La femme-tröll (tröllkona)
Les femmes abondent dans les mythes nordiques. Elles sont pourtant absentes de la création du monde (voir Ymir, le géant primordial) [1]. Elles ne participent pas plus au Destin-des-puissances (Ragnarök), à de rares exceptions [2]. Ce qui est un comble, car toutes s’occupent de Destin – de près ou de loin.
Le titre d’Edda « Aïeule », donné par Snorri à son œuvre, sabote – sinon contredit – cette vision réductrice du rôle de la femme. La Völuspá, poème introductif de l’Edda poétique, donne une parole exclusive à une femme et renforce cette idée. D’ailleurs, la conception masculine du monde est elle-même compromise dans les textes par une vache nourricière et un club de Neuf MÈRES.
Des géantes
Les femmes mythiques sont réductibles à deux catégories :
- Les déesses (et assimilées) ;
- Les géantes (et assimilées).
Le clivage entre elles n’est pas toujours net. C’est que les géantes sont un vivier d’épouses ou d’amantes pour les dieux. Les vieilles géantes sont appelées gýgjar (sing. gýgr), ou flagð ; les jeunes, meyjar (sing. mær) « filles, vierges », ou bruðar (sing. bruðr) « fiancées » de géants. Toutes sont puissantes et peu commodes. Les vieilles sont effrayantes.
Des quatre types ou tribus de géants (jötnar, þursar, risar et tröll), les femmes-trölls sont les seules à porter le nom de leurs congénères masculins, les tröll (francisé en « trölls », d’où le S du pluriel). Autant dire qu’elles sont spéciales.
Qu’est-ce qu’une femme-tröll ?
Répondre à cette question implique de définir ce que sont les trölls.
Les trölls
Les trölls sont les plus malfamés des géants. Noter d’emblée qu’ils n’ont rien à voir avec les trolls des contes. Leur nom viendrait du verbe trylla « rendre fou-furieux » (c’est-à-dire envoûter), ou « changer en tröll ».
Le mot est (au) neutre et, personnellement, je n’ai jamais croisé d’hommes trölls dans les mythes. Snorri lui-même liste les tröllkonur « femmes-trölls » (à monture-loup) sans répertorier de trölls (Þulur). Il y a une exception : Mánagarmr « Chien-de-la-Lune », fils du loup Fenrir, « en peau de tröll attrapera la lune » au Ragnarök (Völuspá, str. 40).
Ce témoignage suggère déjà que les trölls SONT les loups. Se comprend leur mauvaise réputation.
Il se pourrait même que Viðólfr « Loup-du-bois », ancêtre des völur en soit (Hyndluljóð, str. 33).
Les femmes-trölls
La kenningr « tueur de femmes-trölls » désigne Þórr (Skáldskaparmál, chap. 4). Que la femme-tröll Járnsaxa « Dague-de-fer » ait un fils avec lui la nuance. La kenningr « vent de femmes-trölls » désigne la pensée (Skáldskaparmál, chap. 70), mais reste à élucider. Snorri nous offre quand même une indication sur les femmes-trölls (Gylfaginning, chap. 12) :
Une géante habite à l’est du Miðgarðr dans ce bois qu’on appelle Járnviðr. Dans ce bois habitent ces femmes-trölls qu’on appelle járnviðjur. La vieille géante élève comme ses fils beaucoup de géants, et tous ont la forme d’un loup et d’eux viennent ces loups [qui pourchassent le soleil et la lune]. Et on dit que, de cette engeance, sortira le plus éminent, appelé Chien-de-la-lune. Il se repaîtra de la vie de tous ces humains qui meurent et il avalera la lune et éclaboussera le ciel de sang et tout l’air. À la suite de quoi, le soleil perdra son éclat et les vents souffleront sans accalmie et hurleront dans toutes les directions.
