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Tisserande de nuages
Embarquez pour les mythes nordiques

Les runes dans les mythes

Pierre de Sanda (xie siècle), Gotland, exposée au musée historique de Suède, Stockholm. Elle est censée représenter la triade des trois dieux vikings Óðinn, Þórr et Freyr. Les noms de trois hommes sont gravés en runes (ma photo, 28 avril 2011)

Les runes ne faisaient pas concurrence à la tradition orale. Aucun mythe des Eddas (à ma connaissance) n’a été retranscrit en runes. Quelques-uns apparaissent seulement en images sur des pierres (runiques ou pas), telle la pierre de Ramsund. Et pourtant, les runes sont d’origine divine, selon les inscriptions des pierres runiques de Noleby ↗ (viie siècle) et Sparlösa ↗ (ixe siècle) en Suède. Les dieux Þórr ou Ullr consacrent les runes dans d’autres inscriptions. Une rune porte même le nom du dieu Týr. Les poèmes runiques en mentionnent plusieurs autres.

Ce silence runique sur les mythes est d’autant plus étrange que les runes ont une place importante dans plusieurs poèmes.

Les runes dans les poèmes de l’Edda

Trois poèmes de l’Edda s’attachent aux runes en particulier :

Les runes trempaient dans l’hydromel de poésie de la source de Mímir « Mémoire », quand Óðinn s’en empara. Ces runes-là correspondent davantage (à mon avis) à l’usage mémoriel des runes. C’est l’usage des pierres runiques, souvent gravées des noms de guerriers vikings morts au combat et destinés à entrer à la Valhalle d’Óðinn. Elles relèvent donc du passé. En revanche, l’emploi magique des runes relève du Destin, incarné par les nornes de la source d’Urðr. Avec celles-ci, les runes sont plutôt des auxiliaires de l’avenir. Cela étant, ce clivage n’a rien de tranché.

Les runes auraient été créées par un représentant masculin de chaque clan surnaturel (sauf les géants). Elles ont des rapports privilégiés avec certains dieux, tels Óðinn et Heimdallr – en plus de ceux qui les consacrent, tels Þórr ou Ullr. Cet apanage masculin des runes est démoli par une valkyrie rebelle. Au reste, le Destin est resté un bastion féminin (presque) imprenable.

Les runes du Destin

Toutes les femmes mythiques participent au Destin. Plusieurs groupes en sont les spécialistes. Parmi ceux-ci, deux ont un rapport particulier avec les runes :

Les runes des nornes

Les nornes dispensent le destin de chacun – la vie et la mort. Des runes sont gravées sur leurs ongles (Sigrdrífumál, str. 17). La rune nauðr « nécessité » leur est plus particulièrement impartie (Fáfnismál « Dits de Fáfnir », str. 12) :

[Sigurðr] :
« Dis-moi, Fáfnir,
Toi qu’on dit savant
Et qui en sait tant,
Quelles sont les nornes,
Efficaces dans la nécessité (nauðr),
Qui élisent les mères des fils ? »

Les nornes assistent chaque naissance. Elles y « élisent » les fils que les mères sont en train de mettre au monde en définissant leur destin. Cette nécessité-là se passe durant un accouchement – douloureux et dangereux – où la vie et la mort sont en jeu.

Les plus puissantes des nornes ont un rôle autrement plus éminent. Leur triade (que j’appelle les Grandes Nornes) régente le Destin. Celui-ci est supérieur aux lois – c’est peu dire – ou, du moins, les précède. Les Grandes Nornes demeurent dans, ou près d’une source de l’arbre du monde. Urðr « Advenu » et Verðandi « Advenant » – le passé et le présent – gravent un bout de bois (Völuspá, str. 20). Il n’est pas précisé de quels signes, mais les runes sont une hypothèse plausible.

La troisième des Grandes Nornes, Skuld « Doit ; Dette » – le futur – n’en grave pas (apparemment). Et pourtant, c’est une valkyrie, comme celle qui enseigne les runes au prince Sigurðr, parangon des héros scandinaves.

Les runes de la Mémoire

Les runes du roi

Heimdallr, sous le pseudonyme de Rígr « Roi » se rend chez les humains et leur donne un ordre social hiérarchisé (Rígsþula « Litanie du Roi »). Les trois classes de cet ordre vont de l’esclave au roi.

