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Tisserande de nuages
Embarquez pour les mythes nordiques

Dises, nornes et valkyries

Ces trois types de femmes surnaturelles
auraient-elles une ancêtre commune ?
Valkyrien (1869), huile sur toile du Norvégien Peter Nicolai Arbo (1831-1892) du musée national de Norvège (Oslo). Source : domaine public, via Wikimedia commons ↗

Dises, nornes et valkyries sont trois catégories de femmes surnaturelles. Elles interviennent dans les mythes, au contraire d’autres esprits féminins protecteurs plus abstraits (tels les fylgjur [1] ). Toutes sont assimilées aux déesses.

Les dises (dísir, sing. dís)

Le mot norrois dís, via le sanscrit dhisanyant (de dhi « voir »), serait apparenté à la clairvoyance et à la vision [2].

Le Romain Tacite ↗ (ier siècle) mentionne Idisiaviso « Prairie-des-dises » dans ses Annales (livre ii, chap. 16). Idisiaviso est le lieu d’une célèbre bataille entre Germains et Romains. Le Premier Charme de Mersebourg (xe siècle) invoque des idisi. Celles-ci n’y sont ni plus ni moins que des magiciennes-guerrières. Les dises ont une longue histoire…

Dans la mythologie scandinave, les dises sont des esprits féminins à l’allure guerrière, assistantes du Destin. À ce titre, elles veillent sur les naissances et viennent chercher les promus au trépas. Entre temps, elles défendent leur(s) protégé(s) armes au poing. Elles s’occupent peut-être d’un breuvage magique [3]. Telles sont aussi les valkyries et les nornes, plus ou moins.

Toutefois, les dises sont les seules dont le nom est un élément de noms propres composés :

  • en suffixe, dans des prénoms féminins, tels Freydís « Dise-de-Freyr », Þórdís « Dise-de-Þórr », Hjördís « Dise-de-l’épée » ;
  • en préfixe, dans des noms de lieux, tels Disin « Prairie-aux-dises » en Norvège ou Diseberg « Mont-aux-dises » en Suède.

Surtout, les dises faisaient l’objet d’un culte. Et celui-ci n’avait a priori rien de mineur.

Le sacrifice aux dises (dísablót)

Les dises recevaient des sacrifices – différence majeure d’avec les nornes et les valkyries. Il est donc très probable qu’elles tenaient un rôle dans la fertilité-fécondité – ou dans la guerre. Le dísablót « sacrifice-aux-dises » était fait à titre collectif, comme l’álfablót « sacrifice-aux-alfes ». Ce sont les seuls groupes surnaturels à recevoir des sacrifices – à part les dieux.

Les alfes sont de quasi égaux des dieux dans les mythes. Pour recevoir des sacrifices, les dises devaient l’être aussi. Au reste, les seules dises identifiables sont des déesses.

Le dísablót n’est pas mentionné dans les mythes, mais est attesté dans plusieurs sagas. Dans l’une d’elles, il est fait par une femme du peuple des alfes (Saga de Hervör et du roi Heiðrekr, prologue du manuscrit U).

Le dísablót se tenait, apparemment, deux fois l’an, à des moments charnières :

  • en automne (début de l’hiver) ;
  • au printemps (début de l’été).

L’assemblée-des-dises (dísaþing)

Le dísablót avait lieu durant le mois de gói (mi-février à mi-mars) à Uppsala (ancienne capitale royale et cultuelle des Suédois). Il se tenait en même temps que le þing, appelé à cette occasion dísaþing « þing-des-dises ». Le plus grand sacrifice de l’année y était offert pour la paix et la victoire du roi [4]. Tous les Suédois s’y réunissaient

Dès lors, ce dísablót pourrait être le fameux sacrifice d’Uppsala qu’Adam de Brême ↗ (xie siècle) a décrit par témoin oculaire interposé. Tous les neuf ans, neuf mâles de neuf espèces (huit animales et une humaine) étaient sacrifiés par jour et pendus dans le bosquet sacré à l’équinoxe de printemps, pendant neuf jours [5].

