Skírnismál « Les dits de Skírnir »
(ou Le voyage de Skírnir)
Nouvelle traduction intégrale du 5e poème de l’Edda poétique
(xiiie siècle, auteur anonyme)
Lien vers le texte en langue originale heimskringla.no ↗
Freyr, le fils de Njörðr, s’était assis sur le Hliðskjálf [1] et voyait dans tous les mondes. Il voyait dans les Jötunheimar et y vit une belle jeune fille alors qu’elle marchait de la halle de son père à son pavillon. Il en conçut grandes préoccupations.
Skírnir se nommait l’écuyer de Freyr. Njörðr le pria d’aller parler à Freyr. Alors, Skaði dit :
- « Lève-toi maintenant, Skírnir [2],
Et va vite demander
À notre fils un récit [explicatif]
Et découvrir ainsi
Contre qui le sage et fertile
Grand-père fulmine. » - [Skírnir dit :]
« Des mots durs
Je redoute de votre fils
Si je vais parler au garçon
Et lui demander
Contre qui le sage et fertile
Grand-père fulmine. - Dis-moi, Freyr,
Pouvoir-de-la-maisonnée des dieux,
Ce que je souhaite savoir :
Pourquoi t’assoies-tu seul
Dans l’interminable salle,
Mon maître, à longueur de jours ? » - [Freyr dit :]
« Pourquoi te dirais-je,
Jeune homme,
Le grand tourment de mon cœur ?
La faute d’Álfröðull,
Qui brille tous les jours,
Mais frustre mes désirs. » - [Skírnir dit :]
« Ton désir,
Je pense, n’est donc pas si grand
Que tu ne puisses me le dire, homme,
Car jeunes ensemble
Nous fûmes jadis ;
Tous deux pouvons bien nous faire confiance. » - [Freyr dit :]
« Dans les enclos de Gymir,
J’ai vu marcher
Une vierge dont je languis ;
Ses bras brillaient
Et de là,
Tout l’air et l’eau. - La vierge m’est plus chère
Qu’à aucun damoiseau
Qui ne fut jadis ;
Des ases et des alfes,
Pas un homme ne veut
De notre accord à tous deux. » - [Skírnir dit :]
« Le cheval donne-moi donc,
Qui me portera delà les sombres
Sûres flammes-vacillantes
Et cette épée
Qui frappe seule
La gent géante. » - [Freyr dit :]
« Le cheval, je te donne,
Qui te portera delà les sombres
Sûres flammes-vacillantes
Et cette épée
Qui frappe seule,
Si est sensé celui qui la soulève. »
Skírnir parle au cheval :
- « Il fait sombre dehors ;
Grand temps, te dis-je, de partir
Par-dessus les monts humides,
Par-dessus la terre des þursar [3];
Ensemble nous arriverons,
Ou ensemble nous prendra
Le géant formidable. »
Skírnir chevaucha aux Jötunheimar jusqu’aux enclos de Gymir. Il y avait là des chiens furieux, enchaînés devant le portail de la palissade qui entourait la halle de Gerðr. Il chevaucha jusqu’à un berger assis sur un tertre funéraire et lui dit :
- « Dis-moi, berger,
Comme tu es assis sur le tertre
Et gardes tous sentiers,
Comment parvenir à parler
À la gamine
Malgré les chiennes de Gymir ? » - [Hirði dit :]
« Es-tu voué à la mort
Ou as-tu déjà trépassé ?
Aucun entretien
Tu n’auras jamais
Avec la bonne fille de Gymir. » - [Skírnir dit :]
« Des choix sont plus adaptés,
Plutôt que de se plaindre,
À celui empressé d’avancer ;
Un même jour,
Ma vie fut créée
Et mon sort assigné. » - [Gerðr dit :]
« Quel est ce tumulte qui retentit
Et que j’entends maintenant
Dans nos maisons ?
La terre tremble
Et, avec elle, tous
Les enclos de Gymir oscillent. » - [La servante dit :]
« Un homme est là dehors
Descendu du dos d’un destrier,
Qu’il met à brouter. » - [Gerðr dit :]
« Invite-le à entrer
Dans notre halle
Et à boire l’illustre hydromel,
Bien que je craigne
Que celui qui est dehors soit
Le meurtrier de mon frère. - Qui est ce fils des alfes,
Ou fils des ases,
Ou des vanes sages ?
Pourquoi es-tu venu seul
Par-dessus le feu furieux
Voir notre halle-familiale ? » - [Skírnir dit :]
« Je ne suis ni des fils des alfes,
Ni des fils des ases,
Ni des vanes sages,
Bien que je sois venu seul
Par-dessus le feu furieux
Voir votre halle-familiale. - Onze pommes
Toutes dorées, j’ai ici ;
Que je te donnerai, Gerðr,
Pour acheter la paix,
Que tu dises de Freyr
Qu’il ne t’est pas détestable en vie [4]. » - [Gerðr dit :]
« Onze pommes
Je n’accepterai jamais
Contre le désir d'aucun homme ;
Ni Freyr ni moi,
Aussi longtemps que nous vivrons,
Ne vivrons tous deux ensemble. » - [Skírnir dit :]
« Un anneau je te donne alors,
Celui qui a brûlé
Avec le jeune fils d’Óðinn ;
Huit sont aussi lourds,
Qui de lui gouttent,
Chaque neuf nuits. » - [Gerðr dit :]
« L’anneau, je n’accepterai pas,
Bien qu’il ait brûlé
Avec le jeune fils d’Óðinn.
Je ne manque pas d'or
Dans l’enclos de Gymir,
À disposer de la richesse de mon père. » - [Skírnir dit :]
« Vois-tu l’épée, ma fille,
Déliée et damasquinée (de runes)
Que je tiens à la main ici ?
