Skírnismál « Les dits de Skírnir »
(ou Le voyage de Skírnir)

Freyr assis sur le Hlidskjalf (dans la posture du Penseur de Rodin, illustration en noir et blanc de Frederic Lawrence (&çà! ) (1906)
Freyr s’est assis sur le Hliðskjálf d’Óðinn (dans la posture du Penseur de Rodin), illustration de Frederic Lawrence pour Volume 4 of Romance Readers : Children of Odin de Ernest Edwin Speight, H. Marshall & Son (1903). Source : domaine public, via Wikimedia commons ↗

Nouvelle traduction intégrale du 5e poème de l’Edda poétique
(xiiie siècle, auteur anonyme)

Lien vers le texte en langue originale heimskringla.no ↗

Freyr, le fils de Njörðr, s’était assis sur le Hliðskjálf [1] et voyait dans tous les mondes. Il voyait dans les Jötunheimar et y vit une belle jeune fille alors qu’elle marchait de la halle de son père à son pavillon. Il en conçut grandes préoccupations.
Skírnir se nommait l’écuyer de Freyr. Njörðr le pria d’aller parler à Freyr. Alors, Skaði dit :
  1. « Lève-toi maintenant, Skírnir [2],
    Et va vite demander
    À notre fils un récit [explicatif]
    Et découvrir ainsi
    Contre qui le sage et fertile
    Grand-père fulmine. »
  2. [Skírnir dit :]
    « Des mots durs
    Je redoute de votre fils
    Si je vais parler au garçon
    Et lui demander
    Contre qui le sage et fertile
    Grand-père fulmine.
  3. Dis-moi, Freyr,
    Pouvoir-de-la-maisonnée des dieux,
    Ce que je souhaite savoir :
    Pourquoi t’assoies-tu seul
    Dans l’interminable salle,
    Mon maître, à longueur de jours ? »
  4. [Freyr dit :]
    « Pourquoi te dirais-je,
    Jeune homme,
    Le grand tourment de mon cœur ?
    La faute d’Álfröðull,
    Qui brille tous les jours,
    Mais frustre mes désirs. »
  5. [Skírnir dit :]
    « Ton désir,
    Je pense, n’est donc pas si grand
    Que tu ne puisses me le dire, homme,
    Car jeunes ensemble
    Nous fûmes jadis ;
    Tous deux pouvons bien nous faire confiance. »
  6. [Freyr dit :]
    « Dans les enclos de Gymir,
    J’ai vu marcher
    Une vierge dont je languis ;
    Ses bras brillaient
    Et de là,
    Tout l’air et l’eau.
  7. La vierge m’est plus chère
    Qu’à aucun damoiseau
    Qui ne fut jadis ;
    Des ases et des alfes,
    Pas un homme ne veut
    De notre accord à tous deux. »
  8. [Skírnir dit :]
    « Le cheval donne-moi donc,
    Qui me portera delà les sombres
    Sûres flammes-vacillantes
    Et cette épée
    Qui frappe seule
    La gent géante. »
  9. [Freyr dit :]
    « Le cheval, je te donne,
    Qui te portera delà les sombres
    Sûres flammes-vacillantes
    Et cette épée
    Qui frappe seule,
    Si est sensé celui qui la soulève. »
Skírnir parle au cheval :
  1. « Il fait sombre dehors ;
    Grand temps, te dis-je, de partir
    Par-dessus les monts humides,
    Par-dessus la terre des þursar [3];
    Ensemble nous arriverons,
    Ou ensemble nous prendra
    Le géant formidable. »
Skírnir chevaucha aux Jötunheimar jusqu’aux enclos de Gymir. Il y avait là des chiens furieux, enchaînés devant le portail de la palissade qui entourait la halle de Gerðr. Il chevaucha jusqu’à un berger assis sur un tertre funéraire et lui dit :
  1. « Dis-moi, berger,
    Comme tu es assis sur le tertre
    Et gardes tous sentiers,
    Comment parvenir à parler
    À la gamine
    Malgré les chiennes de Gymir ? »
  2. [Hirði dit :]
    « Es-tu voué à la mort
    Ou as-tu déjà trépassé ?
    Aucun entretien
    Tu n’auras jamais
    Avec la bonne fille de Gymir. »
  3. [Skírnir dit :]