La halle-de-la-dise (dísarsalr)

Des bâtisses en bois (de 50 à 80 m de long) sont édifiées du iiie siècle jusqu’à la conversion des Vikings. On les appelaient des salir (sing. salr) « halles (à libations) ». Elles faisaient a priori partie d’un complexe cultuel, politique et économique (souvent royal). Les banquets et les libations rituelles qui suivaient les sacrifices s’y tenaient. Le roi ou le chef – qui exerçait des fonctions cultuelles – y résidait. Salr pourrait aussi se retrouver dans Upp-sala où une de ces halles était bâtie (archéologie à l’appui).

Adam de Brême a décrit le temple d’Uppsala et ses statues en bois doré d’Óðinn, Þórr et Freyr. Il a OMIS de signaler le dísarsalr « halle-de-la-dise » qui s’y trouvait (Ynglinga saga, chap. 33). Le roi Aðils, de la lignée légendaire des Ynglingar (descendue de Freyr), se fend le crâne lors du dísablót d’Uppsala. Il tombe de son cheval (appelé Corbeau) en galopant autour du dísarsalr.

Vingólf, la maison commune des déesses

Les dises mythiques (à peine représentées) n’ont ni monde, ni maison. Du moins, aucun ne porte leur nom. Toutefois, les dieux ne construisent pas seulement Glaðsheimr « Monde-joyeux », la halle où leur þing se tient (Gylfaginning, chap. 14) :

Ils bâtirent une autre halle. C’était un autel (hörgr[6], que les déesses possédaient et il était beau de partout. Les humains appellent cette maison Vingólf [7].

Vingólf, maison commune des déesses ou prêtresses (gyðjurnar), est donc à peu près équivalente à celle des dieux. Elle est aussi équivalente à la Valhalle d’Óðinn, car elle reçoit des guerriers-occis, apprend-on (Gylfaginning, chap. 20). En somme, ces déesses-là, de dises, se changent en valkyries.

Le högr, souvent mentionné, jamais décrit, était une pile de pierres, très probablement placée au sommet d’un tertre circulaire (haugr). Ce lieu de culte n’était pas un temple (hof) en bois, mais était aussi sacré. A priori, il servait aux sacrifices. Non seulement Freyja est une dise et une valkyrie, mais c’est aussi la déesse sacrificatrice des ases.

Les déesses dises

Le titre de s est accordé à deux déesses :

  • Freyja, surnommée Vanadís « Dise-des-vanes » ;
  • Skaði, surnommée Öndurdís « Dise-du-ski ».

Toutes deux ont été mariées à un dieu vane (Freyr et Njörðr)… et toutes deux en sont séparées. De plus, Freyja est la seule déesse valkyrie et Skaði, géante d’extraction, est en panoplie guerrière à sa première rencontre des dieux. Ce sont, par ailleurs, deux des trois déesses listées à l’inventaire des domiciles des dieux (Grímnismal, str. 11 et 14). Grímnir tait leur appartenance aux dises, mais fait intervenir des dises dans le châtiment que reçoit le roi humain chez lequel il se trouve (Grímnismal, str. 53).

Iðunn, de « famille alfique », serait une troisième dise (Hrafnagaldur Óðins, str. 6). Même si le poème est tardif, deux indices de poids vont dans ce sens :

  • elle a été enlevée par Loki pour le compte du géant Þjazi, père de… Skaði ;
  • elle a été récupérée par Loki, dans le costume de faucon de… Freyja.
tableau 1 : LES DÉESSES DISES
Nom Surnom Origine
Skaði Dise-du-ski géante
Freyja Dise-des-vanes vane
Iðunn alfe

Les dises et les alfes

Tous ces indices (me) suggèrent que les dises sont les contreparties féminines (les « sœurs ») des alfes. Des femmes-alfes (álfkonur) sont recensées, mais aucune ne l’est dans les mythes. De plus, l’opposition-fusion irrésolue ente les nains (tous mâles) et les alfes pourrait pencher en faveur d’alfes exclusivement mâles. Enfin, le divorce des deux déesses dises associées aux vanes suggère que la séparation de la dise et de l’alfe a été un facteur clef de la suprématie des ases sur les vanes. D’où l’interdiction de l’inceste entre frère et sœur, coutumière aux vanes, par les ases.

Dame à la corne, d’après un pendentif en argent du xe siècle découvert sur l’île d’Öland (Suède). Elle pourrait représenter une dise, une valkyrie ou une déesse (Freyja en tête). Cela dit, Hel reçoit aussi (certains de) ses hôtes (les morts) avec une corne à boire.

