Qui était Snorri Sturluson ?
L’Islandais Snorri Sturluson est le plus grand narrateur (identifié et chrétien) de la mythologie scandinave. Mythographe, il était aussi historien. L’auteur de l’Edda en prose est très certainement celui de la Heimskringla « Orbe du monde », une Histoire des rois de Norvège (et des rois légendaires de Suède), en plus d’une Saga de saint Óláfr [3]. C’était aussi un homme politique (et un juriste) ambitieux aux visées ambiguës. Il était doué de multiples talents… et bourré de contradictions.
Snorri, un homme politique ambitieux
Snorri vivait durant la longue crise politique qui secoua l’Islande libre au xiiie siècle. L’Islande était le seul pays occidental sans roi. Elle était gouvernée (en théorie) par les lois. En réalité, le pouvoir était tombé peu à peu entre les mains de quelques grandes familles – celle de Snorri en particulier. Leurs luttes sanglantes aboutirent à l’annexion de l’île par la Norvège (encouragée par l’Église [4]). Cela dit, l’Edda de Snorri participa à légitimer les revendications indépendantistes de l’Islande du xixe siècle, en prouvant sa culture originale.
Snorri appartenait à la puissante famille des Sturlungar, immortalisée par la Saga des Sturlungar. L’une des sagas de ce recueil, écrite par son neveu, Sturla Þórðarson, lui est consacrée. Snorri est mort assassiné sur ordre du roi norvégien Hákon Hákonarson. Il avait soutenu son rival et ancien conseiller, le jarl Skúli Bárðarson, et échoué à lui offrir l’Islande. Il semble que le titre islandais de goði [5] ne suffisait pas à Snorri. Il brigua celui de jarl (équivalent à un titre de noblesse) des monarchies scandinaves. En plus d’une mort violente, il doit à Hákon et à Skúli le Háttatal, dernière partie de l’Edda, mais peut-être la première composée. Qu’il ait ou non acquis son titre (par Skúli), il n’en profita pas. En revanche, son Edda lui gagna une gloire immortelle.
Snorri, un érudit laïque
Snorri est né à Hvammr dans l’Ouest de l’Islande, de Hvamm-Sturla Þórðarson (un homme sans aucun scrupule) et de Guðný Bóðvarsdóttir. À trois ans, il est confié à Jón Loftsson (petit-fils de Sæmundr le Savant [6] par son père et du roi norvégien Mágnus aux Jambes nues par sa mère), le góði le plus riche de l’île. C’est qu’une femme avait éborgné son père. Celui-ci avait réclamé une compensation exorbitante à la famille de la dame. Jón Loftsson avait imposé au plaignant de réduire ses exigences et garanti l’accord en adoptantf Snorri (une pratique courante, partagée par les dieux). C’est ainsi que Snorri grandit à Oddi, premier foyer culturel d’Islande [7].
Snorri quitta Oddi à la mort de Jón Loftsson (1197) sans entrer dans les ordres. Peu après, il épousa Herdís, fille unique d’un riche goði, duquel il hérita son premier goðorð. Il se remaria à quarante-cinq ans avec Hallveig Ormdóttir, « la femme la plus riche d’Islande ». Entretemps, il avait fait quelques enfants, légitimes et illégitimes. Très riche et influent, Snorri fut élu au titre suprême d’Islande : récitant des lois (de 1215 à 1218 et de 1222 à 1232 au moins). Il séjourna deux fois en Norvège (de 1218 à 1220, puis de 1237 à 1239) et fit un crochet par la Suède. Il meurt chez lui, assassiné par ses gendres, sur l’ordre du roi de Norvège. Son gendre Gizurr fut le premier jarl officiel d’Islande.
Egill Skalla-Grímson, un ancêtre fameux
Snorri était un érudit, un poète, un diplomate, mais pas un guerrier. Homme de paix plus que de guerre, il avait une réputation de couard. À cet écart près, sa vie mouvementée a quelque chose de celle d’un de ses ancêtres maternels : Egill Skalla-Grímson. Il habita même un temps la maison d’Egill à Borg.
