynhildr. Inexplicablement, même s’il s’agit d’un surnom de Brynhildr pour les experts. À partir de là, manque un morceau de l’histoire que la Saga des Völsungar complète. Cette lacune expliquerait les incohérences entre le poème sur Sigrdrífa et la suite de son histoire dans les autres poèmes. À moins que Sigrdrífa appartienne à une AUTRE version de l’histoire de Sigurðr.
Le roi Gjúki a pour fille Guðrún. Son épouse magicienne Grímhildr résout d’unir leur fille à Sigurðr. Elle fait boire une bière d’oubli à l’élu et la valkyrie s’efface de sa mémoire. Sigurðr épouse Guðrún et devient le frère-juré de deux de ses beaux-frères, Gunnar et Högni. Ce serment de fraternité-jurée les contraint à une assistance mutuelle, qui ne s’arrêtera qu’avec la mort du dernier. Il ne concerne pas Guþormr, le troisième frère de Guðrún.
Grímhildr décide ensuite son fils Gunnar à épouser Brynhildr, fille du riche roi Buðli. C’est ainsi que la valkyrie Sigrdrífa devient, abruptement, Brynhildr, princesse des Buðlingar. Brynhildr, donc, n’épousera que celui capable de traverser l’enceinte de flammes de son logis (et semble aussi amnésique que Sigurðr !). Gunnar échoue et échange son apparence avec Sigurðr, qui saute l’obstacle. Brynhildr, deux fois fiancée à Sigurðr, épouse (le vrai) Gunnarr. Elle apprend la vérité par Guðrún, quand elles vantent les mérites de leur époux respectif. Malgré l’amour qu’elle lui porte, Brynhildr résout de se venger de Sigurðr. Elle demande à Gunnar, qui convainc Högni de droguer Guþormr pour accomplir le meurtre sans renier (directement) leur serment envers Sigurðr (Brot af Sigurðarskviðu « Fragment du lai de Sigurðr »). Ainsi est fait. Au þing ou dans un bois.
Brynhildr rit à l’annonce de la mort de Sigurðr et ce rire a une résonance mythique ou rituelle possible [13]. Le lendemain, elle se suicide et est placée dans un chariot en guise de cercueil. Son bûcher funéraire est dressé auprès de celui de Sigurðr. Et ils s’envolent en fumée (presque) ensemble (Sigurðarskviða in skamma « Lai bref de Sigurðr ») [14].
En épilogue, est relaté le destin de Svanhildr, fille de Sigurðr et Guðrún (héroïne centrale du reste de l’histoire). Noter que son nom est typique des valkyries. Elle est piétinée à mort par les chevaux de son mari, Jörmunrekkr. Ainsi périt la dernière des Völsungar, dont le nom venait d’un Völsi non identifiable, mais inséparable du cheval.
Hommage à Sigurðr et à Sigrdrífa
Sigurðr se démarque des héros qui l’entourent par le destin vers lequel il fonce en toute connaissance de cause. Sa grandeur n’est pas tant la vengeance dont il hérite et s’acquitte comme tout un chacun. C’est plutôt le trésor maudit qu’il a sur les bras pour avoir tué le serpent. Cet exploit lui apporte la gloire et le mène à sa perte. L’or du serpent le fait faillir sans le vouloir (il a bu sans le savoir la potion d’oubli) au serment échangé avec Sigrdrífa. Cette valkyrie déchue de la troupe d’Óðinn, condamnée à un rôle de femme, a aussi, semble-t-il, recouvré son rôle initial de « sélectionneuse des guerriers occis ». Sigurðr la ramène à la vie et elle devient l’instrument de sa mort (sous un autre nom). Avec les amants « maudits » (par Andvari et par Óðinn) s’achève la réincarnation du Sacré (Helgi) et de la valkyrie.
La trilogie de Sigurðr
Trois poèmes sur Sigurðr se suivent sans titre ni interruption dans le manuscrit (Reginsmál, Fáfnismál, Sigrdrífumál). Le dernier est amputé par la Grande Lacune. Le texte reprend avec la fin d’un poème intitulé Fragment du lai de Sigurðr.
La Grande Lacune ne marque pas seulement une perte. Elle érige un mur entre deux parties. La valkyrie Sigrdrífa de la première partie devient la princesse Brynhildr de la seconde. Or garder les deux versions de la rencontre entre elle(s) et Sigurðr ne s’imposait pas. Il nuit même à la cohérence de l’ensemble – sauf peut-être dans le récit de Snorri.
L’intrusion d’une valkyrie renvoie en douce au cycle des Helgi. Elle déplace aussi l’histoire dans le surnaturel. Sigrdrífa appartient justement à la trilogie de poèmes où ce surnaturel est omniprésent. On y trouve des dieux, un nain, un serpent géant, etc. En fait, Sigurðr y est à peu près le seul personnage humain.
Une ancienne théorie pourrait expliquer les incohérences [19]. En bref, il y aurait deux Sigurðr, comme il y a deux Helgi. L’un (plus mythique et scandinave) croise Sigrdrífa ; l’autre (plus légendaire et germanique), Brynhildr. Au reste, Sigurðr n’est pas lui-même quand il rencontre Brynhildr (il est Gunnar).
Notes
[1] Nibelung « Fils ou descendant-de-la-brume » (de nibel « brume ») renvoie au Niflhel scandinave (Claude Lecouteux, 1988). Les Nibelungen sont des divinités des eaux, détentrices du fameux « or du Rhin ».
[2] Niflungar est la traduction exacte de « Nibelungen ». Cf. note 1.