Rígr enseigne seulement les runes à Jarl et à un de ses fils. Jarl « Homme distingué » est marié à la fille de Hersir « Chef militaire ». Il est le seul de l’ordre social à n’engendrer que des fils – tous guerriers. En plus de lui enseigner les runes, Rígr lui donne son nom – ou plutôt son titre. Le fils cadet de Jarl est aussi initié aux runes. Il s’appelle Konr « Parent ». Cadet de sa fratrie, il est surnommé Konr ungr « Jeune Parent ». Ce surnom est un jeu de mot sur konungr « roi (guerrier) », au sommet de la hiérarchie sociale. De même, jarl est (ou devient) un titre de noblesse, juste en-dessous du roi.

En bref, ce poème est moins mythique que politique (comme l’assure Ursula Dronke).

  1. Mère porta un fils
    Langé de soie,
    Aspergé d’eau ;
    Jarl le firent appeler ;
    Blonds étaient ses cheveux ;
    Brillantes, ses joues ;
    Farouches étaient ses yeux,
    Tel un serpenteau.
  2. Là grandit
    Jarl sur les bancs,
    À brandir le bouclier ;
    À bander la corde [1] ; ;
    À courber les ormes ;
    À emmancher les flèches ;
    À lancer les piques ;
    À rompre la lance
    À monter à cheval ;
    À lâcher les chiens ;
    À tirer l’épée ;
    À s’exercer à la nage.
  3. Là arriva du bois,
    Rígr marchant.
    Rígr marchant,
    Lui enseigna les runes ;
    Lui donna son nom ;
    Le déclara son fils ;
    Le pria de prendre possession
    Des plaines ancestrales,
    Des plaines ancestrales
    Des vieilles fermes.
[…]
  1. Mais le jeune Konr
    Connaissait les runes,
    Les runes-de-sauvegarde
    Et les runes-d’éternité.
    En plus, il savait
    Secourir les humains ;
    Émousser les lames ;
    Apaiser l’océan ;
  2. Le piaillement, il apprit des oiseaux,
    À étouffer les flammes
    Et à bercer les flots ;
    À apaiser les peines.
    […]
    Vigueur et force,
    De huit hommes.
  3. Contre Rígr, Jarl,
    De runes, concourut ;
    Usa de ruses
    Et le surpassa.
    Alors il hérita
    Et acquit ainsi le droit
    De s’appeler Rígr
    [Et] de connaître les runes.

Jarl est encouragé à s’approprier des fermes ancestrales (str. 36). Autrement dit, à devenir l’unique propriétaire du territoire qu’il gouverne. Dès lors, il peut taxer les terres, y compris privées, et faire de tous leurs habitants des sujets. En cela, il se rapproche du roi méridional.

Cela étant, les plaines ancestrales sont mentionnées deux fois à la file. Les runes leur sont associées. Elles prennent de facto un caractère mémoriel. En effet, le roi décrit est dynastique, puisque lui succède son « jeune parent » – son fils (l’Église n’imposa le fils aîné qu’au douzième siècle). La mémoire de sa lignée ancestrale devient donc cruciale.

Le roi scandinave archaïque (incarné par Rígr) était élu par l’assemblée des hommes libres (le þing). Les candidats au poste appartenaient à certaines familles dont on ne sait pas grand chose. Le nouveau roi (incarné par Kongr ungr) reste élu, mais n’appartient plus qu’à une seule famille. Il finira par être élu par un panel étroit, jusqu’à ce que cette dernière formalité disparaisse.

La Rígsþula érige en mythe une organisation sociale pour la légitimer et l’imposer. Dans le même temps, elle expose les rouages mythiques. On y voit aussi le savoir – les runes – (voire l’écriture ?) confisqué par la nouvelle aristocratie… mais ce ne sont que les quelques idées que m’inspirent le poème.

Pierre runique d’Elgesem (Norvège) du ve siècle. Elle est la seule à ne contenir que le mot ᚫᛚᚢ (alu), qui serait lié au vieux norrois öl « bière » par l’étymologie. Noter le sens de lecture vertical et de haut en bas. Les lettres sont retournées horizontalement

Les runes du dieu Óðinn

La pendaison d’Óðinn

Les runes sont un don d’Óðinn aux humains. En s’en emparant, il devient LE « maître des runes » (leur graveur) et le dieu incontesté des magiciens. L’épisode est connu sous les noms de « sacrifice ou pendaison d’Óðinn ». Il le raconte lui-même dans le passage des Hávamál appelé Rúnatal.

La völva de la Völuspá, proche du Destin, se garde d’associer les runes à Óðinn. Elle n’évoque pas vraiment sa pendaison (et Snorri, pas du tout).

Les runes du géant Vafþrúðnir

Óðnn va se mesurer au géant Vafþrúðnir au sujet des runes (Vafþrúðnismál, str. 1). Il ne l’interroge pas sur les runes avant sa douzième question (str. 42). Le géant répond qu’il a voyagé dans les neuf mondes soumis à la mort et peut, de ce fait, bien en parler.

