Les dieux vanes
Le mot vanr (pl. vanir) dériverait de vinr « ami » [1]. Les vanes [2] sont composés d’une triade mixte (telle les trois monstres mythiques, les enfants du géant Ymir, ou du dieu Þórr) :
- Freyr « Seigneur », le chef de la famille ;
- Freyja « Dame », sa sœur (et ex-épouse) ;
- Njörðr, leur père.
Ce sont les seuls vanes officiels. Force est de constater que la mère de Freyr et Freyja manque. Njörðr a pourtant une épouse (la géante Skaði, qui y gagne un passeport ase). Il a aussi une sœur (Ynglinga saga, chap. 4), jamais nommée, qu’il avait épousée avant d’entrer chez les ases. C’est que l’inceste entre frère et sœur était la norme chez les vanes – comme l’ambiguïté est celle des mythes. Il n’est donc sûrement pas fortuit que le nom de Njörðr (à l’étymologie obscure) englobe celui de… Jörð « Terre ». Les linguistes rattachent justement son nom à l’ancienne déesse germanique Nerthus ↗, alias la « Terre-Mère » (voir Tacite ↗, La Germanie, chap. 40)… Aucun n’explique son changement de sexe.
Noter que le père de la famille des vanes n’est pas son chef.
La fertilité-fécondité
La famille vane gouverne la fertilité-fécondité. C’était, du moins, le point de vue général depuis le xixe siècle. Il est encore largement suivi. Pourtant, Adam de Brême ↗ (xie siècle) attribuait sans conteste son contrôle à Þórr. Il laisse à Fricco (le nom qu’il donne a priori à Freyr) le patronage de la paix et des mariages. Cette dernière fonction pose un autre problème, car les vanes sont réputés pour pratiquer l’inceste entre frère et sœur…
Les vanes, les ases et les alfes
Les dieux vanes sont opposés, puis appariés aux ases. Après leur adoption, tous les dieux sont appelés ases. Il existe, pourtant, une troisième tribu divine presque aussi puissante que les dieux, quoique mystérieuse : les alfes. Le vane Freyr est justement le maître de l’Álfheimr « Monde-de-l’alfe ». C’est son seul domicile connu. La formule courante æsir ok álfar « les ases et les alfes » pour désigner les dieux efface les vanes. Snorri ne l’emploie pas, mais évoque goðunum ok vönum « les dieux et les vanes » (Gylfaginning, chap. 23). Les vanes se différencieraient donc des dieux et se superposeraient aux alfes. Pour moi, pourtant, les vanes et les alfes expriment des aspects différents de la fertilité-fécondité.
La domestication
La fertilité-fécondité assure l’abondance alimentaire et la régénérescence des espèces. En gros, la sexualité est son fonds de commerce. En général, on l’associe à l’agriculture. Ce qui est quelque peu usurpé. En effet, la chasse et la cueillette dépendent du renouvellement du gibier ou de la plante. Leur régulation est vitale. Elles sont donc aussi soumises à des lois de fertilité-fécondité. La pérennité d’une espèce entière en dépend (Néanderthal en sait quelque chose). Autrement dit, la fertilité-fécondité dépasse largement le cadre réducteur de l’agriculture. Cela étant, la domestication animale et végétale a révolutionné les moyens de production alimentaire.
La reproduction animale a aussi modifié le regard de l’homme sur la femme. On peut dire que la domestication a été parallèle à celle de la femme. La fratrie des trois monstres mythiques, composée d’une femme (Hel) et de deux animaux sauvages (un loup et un serpent), est symptomatique. La femme est « domestiquée » par le mariage. Celui de la géante Skaði avec Njörðr est exemplaire. Celui de la géante Gerðr avec Freyr l’est autant – en un peu plus compliqué. Bref, la fertilité-fécondité a subi une mutation profonde avec l’agriculture. Et les croyances avec. Les institutions sociales ne furent pas en reste.
Un sanglier royal
Dans la biosphère scandinave, le roi assure paix et prospérité. Il est élu til árs ok friðar « pour une année fertile et de paix » selon la formule consacrée. Il peut être renversé (littéralement), ou sacrifié si besoin est. Sans aller jusque-là, le roi est aussi le sacrificateur de son peuple (les Vikings n’avaient pas de classe sacerdotale à plein temps). Freyr est justement un ancêtre de lignages royaux (suédois, en particulier), comme le chef des ases. Son attribut est le sanglier (premier animal domestiqué). Or, jöfurr « verrat (cochon reproducteur) » est le titre ancien (et poétique) du roi. Les vanes deviennent naturellement les sacrificateurs des dieux après leur intégration aux ases (Ynglinga saga, chap. 4).