[3] Le nom de cette loutre est Ótr « Loutre ». Pour les Celtes, la loutre était un « chien-de-mer ». Qui en a déjà vu pêcher en bord de mer ne peut les contredire. Les loutres sont des nageurs remarquables.
Reginn joue sur deux étymologies (si tant est qu’elles ne proviennent pas de la même « source »). Il vient de regin « puissance » ET de regn « pluie » (Regen en allemand).
Fáfnir et son père correspondent à Nibelung selon Claude Lecouteux (1988). Celui-ci a démontré que toute la famille des Nibelungen est liée à l’eau. L’ægishjálmr « casque-de-terreur » de Fáfnir contient justement Ægir (géant de la mer) dans son nom. Hreiðmarr contient « mer » (marr) dans le sien (quoique marr soit aussi un « cheval »). Fáfnir serait donc proche du serpent de mer mythique.
De fait, la nature de toute la famille est floue. Snorri parle de fermiers. Reginn est un homme de la taille d’un nain selon les Dits de Reginn. Nains, ce seraient les seuls à se métamorphoser en animal et à avoir un père et des femmes dans leurs rangs. Lyngheiðr et Lofnheiðr sont les filles de Hreiðmarr. Lofn est une déesse mineure et Heiðr un nom de magicienne.
En définitive, ce petit monde pourrait former une famille de divinités archaïques déchues – telles étaient les Nibelungen. Fáfnir et Reginn sont peu recommandables. Cela n’empêche pas Fáfnir d’être un sage (il enseigne son savoir à Sigurðr avant de mourir) et Reginn, en plus de forgeron et magicien, d’être un þurl (titre indissociable des þulur « listes » allitératives formant tout un memento du savoir, que ce soit du sacré ou des lois).
[4] Andvari est sur la liste des nains de la Völuspá (str. 15) et de la Gylfaginning (chap. 14). Il est aussi sur celle des poissons des Skáldskaparmál (Þulur). Andvari est appelé Alberich dans le Nibelungenlied (Claude Lecouteux). Il y est le gardien du trésor des Nibelungen. La traduction littérale d’Alberich en vieux norrois est Álfrikr « Alfe-puissant ». Andvari voudrait dire « Vigilance » au sens figuré et « Brise-légère » au sens moderne. Il est sûrement lié au ciel. Au reste, Andvari se nomme lui-même Gustr « Bourrasque » dans la strophe citée.
[5] Il possédait un anneau aux mêmes pouvoirs : Draupnir « Goutteur ». L’Andvaranautr « Cadeau-d’Andvari » et Draupnir procuraient la richesse en fournissant de l’or. Les deux dieux (Óðinn et Baldr) qui possédaient l’un périrent, comme les deux frères qui convoitèrent l’autre.
[6] Loki se transforme en saumon et plonge dans une cascade avant d’être capturé par les dieux. Qu’il tue une loutre en train de dévorer un saumon semble assez excusable…
[7] Hljóð est la óskmey « vierge-du-souhait » d’Óðinn. C’est aussi le premier mot de la Völuspá, donc de l’Edda poétique. C’est surtout le nom de l’oreille-corne du dieu Heimdallr. Le mot a la double acception de « silence » et « son ». Heimdallr et Hrímnir sont cités ensemble dans les Skírnismál (str. 28).
[8] L’arbre est un substitut de l’arbre du monde.
[9] Pratique courante des dieux vanes. Certains, à une certaine époque, ont voulu y voir une sublimation de la pureté raciale. Est-il toujours inutile de préciser qu’ABSOLUMENT rien ne va dans ce sens dans les textes ?
[10] Óðinn a joué au batelier au bord d’un détroit Hàrbarðljóð. C’est sa seule prestation sur un bateau. Il aurait emprunté ce bateau à Hildólfr « Loup-de-bataille ».
[11] Donner un nom s’accompagne d’un cadeau. Ce sera une épée de guerrier.
[12] Helgaskviða Hundinsbana I, str. 8. Le blóðörn consiste à enfoncer une lame le long de l’épine dorsale, de découper la cage thoracique et de sortir les poumons de la victime pour les exposer dans son dos comme les ailes d’un aigle.
[13] Peut-être un lointain écho du rire de Skaði. Faire rire la future déesse est une des conditions qu’elle impose aux dieux en compensation du meurtre de son père. Comme ici, son rire semble plus ou moins inapproprié (pour nous).
[14] Sigrdrífa et Sigurðr ont ici quelque chose de Nanna et Baldr. D’autant que le nom de Nanna est a priori lié aux valkyries et que Baldr est tué au þing des dieux.
[15] Je ne sais pas par qui ni quand ni comment ces identifications ont été faites. Mais elles sont difficiles à réfuter. Sauf Frédégonde peut-être (et encore).
[16] À ne pas confondre avec son homonyme. Le christianisme arien était la religion de Byzance à l’époque où Théodoric y a été élevé en tant qu’otage. D’où sa conversion. Je renvoie au livre de Bruno Dumézil, Les racines chrétiennes de l’Europe, Conversion et liberté dans les royaumes barbares, ve-viiie siècle, Fayard, 2005.
[17] Jordanès (vie siècle), L’origine des Goths (chap. 24). <http://remacle.org/bloodwolf/historiens/jornandes/goths2.htm>
[18] Carolyne Larrington, The Poetic Edda, Oxford University Press, 1996.
[19] Bertha Phillpotts, The Elder Edda and Ancient Scandinavian Drama, Cambridge, 1920 (Internet Archive).