La géante (gýgr) de la Forêt-de-fer (Járnviðr) est une femme-tröll. Elle fait partie des járnviðjur. La seule járnviðja connue est la déesse Skaði (Háleygjatal, poème scaldique du xe siècle, inséré dans l’Ynglinga saga, chap 9).
Les járnviðjur rappellent les neuf íviðjur, qui entourent le Mjótviðr « Arbre-Mesureur (de Destin) » (Völuspá, str. 2). Ce sont aussi des femmes-trölls (Þulur). La seule íviðja identifiée est la völva Hyndla « Petite-Chienne » (Hyndluljóð, str. 48).
Les járnviðjur sont des femmess-trölls de la Forêt de fer. Les loups sont des géants à forme de loup nés d’une femme-tröll : la Vieille de la Forêt de fer (Völuspá, str. 40). Le père de tous les loups est Fenrir « Risi du marais » (lui-même serait donc plutôt un risi).
… Toujours pas de trölls, ce gibier favori de Þórr, qu’il ne trouve qu’à l’est (où le soleil et la lune se lèvent). Je persiste donc à penser que les trölls SONT les loups et les montures des femmes-trölls.
Rencontre d’une femme-tröll au coin d’un bois
Une femme-tröll anonyme se présente ainsi au scalde Bragi Boddason (auteur du poème), qui traversait une forêt tard le soir (Skáldskaparmál, chap. 53) :
Tröll nomme-moi,
Lune du logis-de-Hrungnir
Suceur-de-richesse du géant (jötunn),
Destructeur du soleil-dardant,
Compagnon-choisi de la völva
Gardien du moyeu-de-la-terre,
Avaleur-de-la-roue du ciel,
Qu’est un tröll à part ça ?
On se le demande ! Cependant, on remarque d’emblée que la lune, le soleil et le ciel sont invoqués. De bas en haut, un dénominateur commun se profile alors – (au moins) pour trois énigmes :
- VERS 7. Le soleil et la lune sont des roues du ciel dans le lexique du nain Alvíss (Alvíssmál, str. 14 et 16). L’avaleur des roues du ciel est un loup (Fenrir et le Chien-de-la-lune, ou Hati et Sköll).
- VERS 5. Les völur ont pour maître Viðólfr « Loup-du-bois ou de-l’arbre » – même si ce nom est une kenningr probable pour désigner le feu. Quand Óðinn rend visite à une völva, le seul être qu’il croise est un chiot – ou louveteau (Baldrs draumar, str. 2) et 3.
- VERS 4. Fenrir avale le soleil au Ragnarök.
Les trois autres énigmes sont plus opaques. Si elles peuvent encore tout bouleverser, je soupçonne un loup d’être encore impliqué :
- VERS 6. Le moyeu de la terre est sans doute Yggdrasill « Coursier-de-terreur (ou du-Terrible) ». Ce coursier serait un cheval, attribut d’Óðinn, maître de l’arbre (et dieu des pendus). Cependant, un loup pend à l’arbre du monde de rechange (Læraðr). Rien ne l’explique. Rien ne dit non plus que le cheval n’a pas remplacé ce loup.
… Et d’un poète
Rien à voir avec les femmes-trölls a priori. Utile aux mythes, pourtant. Bragi répond à la femme-tröll en définissant le poète (scalde) :
Forgeron-de-forme de Viðurr ;
Trouveur-de-présents de Gautr ;
Barde sans déficience ;
Porteur-de-bière d’Yggr ;
Façonneur-furieux de l’esprit ;
Tourneur-talentueux de vers ;
Qu’est un scalde à part ça ?
Yggr, Gautr et Viðurr renvoient à Óðinn, dieu des poètes. La riposte renvoie deux mondes face à face (les géants contre les dieux).
L'entretien tourne à la présentation en règle. J’aime à y voir le souvenir de la première rencontre du DIEU Bragi et d’Iðunn. Plus exactement, ces deux strophes pourraient avoir inspiré le poème Hrafnagaldur Óðins. Dans celui-ci, Iðunn tombe de l’arbre du monde et enfile une peau de loup. Bragi est alors envoyé auprès d’elle.