Les nornes (nornir, sing. norn)

Les nornes sont un autre club féminin indifférencié. Leur seul rôle est de régenter le Destin. Elles assistent les naissances, mais sont présentes à tous les moments de transition – donc à la mort. On les trouve aussi à tous les lieux de transition – donc aux carrefours. Elles interviennent à chaque choix à faire, à chaque décision à prendre. C’est pourquoi on peut les blâmer son content en cas de problèmes.

Les nornes n’ont aucun lien avec la fertlité-fécondité. Aucun culte ne leur est voué, ni de sacrifice offert. Rien ni personne ne peut donc influer sur elles. La rune nauðr « nécessité », censée marquer leurs ongles, leur est associée. Les nornes se présentent spontanément et, en général, ne présagent rien de bon. Cela dit, il y a de bonnes et de mauvaises nornes.

Les Grandes Nornes

Trois nornes sortent du lot. Elles sont identifiables, comme les dises (Gylfaginning, chap. 15) :

Une belle halle se trouve sous le frêne, près de la source [d’Urðr], et de cette halle, trois vierges viennent, que l’on appelle ainsi : Urðr, Verðandi, Skuld. Ces vierges déterminent la durée de vie des humains. Elles sont appelées nornes. Mais il y a d’autres nornes, celles qui vont à chaque enfant qui naît pour déterminer la durée de sa vie. Certaines descendent des dieux, et les autres, de la famille des alfes, et les troisièmes, de la famille des nains, comme il est dit ici (Fáfnismál, str. 13) :
« De différentes parentèles,
Je dis, les nornes proviennent,
Elles ne sont pas de commune famille :
Quelques-unes descendent des ases ;
Quelques-unes descendent des alfes ;
Quelques-unes, des filles de Dvalinn. »
Gangleri demanda alors : « Si les nornes établissent les destinées humaines, alors elles partagent très inéquitablement, vu que certains ont une vie plaisante et prospère, alors que d’autres ont peu de succès ou de gloire ; certains ont une vie longue ; d’autres, brève. »
Hár dit : « Les nornes bienveillantes bien nées décrètent une longue vie, mais ces humains qui subissent des revers de fortune, sont au pouvoir de nornes mauvaises. »
tableau 2 : Les (grandes) nornes
Nom Traduction Traduction courante Spécificité
Urðr « Advenu » Passé même étymologie que Verðandi
Verðandi « Advenant » Présent même étymologie qu’Urðr
Skuld « Doit, Dette » Futur valkyrie

Je les appelle Grandes Nornes (arbitrairement) pour les distinguer des autres. Urðr « Advenu » et Verðandi « Advenant » dérivent de verða « arriver, se produire » (et de l’allemand wurt « tourner, tordre »). Skuld « Doit, Dette » est une valkyrie (Gylfaginning, str. 36). Leurs noms sont souvent traduits par passé, présent, futur. Leur traduction littérale souligne, avant tout, que leur relation au temps est soumis à un rapport de cause à effet.

La source d’Urðr

Verðandi (le présent) n’est jamais nommée sans ses consœurs et son existence dépend d’elles. Urðr (le passé) a son nom associé à un lieu : Urðarbrunnr « source-d’Urðr ». Elle partage ce privilège avec Hel (seulement personnifiée par Snorri), régente des morts, logée au Niflhel. Hel a, au reste, un corps bicolore tandis que l’étymologie unit Urðr à Verðandi. Toutes deux évoluent dans un milieu humide et souterrain.

Les Nornes ont leur halle près de cette source du Destin sur laquelle barbotent deux cygnes (Gylfaginning, chap. 16) :

En outre, on dit que ces nornes qui logent près de la source d’Urðr prennent de l’eau à la source chaque jour et, avec celle-ci, cette boue qui repose autour de la source, et en aspergent le frêne, afin que ses branches ne dépérissent ni pourrissent. Or, cette eau est si sacrée que tout ce qui entre dans la source devient aussi blanc que la membrane interne d’une coquille d’œuf. […]
La rosée qui, de là, tombe sur la terre est appelée rosée-miellée par les humains et c’est d’elle que se nourrissent les abeilles. Deux oiseaux se nourrissent dans la source d’Urðr. On les appelle des cygnes. Et de ces oiseaux viennent toute l’espèce qu’ainsi on appelle.