    « Des choix sont plus adaptés,
    Plutôt que de se plaindre,
    À celui empressé d’avancer ;
    Un même jour,
    Ma vie fut créée
    Et mon sort assigné. »
  4. [Gerðr dit :]
    « Quel est ce tumulte qui retentit
    Et que j’entends maintenant
    Dans nos maisons ?
    La terre tremble
    Et, avec elle, tous
    Les enclos de Gymir oscillent. »
  5. [La servante dit :]
    « Un homme est là dehors
    Descendu du dos d’un destrier,
    Qu’il met à brouter. »
  6. [Gerðr dit :]
    « Invite-le à entrer
    Dans notre halle
    Et à boire l’illustre hydromel,
    Bien que je craigne
    Que celui qui est dehors soit
    Le meurtrier de mon frère.
  7. Qui est ce fils des alfes,
    Ou fils des ases,
    Ou des vanes sages ?
    Pourquoi es-tu venu seul
    Par-dessus le feu furieux
    Voir notre halle-familiale ? »
  8. [Skírnir dit :]
    « Je ne suis ni des fils des alfes,
    Ni des fils des ases,
    Ni des vanes sages,
    Bien que je sois venu seul
    Par-dessus le feu furieux
    Voir votre halle-familiale.
  9. Onze pommes
    Toutes dorées, j’ai ici ;
    Que je te donnerai, Gerðr,
    Pour acheter la paix,
    Que tu dises de Freyr
    Qu’il ne t’est pas détestable en vie [4]. »
  10. [Gerðr dit :]
    « Onze pommes
    Je n’accepterai jamais
    Contre le désir d'aucun homme ;
    Ni Freyr ni moi,
    Aussi longtemps que nous vivrons,
    Ne vivrons tous deux ensemble. »
  11. [Skírnir dit :]
    « Un anneau je te donne alors,
    Celui qui a brûlé
    Avec le jeune fils d’Óðinn ;
    Huit sont aussi lourds,
    Qui de lui gouttent,
    Chaque neuf nuits. »
  12. [Gerðr dit :]
    « L’anneau, je n’accepterai pas,
    Bien qu’il ait brûlé
    Avec le jeune fils d’Óðinn.
    Je ne manque pas d'or
    Dans l’enclos de Gymir,
    À disposer de la richesse de mon père. »
  13. [Skírnir dit :]
    « Vois-tu l’épée, ma fille,
    Déliée et damasquinée (de runes)
    Que je tiens à la main ici ?
    Ta tête je couperai
    De sur ton cou,
    Si tu ne passes un accord avec moi. »
  14. [Gerðr dit :]
    « Souffrir l’oppression,
    Je n’y consentirai jamais
    Pour le désir d’aucun homme ;
    Je pressens pourtant
    Que si Gymir et toi vous croisez,
    Prêts à batailler,
    Tous deux, de meurtre, languirez. »
  15. [Skírnir dit :]
    « Vois-tu l’épée, ma fille,
    Déliée et damasquinée (de runes)
    Que je tiens à la main ici ?
    Par ces tranchants,
    Le vieux géant,
    Ton père trouvera la mort.
  16. D’un bâton-de-domptage, je te touche
    Car je te materai,
    Ma fille, selon mes souhaits.
    Tu marcheras là
    Où les fils des hommes
    Jamais ne te reverront.
  17. Sur la colline de l’aigle,
    Tu t’assoiras très tôt,
    Tournée vers le monde
    À contempler la Mort (Hel) ;
    La chair te sera plus répugnante
    Que le serpent luisant
    Aux hommes.
  18. Merveilleux spectacle tu seras
    Quand tu sortiras !
    Que Hrímnir te fixe,
    Que tous te reluquent,
    Que tu sois plus connue
    Que le gardien parmi les dieux ;
  19. Folie et hurlements,
    Détresse et frustration
    Grossiront tes larmes de chagrin ;
    Assois-toi
    Et je te dirai
    La profonde affliction
    Et le double désespoir.
  20. Les démons te plieront
    Tout le long du jour accablé
    Dans les enclos des géants.
    Aux halles des géants-du-givre,
    Tu vas chaque jour
    Ramper sans choix,
    Ramper sans joie.
    Au lieu de plaisir,
    Tu auras des pleurs
    Et du dégoût parmi tes peines.
  21. Avec un þurs tricéphale