Il semble donc que les runes ont un rapport avec la mort (la pendaison d’Óðinn y compris). C’est peut-être ce qu’insinue déjà les Hávamál (str. 80). Le narrateur y parle à un « tu », qui ne peut-être qu’Óðinn. Il révèle que, pour celui-ci, le meilleur gardien des runes est « celui qui reste silencieux ». Les runes étaient gravées sur des pierres funéraires ou commémoratives. Ces runes-là entretenaient le plus souvent le souvenir de guerriers occis au combat – voués à Óðinn. Or donc, ces morts, dont le souvenir est entretenu grâce aux runes lapidaires, pourraient être ces gardiens muets.

Dès lors, le runslangen des pierres runiques n’aurait (presque) plus rien d’ornemental. Le serpent runique rappelerait Níðhöggr, le serpent nécrophage qui ronge une racine de l’arbre du monde et déshabille les cadavres de leur chair.

Les runes et le serpent

Un lien « ultra-secret » est suggéré entre les runes et le serpent.

Dans les Sigrdrífumál, la valkyrie ne liste pas le serpent parmi les animaux porteurs de runes. En revanche, elle s’adresse au tueur du serpent Fáfnir. Omettre le serpent de la liste est un comble en soi – sauf si les runes de Sigrdrífa n’ont pas le même usage que celles gravées dans le runslangen des pierres.

Dans les Hávamál, Óðinn n’évoque pas plus de serpent quand, pendu à un arbre « venteux » [2], il ramasse les runes. Cela étant, le poème évoque un certain Loddfáfnir (inconnu ailleurs)… qui a bien des chances d’être Óðinn. Or, ce Loddfáfnir renvoie sans coup férir à Fáfnir – donc à un serpent.

Pour récapituler, Óðinn parle à la première personne du singulier (« je ») dans ce long poème composite. Une autre personne (a priori le Háva « Très-Haut », ou son porte-parole) y conseille un « tu », qu’il appelle Loddfáfnir. Il évoque les runes au début et à la fin de ses conseils (str. 111 et 137).

Le Très-Haut n’intervient qu’après qu’Óðinn a volé l’hydromel de poésie aux géants (en séduisant sa gardienne), Snorri narre l’épisode (Skáldskaparmál, chap. 1). S’il ne mentionne pas Loddfáfnir, il y transforme brièvement Óðinn en… serpent.

Dans la Rígsþula, Rígr enseigne les runes à Jarl. Les yeux de celui-ci sont comparés à ceux d’un yrmlingr « serpenteau » (str. 34). Cerise sur le gâteau, cet yrmlingr rappelle (par paronymie) Ymir, le géant primordial. Celui-ci pourrait donc avoir une peau de serpent au vestiaire.

La Völuspá, str. 60 apporte un nouvel élément. Après le Ragnarök, les dieux rescapés devisent sur le serpent (du Miðgarðr), surnommé Corde-de-la-mer… en se remémorant les anciennes runes du Fimbultýr « Dieu-formidable ».

Ces indices convergent. Ils pourraient relever du hasard – mais c’est douteux. Ne serait-ce parce que les runes sur pierre sont enserrées dans un runslangen, tel un phylactère (ancêtre de la bulle des bandes dessinées). Or, les runes sont l’essence du savoir. Si le fuþark est la clef de la connaissance (selon Óðinn), alors le runslangen est sa voie « royale ». Euh… Reste à la déchiffrer !

Le serpent n’est pas seulement un des monstres mythiques. Ceinture de l’océan, c’est le plus grand lien mythique. Que les dieux soient appelés bönd « liens » et que Hroptr « Lieur » soit un nom d’Óðinn, n’y change rien.


Notes

[1] Toute la strophe est consacrée à la formation guerrière. Noter que la natation en faisait partie (les batailles navales n’étaient pas rares et les Vikings prisaient le sport). Bander corde et courber l’orme fait référence au tir à l’arc (euh... je crois).

[2] Autrement dit, un aigle n’est pas loin de cet arbre. En effet, l’aigle Hræsvelgr « Avale-cadavres » pourvoit au vent mythique. On n’est pas plus avancés ! Un aigle est perché sur Yggdrasill, l’arbre du monde, mais un aigle plane au-dessus du Læraðr, l’arbre de la Valhalle. Enfin, un géant en costume d’aigle (Þjazi, père de la déesse Skaði) est perché sur un chêne quand il croise trois dieux en excursion.