En somme, les Grandes Nornes sont les Dames du Lac de la mythologie scandinave. Elles sont inséparables de l’arbre du monde qu’Urðr arrose de boue blanche (Völuspa, str. 19 et 20). Elles furent même surprises à en faire un fil torsadé (Helgakviða Hundingsbana I, str. 1 à 4). Leur source est, en effet, au pied d’Yggdrasill. Elle est reliée à Heimdallr par l’arc-en-ciel qu’il garde, car ce pont va de leur source à chez lui.

Le Destin et les lois

Les Grandes Nornes sont la voix du Destin au pouvoir absolu. Une fois leur décret pris, tout est dit. Le Destin (forlög « placé devant les lois ») contient une part d’incontrôlable, d’inéluctable, supérieur aux lois (lög). Des expressions comme norna dómr « le jugement des nornes » (la mort), ou fornhaldin sköp norna « les décisions des anciennes nornes » (le paganisme) donnent le ton. C’est auprès de la source d’Urðr que se tient l’assemblée légale et judiciaire des dieux (þing). Le pouvoir des Grandes Nornes est donc supérieur à celui des dieux mortels.

Les Grandes Nornes ajoutent le célibat à leurs différences avec les déesses dises.

Illustration du Norvégien Gerhard Munthe (1849-1929) pour la Heimskringla, Saga d’Olav Tryggvason (1899) de Snorre Sturluson, J.M. Stenersen & Co (1899). Source : domaine public, via Wikimedia commons ↗

Les valkyries (valkyrjur, sing. valkyrja)

Les valkyries gèrent la branche du Destin spécialisée dans les batailles. Seules ou en groupe, elles sont souvent citées par leur nom. À première vue, elles se distinguent des nornes et des dises. Pourtant, une des Grandes Nornes est aussi une valkyrie. Valkyrja « sélectionneuse-des-occis » serait même une kenningr pour dís, selon Alaric Hall.

Snorri (xiiie siècle) dit d’elles (Gylfaginning, chap. 36) :

Mais il en est d’autres qui doivent servir à la Valhalle, apporter à boire et s’occuper de la vaisselle et des pots-à-bière. Voici les noms qu’elles portent dans les Grímnismál : [str. 36].
On les appelle valkyries. Óðinn les envoie à chaque bataille. Elles choisissent ceux qui vont mourir et assignent la victoire. Guðr et Róta et la plus jeune norne, Skuld de nom, chevauchent continuellement pour choisir les occis.

Les valkyries ont deux fonctions :

  • serveuses de la Valhalle ;
  • convoyeuses des guerriers morts au combat à la Valhalle.

Elles sont à la solde exclusive d’Óðinn. C’est d’autant plus curieux que Freyja est la première de leur troupe et qu’une Grande Norne en fait partie.

Avec cette description, on est loin d’une troupe de choc ! Ni armes, ni tenue guerrière ne sont exigées. Même le cheval (attribut a priori guerrier) pourrait n’être qu’odinique. La liste des valkyries du poème cité est celle des serveuses de la Valhalle. Seuls leurs noms (tels Hildr « Bataille ») ont quelque chose de guerrier.

Bref, les valkyries de Snorri sont nettement plus proches d’esprits féminins spécialisés que de guerrières assermentées. Jusqu’à leur dégaine guerrière est gommée. En aucun cas elles ne constitueraient une troupe d’élite. Elles n’auraient presque aucun lien avec celles d’Óðinn :

  • Les úlfheðnar « pelisses-de-loup », censés se transformer en loups.
  • Les berserkir « chemises-d’ours », censés se transformer en ours.
  • Les einherjar « combattants-uniques ». Ce sont les guerriers-occis (valr) entrés à la Valhalle. Ils composent l’armée des morts d’Óðinn.

Les valkyries sont donc indissociables des einherjar depuis leur « naissance » (leur mort), c’est-à-dire depuis leur entrée jusqu’à leur sortie de la Valhalle (pour combattre au Ragnarök).

La valkyrie et le cygne : première mention de la valkyrie

Le scalde norvégien Þórbjörn hornklofi (début xe siècle) mentionne pour la première fois une valkyrie (Hrafnsmál « Dits-du-corbeau », str. 2). Il mentionne aussi pour la première fois des berserkir et des úlfheðnar dans ce poème (str. 8).