Ta tête je couperai
De sur ton cou,
Si tu ne passes un accord avec moi. » - [Gerðr dit :]
« Souffrir l’oppression,
Je n’y consentirai jamais
Pour le désir d’aucun homme ;
Je pressens pourtant
Que si Gymir et toi vous croisez,
Prêts à batailler,
Tous deux, de meurtre, languirez. » - [Skírnir dit :]
« Vois-tu l’épée, ma fille,
Déliée et damasquinée (de runes)
Que je tiens à la main ici ?
Par ces tranchants,
Le vieux géant,
Ton père trouvera la mort. - D’un bâton-de-domptage, je te touche
Car je te materai,
Ma fille, selon mes souhaits.
Tu marcheras là
Où les fils des hommes
Jamais ne te reverront. - Sur la colline de l’aigle,
Tu t’assoiras très tôt,
Tournée vers le monde
À contempler la Mort (Hel) ;
La chair te sera plus répugnante
Que le serpent luisant
Aux hommes. - Merveilleux spectacle tu seras
Quand tu sortiras !
Que Hrímnir te fixe,
Que tous te reluquent,
Que tu sois plus connue
Que le gardien parmi les dieux ; - Folie et hurlements,
Détresse et frustration
Grossiront tes larmes de chagrin ;
Assois-toi
Et je te dirai
La profonde affliction
Et le double désespoir. - Les démons te plieront
Tout le long du jour accablé
Dans les enclos des géants.
Aux halles des géants-du-givre,
Tu vas chaque jour
Ramper sans choix,
Ramper sans joie.
Au lieu de plaisir,
Tu auras des pleurs
Et du dégoût parmi tes peines. - Avec un þurs tricéphale
Tu devras à jamais te traîner,
Ou rester sans mari ;
Ton esprit t’enfermera,
Ton ennui te morfondra ;
Sois comme le chardon
Qui suffoquait
Au plus haut de la saison. - Jusqu’à un bois, j’allais
Et jusqu’à un arbre vert,
Un rameau-magique, je cherchais ;
Un rameau-magique, je trouvais [5]. - Rageur contre toi est Óðinn ;
Rageur contre toi est le meilleur-des-ases ;
Freyr va te haïr,
Abominable fille,
Et tu as gagné
La rage-redoutable des dieux. - Qu’entendent les géants,
Qu’entendent les géants-du-givre,
Les fils de Suttungr [6],
Les armées des ases elles-mêmes,
Comment j’interdis,
Comment je prohibe
La conversation des hommes à la fille,
Le commerce des hommes à la fille. - Hrímgrímnir s’appelle le þurs
Qui te possèdera
En-dessous la porte-des-cadavres ;
Là, les esclaves
Des racines de l’arbre
Te serviront l’urine des chèvres.
Plus noble breuvage,
Tu n’auras jamais,
Vierge, à ton goût,
Vierge, à ma guise. - Þurs [7] je t’incise
Et trois signes :
Inversion et lubricité,
Et frigidité.
Je pourrai l’effacer
Comme je l’ai incisé,
Si besoin est. » - [Gerðr dit :]
« Sois le bienvenu maintenant plutôt, écuyer,
Et prends la coupe-de-givre,
Pleine d’ancien hydromel ;
Bien que j’aurais pensé ne bien m’accorder
Jamais avec un des vanes [8]. » - [Skírnir dit :]
« Toute ma mission
Je veux remplir
Avant de rentrer chez moi d’ici.
Quand auras-tu entrevue
Avec le viril
Fils de Njörðr ? » - [Gerðr dit :]
« Barri a nom,
Que tous deux connaissons,
Un bosquet tranquille.
Mais dans neuf nuits,
C’est là qu’au fils de Njörðr,
Gerðr accordera ses faveurs. »
Skírnir chevaucha alors à la maison. Freyr se tenait dehors, le salua et s’enquit des nouvelles :
- « Dis-moi donc, Skírnir,
Avant d’ôter de ton cheval la selle
Et de faire un pas de plus,
Qu’as-tu gagné
Dans les Jötunheimar
Pour ta félicité et la mienne ? » - [Skírnir dit :]
« Barri a nom,
Que tous deux connaissons,
Un bosquet tranquille.
Mais dans neuf nuits,
C’est là qu’au fils de Njörðr,
Gerðr accordera ses faveurs. » - [Freyr dit :]
« Longue est une nuit,
Plus longues sont deux.
Comment languirai-je trois ?
Souvent un mois
M’a paru moindre
Que la moitié de cette prénuptiale nuit. »
Notes
[1] Le Hliðskjálf est le haut-siège d’Óðinn. Il permet de voir dans tous les mondes. Normalement, seuls Óðinn et Frigg s’y assoient.
[2] Skírnir « (le) Radieux ». Son autre intervention mythique est de quérir le lien de Fenrir chez les alfes-noirs pour les dieux (Gylfaginning, chap. 34).
[3] Les þursar sont des géants. Leur nom vient de þyrst « assoiffé ».
[4] Il est apparemment suggéré que Freyr se devait de mourir en hiver.
[5] Le « rameau-magique » (gambanteinn) est une baguette magique. Toutefois, le gamban- de son nom reste obscur. Un gambanreiði (que j’ai traduit par « rage-redoutable ») est mentioné juste après (str. 33). Gamban- confère apparemment une puissance auguste au nom auquel il se rattache.
[6] Le géant Suttungr était le détenteur de l’hydromel de poésie volé par Óðinn.
[7] Il s’agit cette fois de la rune ᚦ þurs.
[8] Vaningja, au lieu de vanes. Selon Ursula Dronke (Skírnismál, commentaire 37/6), vaningi serait un heiti pour göltr « cochon castré »… tout ce que Skírnir n’est pas.