Si le tröll est un loup, la femme-tröll est reconnaissable à sa monture-loup. Qu’ils forment un couple est suggéré par la déesse Freyja, montée sur un sanglier : son amant royal métamorphosé.
Liste des femmes-trölls
Dans la liste des femmes-trölls (Þulur), plusieurs noms appartiennent à des femmes-trölls citées ou actives dans les mythes :
- Atla est une des Neuf Mères de Heimdallr.
- Gjálp, fille du géant Geirröðr tuée par Þórr, est une autre des Neuf Mères de Heimdallr.
- Gríðr, magicienne et völva, mère de Víðarr avec Óðinn. Elle héberge Þórr et lui confie les outils magiques qui lui permettent de vaincre Geirröðr et ses deux filles.
- Hyrrokkin.
- Íviðja est l’une des neuf íviðjur, ou leur chef.
- Járnsaxa, mère d’un fils de Þórr, est une autre des Neuf Mères de Heimdallr.
- Járnviðja.
Cette liste omet Hyndla « Petite-Chienne », la völva que consulte Freyja (Hyndluljóð). Son nom et sa monture-loup laissent peu de doute sur sa nature. Angrboða « (Ap)Porteuse-de-tristesse », mère de Fenrir (etc.) et très probable Vieille de la Forêt de fer (Járnviðr) manque aussi. On peut leur ajouter toutes les völur, puisqu’elles sont nées de… Loup-du-bois.
Le rapport des femmes-trölls avec le Destin est peut-être moins flagrant que pour d’autres femmes mythiques. Néanmoins, les loups, qu’elles portent ou élèvent sont programmés pour avaler Óðinn, Týr, le soleil et la lune – pas moins. De plus, la grande vedette de leur confrérie, Hyrrokkin, survient à un moment clef du destin du dieu Baldr – donc des dieux.
Hyrrokkin
La femme-tröll Hyrrokkin « Ratatinée-par-le-feu » apparaît aux funérailles de Baldr (Gylfaginning, chap. 49). Les dieux ne parviennent pas à bouger le navire funéraire. Hyrrokkin est appelée à l’aide. Elle arrive sur son loup harnaché d’un serpent. Quatre guerriers d’Óðinn, ne peuvent tenir la bête sans la renverser. La superwoman mythique s’acquitte seule de sa tâche et disparaît des mythes. Hyrrokkin et son loup sont manifestement exceptionnels. Cela étant, la femme-tröll est séparée du loup, renversé comme un roi déchu. Elle n’a donc plus de monture pour repartir. Or, Hyrrokkin et son équipage réunissent les trois monstres mythiques…
La scène avait déjà été décrite dans le poème Húsdrápa (str. 11) du scalde Úlfr Uggason (xe siècle) :
La très puissante Hildr-des-montagnes
Fait s’ébranler le Sleipnir-de-la-mer,
Mais les feux-du-casque de la confrérie-
De-Hroptr renversent son coursier.
Autrement dit :
- Hyrrokkin est désignée par la kenningr « Hildr des montagnes ». Hildr « Bataille » est le nom d’une valkyrie. Les valkyries montent des chevaux.
- Le navire funéraire de Baldr est appelé « Sleipnir-de-la-mer ». Sleipnir « Glissant », fils de Loki, est le cheval d’Óðinn. Noter que le cheval de Baldr (sans nom) est placé sur le navire de son maître (dans la version Snorri).
- Une double kenningr désigne ensuite les guerriers (« feux du casque ») berserkir (« de la confrérie de Hroptr »).
- Le coursier (un heiti) désigne le loup de Hyrrokkin.