Le poème consiste en un dialogue entre un corbeau ensanglanté et une valkyrie « au cou blanc et aux bras pâles » après une bataille. La description de la jeune fille, qui connaît le langage des oiseaux (la sagesse), rappelle un cygne. Celui-ci aurait pu être le premier plumage de la valkyrie, avant sa fusion avec le corbeau d’Óðinn.

C’est ce que suggère les femmes-cygnes, filandières et valkyries, mais épouses d’alfes (chasseurs et non guerriers) de l’Edda poétique (Völundarkviða).

La femme-cygne avait moins une mission charognarde que tutélaire d’un guerrier élu. Choisir et protéger était la prérogative des fylgjur, ou des dises – d’où le bouclier de Skuld et Hildr, deux valkyries célèbres.

Les valkyries et le breuvage d’immortalité

Les valkyries servent du vin aux arrivants de la Valhalle à leur deuxième mention dans un poème anonyme du xe siècle (Eiríksmál, str. 1). Ce sont donc les habitantes du domaine des morts perçus par Óðinn. Ce rôle de serveuse les rapproche des dises du disarsalr. Il est réaffirmé dans l’Edda poétique (Grímnismál, str. 36) et dans l’Edda en prose (Gylfaginning, chap. 36).

Les valkyries guerrières

La valkyrie standard est décrite dans un troisième poème, les Hákonarmál du Norvégien Eyvindr skáldaspillir Finnsson (fin xe siècle). Le rôle des valkyries y est défini :

  1. Göndul et Skögul
    Sont envoyées par Gautatýr [8]
    Pour choisir, autour du roi,
    Qui de la famille d’Yngvi [9],
    Avec Óðinn ira
    Et à la Valhalle sera.

Jusqu’à leur apparence est décrite – et elle aura un bel avenir :

  1. Le prince entendit
    Ce que disaient les valkyries
    Glorieuses à dos de cheval.
    Elles parlaient avec sagesse,
    Assises le casque sur la tête
    Et un bouclier devant elles.

Vierges d’Óðinn dans les mythes

Les valkyries vont cueillir la fine fleur des guerriers occis au champ d’honneur qu’Óðinn engrange chez lui. En tant que telles, on les appelle les filles d’Óðinn (Óðins meyjar) et les DISES du Seigneur-de-la-guerre (Herjans dísi). Elles portent une tenue guerrière complète (broigne, casque et armes, dont une lance et un bouclier) et montent des chevaux. Lance et cheval sont des attributs d’Óðinn.

Charognardes plus que guerrières, les valkyries sont souvent confondues à une nuée de corbeaux (autre attribut d’Óðinn). Elles sont indissociables des valr « guerriers occis » et de la Valhöll « Halle-des-guerriers-occis » jusque dans leur nom.

Six valkyries sont listées dans la Völuspá (str. 30). C’est une des trois listes nominatives du poème (avec les nornes et les nains). Ces valkyries y sont appelées nönnor, pluriel (très) probable de nanna… qui renvoie à la déesse Nanna, femme du dieu Baldr. La mort de Baldr est, au reste, racontée aussitôt après (str. 37).

Femmes de héros dans les mythes héroïques

Les valkyries s’humanisent dans les poèmes héroïques de l’Edda. Elles y deviennent des filles de rois… et se rebellent contre Óðinn. Du moins, la plus célèbre d’entre elles, Sigrdrífa, se rebelle contre lui en reprenant la prérogative que lui vaut son titre de valkyrie, et le paiera cher.

Toutes ces valkyries-là sont des guerrières, au moins jusqu’à leur mariage. Chaque héros (ou presque) de la famille des Völsungar a sa valkyrie attitrée. Il l’épouse… et meurt au combat. La seule exception est Sigurðr. Sa valkyrie bien-aimée Sigrdrífa, (alias Brynhildr), qu’il n’a pas épousée malgré son serment, provoquera sa mort (et mourra après lui).

Aucune des valkyries n’a d’enfants. C’est avec la rivale de sa valkyrie que Sigurðr a une fille. Celle-ci, appelée Svanhildr, est peut-être la dernière valkyrie. Son nom renvoie au cygne (svan) et elle meurt piétinée par un cheval.