Egill Skalla-Grímson était un guerrier (et sorcier) viking islandais du xe siècle. Aussi laid que chauve, violent que sage, c’était aussi un très grand scalde. Il est chanté dans la Saga d’Egill Skalla-Gímsson (assez souvent) attribuée à Snorri. Le but inavoué des sagas sur la vie d’anciens Islandais remarquables était de légitimer le pouvoir de leurs héritiers. Il y a peut-être un peu plus dans celle d’Egill. Lui aussi était en bisbille avec les rois de Norvège. Captif à York d’Eiríkr à la Hache sanglante, celui-ci n’avait aucune (vraiment aucune), raison de l’épargner. Il fut pourtant gracié in extremis contre un poème à la gloire (ironique sur les bords) du roi. Il mourut, âgé et aveugle, dans sa ferme de Borg. Auparavant, il avait enterré le trésor qu’il avait amassé dans un dernier acte d’insubordination.
Snorri, un homme contradictoire… comme ses héros
Les mobiles politiques autant que littéraires de Snorri sont difficiles à cerner. Défenseur de l’indépendance, il fut pourtant le premier à représenter les intérêts du roi norvégien en Islande. Son Histoire des rois de Norvège pourrait d’ailleurs avoir joué un rôle dans ce sens. Piètre poète (selon certains), mais grand prosateur, il affirmait écrire pour divertir. Des experts ont émis des doutes sur la fiabilité de ses écrits mythiques. Son imagination créatrice a effectivement pu glisser des enjolivements à son savoir. De même, la justesse de son interprétation n’est pas indiscutable. Tout cela n’est pourtant (et pour moi) que peccadille au regard de son apport. Sans lui, il aurait été presque impossible de comprendre les poèmes de l’AUTRE Edda. Snorri a été réhabilité depuis, mais des doutes planent encore quand aucune de ses affirmations n’est corroborée.
Snorri appelait Valhalle sa cabine à l’Alþing (Anthony Faulkes ; Heimir Pálsson) [8]. Ce nom confirme son intérêt réel pour la mythologie. Il révèle, peut-être aussi, un humour grinçant…
Notes
[1] On ne peut pourtant affirmer que l’Edda poétique est antérieure à l’Edda en prose. En effet, ses poèmes appartiennent manifestement à une longue tradition orale et Snorri en offre parfois de légères variantes.
[2] La poésie scaldique s’opppose à la poésie eddique, toujours anonyme et mythologique. Elle est composée par le skáld « scalde », un poète rarement anonyme, souvent attaché à la cour d’un roi ou chef. Son thème majeur est historique (la louange d’un roi ou chef est fréquente). La poésie scaldique était (beaucoup) plus complexe que l’eddique, notamment par le vocabulaire à base de kenningar et heiti. Le plus ancien scalde connu est le Norvégien Bragi Boddason (début ixe siècle).
[3] Snorri Sturluson, Anthony Faulkes (éd.), Edda, Prologue and Gylfaginning, Viking Society for Northern Research, University College, London, 2005.
[4] Le cardinal Guillaume de Sabina couronne Hákon après trente ans de règne. Il lui conseille de faire payer un tribut à l’Islande. Il trouve inadmissible qu’une île ne soit pas soumise à un roi, comme tous les pays du monde (Jesse Byock, Viking Age Iceland, Penguin books, 2001).
[5] Goði désigne le chef islandais. Le terme dérive de goð « dieu ». Il est attesté depuis le ve siècle (sur une pierre runique) – bien avant la colonisation de l’Islande.
[6] Sæmundr (1056-1133) siècle) était un des premiers érudits islandais. Il est l’auteur d’une Histoire des rois de Norvège en latin. L’Edda poétique lui fut attribuée par erreur.
[7] Renseignement de Life and Works of Snorri Sturluson de Jónas Kristjánsson (Internet) et de Snorri Sturluson, Heimir Pálsson (éd.) et Anthony FAULKES (trad.), The Uppsala Edda, Viking Society for Northern Research, University College, London, 2012.
[8] Snorri l’appela aussi Grýla (Sturlunaga saga, chap. 184), du nom d’une femme-tröll.