La terre cachée dans le nom de Njörðr révèle le caractère terrestre des vanes. Cependant, la fertilité-fécondité dépend avant tout du ciel. Celui-ci impose à la terre ses saisons et ses intempéries. Les vanes lui sont donc liés.
Le ciel, la lune et le soleil
Jules César ↗ (Guerre des Gaules, livre vi, chap. 21) déclare que les Germains ne croient qu’à ce qu’ils voient : le soleil, la lune et Vulcain. Autrement dit : le soleil, la lune et le ciel (ou, du moins, le tonnerre).
Mundilfari, Sól et Máni
Dans les mythes scandinaves, cette triade existe toujours, mais ne fait quasiment plus que de la figuration. Elle se compose de Mundilfari, de sa fille Sól « Soleil » et de son fils Máni « Lune » (Vafþrúðnismál, str. 23). Noter, au passage, que le soleil est féminin et la lune, masculine. Dans la langue et les mythes. Les retombées sont multiples du fait des propriétés respectives des deux astres. Les dieux enrôlent Sól pour conduire le chariot du soleil (déjà attesté à l’âge du bronze avec le chariot de Trundholm ↗), et Máni pour diriger la course de la lune, sa croissance et sa décroissance (Gylfaginning, chap. 11).
Ses enfants dénoncent en Mundilfari une déité du ciel. Mundilfari était si fier d’eux, qu’il leur donne les noms du soleil et de la lune. Les dieux le punissent de sa vanité en les lui enlevant. Une belle histoire qui… tourne en rond. En effet, Sól et Máni sont le soleil et la lune ET leur pâle doublure. En revanche, cette histoire explique, sans en avoir l’air, que le soleil et la lune ne sont plus vraiment personnifiés, ou sont des entités subalternes. C’est du moins ce qu’elle veut nous faire croire. Elle explique surtout que le ciel a perdu de sa puissance en perdant les principaux astres mesureurs de temps. Désormais, le ciel se contente d’une fonction venteuse ou orageuse dans les mythes. La responsabilité des saisons et de la mesure de l’année n’incombe plus qu’aux astres. La lune est d’ailleurs appelée le « compteur-d’ans » (Alvíssmál, str. 14).
Le soleil et la lune finissent dans la gueule d’un loup (comme les ases Óðinn et Týr). Le soleil, appelé Álfröðull « Orbe-de-l’alfe » (et non pas Sól), met au monde une fille in extremis. C’est la seule figure féminine dont la mort est racontée au Ragnarök « Destin-des-puissances ».
À en croire Snorri, Sól et Máni portent les noms des deux astres, sans les incarner, ou à peine. En clair, les deux astres ont a priori perdu de leur éclat. Il est aussi possible que ces divinités archaïques fondamentales, aient été intégrées aux dieux. C’est, au final, ce que suggère Snorri en les faisant réquisitionner par les dieux. Leur configuration familiale (père, fille, fils) se retrouve dans plusieurs triades. Celle des vanes est la plus prometteuse, car Freyr et Freyja ont chacun un chariot…
Les chariots célestes
Le ciel est appelé « la terre des chariots et des vents » (Skáldskaparmál, chap. 31). À part le soleil (et peut-être la lune), les seuls dieux à conduire un chariot sont :
- Þórr ;
- Óðinn (a priori tardivement) ;
- Freyr ;
- Freyja.
Leur attelage les distingue. Le chariot du soleil est tiré par deux chevaux tandis que celui de Þórr l’est par deux boucs . Celui d’Óðinn n’est pas précisé et on peut donc douter de son existence. Celui de Freyr est tiré par un sanglier et celui de Freyja, par deux chats. Il n’est pas attribué de chariot explicite à la lune et rien n’explique comment Máni assure son mouvement. On ne connaît pas plus de chariot à Njörðr. Il est pourtant appelé « le dieu des chariots » (Skáldskaparmál, chap. 6). Sans compter que la déesse Nerthus en avait un.
Notes
[1] Selon R.I. Page (1990), John Lindow (2002), etc.
[2] En français, les noms de famille, invariables, ne prennent pas la marque du pluriel. Pour cette raison, je choisis de mettre les noms des familles mythiques en minuscule. En revanche, les noms de groupes au nombre déterminé sont en majuscule.