Le chant des valkyries

Le Darraðarljóð « Chant-de-la-lance » est un poème scaldique de onze strophes inséré dans la Saga de Njáll le Brûlé (xiiie siècle). Ce chant est entonné par une troupe de valkyries occupée à tisser la bataille de Clontarf (1014) [10]. Il est étonnant par le contraste du rôle et du vêtement de la valkyrie, typiquement masculin, avec cette activité de tisserande, typiquement féminine.

À gauche. Quenouille, d’après Jens Jacob Asmussen Worsaae ↗ (1821-1885). À droite. Métier à tisser à poids de type viking. Les fils de chaîne verticaux sont montés sur la barre d’ensouple. Ils sont tendus grâce aux poids (en pierre ou en argile le plus souvent) du bas. Le fil de trame est hoizontal. Il est mis en place et serré sur la chaîne verticale avec la baguette à battre (au centre).

La saga raconte la vie de personnages aussi réels que la bataille est historique. Le Darraðarljóð est aux antipodes. En voici un échantillon, avec sa brève introduction en prose :

Le matin du vendredi, cet événement arriva à Caithness [Écosse]. Un homme du nom de Dörruðr marchait dehors. Il vit douze personnes chevaucher ensemble jusqu’à une dyngja [11], où toutes disparurent. Il alla jusqu’à la dyngja. Il regarda à l’intérieur à travers une fenêtre qui y était percée et y vit des femmes qui avaient monté un fil de chaîne [sur un métier à tisser]. Des têtes humaines servaient de poids et des entrailles d’hommes, de chaîne et trame ; une épée, de baguette à battre et une flèche, de navette. Elles chantèrent alors quelques couplets :
  1. En grand est montée,
    Avant que tombent les tués,
    La toile suspendue
    À l’ensouple.
    Le sang pleut
    Maintenant que devant les lances
    Est monté le gris
    Fil de chaîne des guerriers.
    Les amies [12] le remplissent
    De la trame rouge
    Du meurtrier de Randvér [13].
  2. Le fil de chaîne est monté
    d’entrailles humaines
    Et lourdement lesté
    De têtes humaines
    Des lances sanglantes
    Servent de baguettes ;
    Recouvert de fer est
    Le dévidoir ;
    Des flèches
    Servent de navettes.
    D’épées nous devons frapper
    Cette étoffe de victoire.
  3. […]

Les valkyries magiciennes

Le Darraðarljóð prouverait à lui seul que les valkyries sont des magiciennes. Le tissage transforme la matière et est donc intrinsèquement magique. De plus, il a le pouvoir de raconter une histoire (voire de la créer) par ses motifs – comme les runes.

Que les valkyries connaissent le langage des oiseaux ET les runes en est une autre preuve (Sigrdrífumál). Sigrdrífa enseigne les runes à son sauveur, en ne s’intéressant qu’à leur pouvoir magique. Plusieurs valkyries ont d’ailleurs un nom terminé par le suffixe rún « rune » (telles Ölrün, Sigrún).

Les valkyries connaissent aussi le seiðr, une magie puissante, dont la patronne est… Freyja. C’est ce qu’indique le nom de Göndul (dérivé de gandr, le bâton des magiciennes du seiðr).

Lien entre dises, nornes et valkyries

Un tableau permet de constater les relations étroites de ces trois groupes de femmes surnaturelles :

tableau 3 : Les femmes du Destin
Nornes Valkyries Dises
Urðr Freyja Freyja
Verdanði Skaði
Skuld Skuld Iðunn (?)
Skögul
Gunnr
Hildr
Göndul
Geirskögul (etc.)

Les valkyries ne seraient que des esprits féminins, des sortes d’anges de la mort exclusifs aux guerriers. L’une d’elles n’est pas pour rien la dernière des Grandes Nornes.

Les poèmes scaldiques rapprochent les valkyries des dises. Freyja, Dise-des-vanes, est la première des valkyries selon l’Edda. Elle ne joue plus que les figurantes en ce domaine. Enfin presque, car elle reçoit la première moitié des guerriers-occis. Elle a dû, de plus, fomenter une guerre éternelle contre son collier qu’Óðinn lui avait fait voler (Sörla þáttr).