L’ambiguïté est… renversante. Le navire est nommé du nom d’un cheval. Pas n’importe quel cheval : le fils de Loki (mais ni serpent, ni loup ne sont mentionnés). Le coursier de Hyrrokkin est un loup. Cheval et loup sont psychopompes. La formulation insinue que le coursier (synonyme courant du cheval) EST aussi le navire de Baldr.
La femme-tröll est clairement comparée à une valkyrie (dont la monture EST un cheval). Son coursier renversé, il ne lui reste plus qu’à enfourcher Sleipnir (de la mer) pour repartir. Hyrrokkin pourrait donc être une valkyrie archaïque, voire LA valkyrie originelle. Quand on sait que :
- Nanna, épouse de Baldr, est le singulier de nönnor, un heiti désignant les valkyries (Völuspá, str. 30).
- Nanna, morte de chagrin, est brûlée sur le bûcher funéraire de Baldr, et Hyrrokkin EST « Ratatinée-par-le-feu ».
- Hyrrokkin n’a plus de moyen de transport puisque son loup est le captif (et le butin) d’Óðinn. Il ne lui reste que le Sleipnir-de-la-mer.
On peut se demander si Hyrrokkin n’est pas la version archaïque de Nanna… Et si Nanna ne va pas devenir Hel une fois au Niflheimr. De fait, le nom de Nanna est un élément de plusieurs kenningar pour désigner une femme-tröll [3].
Snorri se garde bien de dire comment Hyrrokkin repart. Qu’elle prenne le bateau en partance est une éventualité – que le poème prouve. Nanna devient Ratatinée-par-le-feu sur le bûcher. Il ne reste plus à celle-ci qu’à se transmuer en Hel (allitératif avec Hyrrokkin).
Hyrrokkin et les monstres mythiques
La prestation de Hyrrokkin rappelle insidieusement la mise à l’écart des enfants monstrueux de Loki :
Hel, le loup et le serpent | Hyrrokkin, le loup et le serpent |
---|---|
Óðinn fait chercher Hel, le loup Fenrir et le serpent du Miðgarðr | Óðinn fait chercher Hyrrokkin, qui vient sur un loup à rênes de serpent |
Il jette le serpent à la mer | Elle lance le navire à la mer |
Il envoie Hel au Niflheimr | ? (Nanna va chez Hel, et peut-être Hyrrokkin) |
Le loup reste provisoirement en Ásgarðr | Le loup est renversé (et retenu ?) par les sbires d’Óðinn |
Hyrrokkin elle-même lance le navire à la mer. Or, serpent et navire sont associés de longue date [4]. Qui plus est, le serpent Níðhöggr sous Yggdrasill nettoie les morts de leur chair putrescible au passage, tandis que le bateau Naglfar (allitératifs) les embarque. Bref, serpent et navire se substituent l’un à l’autre.
Il ne reste plus à Hyrrokkin qu’à se fondre à Nanna et à se changer en Hel au Niflheimr. Au reste, Baldr est appelé « le compagon de Hel ». Le loup reste en arrière. Tout concorde
Þórr aurait bien voulu trucider Hyrrokkin sur place. Les dieux l’on retenu. Il arriva pourtant à ses fins à un moment ou à un autre (Skáldskaparmál, chap. 4). En faire Hel revient au même.
… L’Edda de Snorri est truffée d’énigmes et de chausses-trappes, dignes d’un scalde.
Notes
[1] L’idéologie plus que la biologie a (TRÈS) longtemps dominé cette question fondamentale.
[2] La déesse Frigg pleure Óðinn (str. 53) et Álfröðull « Orbe-de-l’alfe » est avalée par Fenrir (Vafþrúðnismál, str. 47). Des géantes (gífr « vieilles femmes, sorcières »), femmes-trölls probables, vont affronter les dieux apparemment (str. 52).
[3] Dans le poème Þorsdrápa (str. 5), par exemple.
[4] Dreki « dragon » et snekkja « (le) serpentin » (pour simplifier) sont les petits noms que les Vikings donnaient à (certains de) leurs bateaux.