    Tu devras à jamais te traîner,
    Ou rester sans mari ;
    Ton esprit t’enfermera,
    Ton ennui te morfondra ;
    Sois comme le chardon
    Qui suffoquait
    Au plus haut de la saison.
  22. Jusqu’à un bois, j’allais
    Et jusqu’à un arbre vert,
    Un rameau-magique, je cherchais ;
    Un rameau-magique, je trouvais [5].
  23. Rageur contre toi est Óðinn ;
    Rageur contre toi est le meilleur-des-ases ;
    Freyr va te haïr,
    Abominable fille,
    Et tu as gagné
    La rage-redoutable des dieux.
  24. Qu’entendent les géants,
    Qu’entendent les géants-du-givre,
    Les fils de Suttungr [6],
    Les armées des ases elles-mêmes,
    Comment j’interdis,
    Comment je prohibe
    La conversation des hommes à la fille,
    Le commerce des hommes à la fille.
  25. Hrímgrímnir s’appelle le þurs
    Qui te possèdera
    En-dessous la porte-des-cadavres ;
    Là, les esclaves
    Des racines de l’arbre
    Te serviront l’urine des chèvres.
    Plus noble breuvage,
    Tu n’auras jamais,
    Vierge, à ton goût,
    Vierge, à ma guise.
  26. Þurs [7] je t’incise
    Et trois signes :
    Inversion et lubricité,
    Et frigidité.
    Je pourrai l’effacer
    Comme je l’ai incisé,
    Si besoin est. »
  27. [Gerðr dit :]
    « Sois le bienvenu maintenant plutôt, écuyer,
    Et prends la coupe-de-givre,
    Pleine d’ancien hydromel ;
    Bien que j’aurais pensé ne bien m’accorder
    Jamais avec un des vanes [8]. »
  28. [Skírnir dit :]
    « Toute ma mission
    Je veux remplir
    Avant de rentrer chez moi d’ici.
    Quand auras-tu entrevue
    Avec le viril
    Fils de Njörðr ? »
  29. [Gerðr dit :]
    « Barri a nom,
    Que tous deux connaissons,
    Un bosquet tranquille.
    Mais dans neuf nuits,
    C’est là qu’au fils de Njörðr,
    Gerðr accordera ses faveurs. »
Skírnir chevaucha alors à la maison. Freyr se tenait dehors, le salua et s’enquit des nouvelles :
  1. « Dis-moi donc, Skírnir,
    Avant d’ôter de ton cheval la selle
    Et de faire un pas de plus,
    Qu’as-tu gagné
    Dans les Jötunheimar
    Pour ta félicité et la mienne ? »
  2. [Skírnir dit :]
    « Barri a nom,
    Que tous deux connaissons,
    Un bosquet tranquille.
    Mais dans neuf nuits,
    C’est là qu’au fils de Njörðr,
    Gerðr accordera ses faveurs. »
  3. [Freyr dit :]
    « Longue est une nuit,
    Plus longues sont deux.
    Comment languirai-je trois ?
    Souvent un mois
    M’a paru moindre
    Que la moitié de cette prénuptiale nuit. »

Notes

[1] Le Hliðskjálf est le haut-siège d’Óðinn. Il permet de voir dans tous les mondes. Normalement, seuls Óðinn et Frigg s’y assoient.

[2] Skírnir « (le) Radieux ». Son autre intervention mythique est de quérir le lien de Fenrir chez les alfes-noirs pour les dieux (Gylfaginning, chap. 34).

[3] Les þursar sont des géants. Leur nom vient de þyrst « assoiffé ».

[4] Il est apparemment suggéré que Freyr se devait de mourir en hiver.

[5] Le « rameau-magique » (gambanteinn) est une baguette magique. Toutefois, le gamban- de son nom reste obscur. Un gambanreiði (que j’ai traduit par « rage-redoutable ») est mentioné juste après (str. 33). Gamban- confère apparemment une puissance auguste au nom auquel il se rattache.

[6] Le géant Suttungr était le détenteur de l’hydromel de poésie volé par Óðinn.

[7] Il s’agit cette fois de la rune þurs.

[8] Vaningja, au lieu de vanes. Selon Ursula Dronke (Skírnismál, commentaire 37/6), vaningi serait un heiti pour göltr « cochon castré »… tout ce que Skírnir n’est pas.