En tout cas, valkyrjur signifie « celles-qui-choisissent-les-guerriers-occis ». Les valkyries ont perdu cette prérogative sous Óðinn, puisqu’elles ne font plus qu’obéir à ses ordres. Cette anomalie étymologique n’a pas d’explication. Cela dit, elle suggère que les valkyries lui sont antérieures. Que les valkyries aient été des dises expliquerait la quasi-absence de celles-ci dans les textes. Elle expliqueait surtout que les dises, auxquelles des sacrifices étaient offerts, n’aient pas (plus) de maison attitrée dans les mythes. Si les valkyries étaient des dises à l’origine, Freyja aurait été (à mon avis) leur chef. Cela expliquerait qu’elle reçoive un contingent de guerriers-occis. Freyja, chef des dises, formerait une symétrie parfaite avec Freyr, maître des alfes. Toutefois (toujours à mon avis), la dise Skaði, épouse du père de Freyr et Freyja, est une autre possibilité.

Les valkyries s’incarnent déjà dans les mythes héroïques et dans les sagas légendaires (telles la Saga de Hervör et du roi Heiðrekr). L’archéologie a démontré que des femmes scandinaves ont été inhumées avec des armes (épées, haches, lances), voire dans des cottes de mailles. Des guerrières vikings ont VRAIMENT existé. Peut-être étaient-elles de vivantes skjaldmeyar « vierges-au-bouclier », un autre titre des valkyries.


Notes

[1] Les fylgjur (sing. fylgja) « Suiveuses, Suivantes » sont des esprits fémminins (ou animaux). Elles élisaient un homme et le « suivaient » toute sa vie. Tout homme disposait de la protection d’une fylgja (voire de plusieurs). Celle-ci était invisible, sauf en rêve, ou en cas de mort imminente, ou aux voyants. Elle émanait de la membrane placentaire expulsée après le nouveau-né. La fylgja s’est recyclée en ange gardien après la conversion.

[2] Selon Terry Gunnell, cité par Karen Bek-Pedersen, The Norns in Norse mythology (2011).

[3] L’étymologie associerait les dises à Dhisanâ, déesse indienne de la richesse et du bonheur, gardienne du soma « corps », la boisson d’immortalité, selon Maria Kvilhaug.

[4] Heimskringla, Saga d’Óláfr Haraldson, chap. 76.

[5] Le nombre peut être exagéré, ou pas. L’importance du nombre neuf demeure. Il est confirmé par les sacrifices de Lejre (capitale royale des Danois), allégués par Thietmar de Mersebourg (xie sièle). Dans les deux cas, des hommes, des chevaux, des chiens et des coqs sont immolés.

[6] Un hörgr est une pile de pierres élevée au sommet d’un mont en guise d’autel, selon Hilda Ellis-Davidson (1968). Celle-ci le relie aux femmes et aux dises. C’est également un hörgr qu’Álfhildr rougit.

[7] Vingolf n’est pas mentionné dans les poèmes. Son orthographe variable empêche une traduction sûre. Vín-gólf « Pavillon-du-vin » (halle à libations) est une possibilité.

[8] Gautatýr « Dieu-des-Gauts » : Óðinn.

[9] Yngvi est un autre nom de Freyr, ancêtre de la lignée royale suédoise. Ici, il semblerait qu’Yngvi soit Óðinn, ancêtre de la lignée royale norvégienne.

[10] La bataille de Clontarf (Irlande) opposa les Irlandais de Brian Boru (roi suprême) et les Vikings de Dublin. Elle dura plusieurs jours. Des mercenaires irlandais se battirent avec les Vikings et des mercenaires vikings, avec les Irlandais. La victoire irlandaise mit fin aux invasions vikings.

[11] La dyngja est un espace de la maison (ou un bâtiment séparé) réservé aux femmes. Ce lieu humide et sombre servait au tissage. L’humidité facilitait le travail du lin (notamment).

[12]Les amies [des guerriers] sont les valkyries.

[13] Le plus célèbre Randvérr est le fils unique de Jörmunrekkr. Celui-ci l’envoya chercher Svanhilðr, fille de Sigurðr pour l’épouser. Randvérr et Svanhilðr s’enfuirent ensemble. Randvérr fut rattrapé et pendu par son père… désormais sans héritier.