Les oiseaux mythiques
L’aigle et le corbeau sont charognards. De là, tous les oiseaux mâles le sont
(Skáldskaparmál, chap. 59). D’accord, les coqs mythiques ne chantent que l’aube du Ragnarök. C’est quand même une vision sacrément réductrice de la volière mythique. À quoi bon connaître « le langage des oiseaux » alors ?… À moins, bien sûr, que cette sagesse transmise dans la langue aviaire ne soit, justement, celle des morts.
L’aigle
L’aigle sert d’embout supérieur à l’arbre du monde et fournit le vent mythique (voire la tempête). Il a un lien mystérieux avec l’hydromel. Le serpent lui est souvent opposé, ou le complète. Si les aigles sont rares, tous sont de puissants personnages.
Hræsvelgr, fournisseur du vent mythique
Hræsvelgr « Avale-cadavres » est un géant solitaire dans un corps d’aigle. Il crée le vent quand il s’envole (Gylfaginning, chap. 18) :
Gangleri dit alors : « D’où vient le vent ? Il est si fort qu’il agite de vastes mers et attise le feu, mais aussi grand soit-il, nul ne peut le voir. Pour la raison qu’il est extraordinairement constitué. »
Hár répondit alors : « Je peux te le dire facilement. Au bout septentrional du ciel est assis un géant qu’on appelle Hræsvelgr. Il a une forme d’aigle. Et quand il déploie ses ailes pour voler, alors le vent se lève de dessous ses ailes. Ainsi qu’il est dit ici : [Vafþrúðnismál, str. 37] »
L’aigle anonyme d’Yggdrasill
Un aigle anonyme est perché sur Yggdrasill (Gylfaginning, chap. 16) :
Un certain aigle est assis sur les branches du frêne et il sait beaucoup de choses, mais entre ses yeux est assis le faucon qu’on appelle Veðrfölnir.
Le faucon perché sur le bec de l’aigle est un ajout de Snorri. L’aigle échange des propos (venimeux, selon Snorri) avec le serpent Níðhöggr niché au pied de l’arbre. Leurs messages sont transmis par un écureuil. Après le Ragnarök, on voit pourtant l’aigle survoler le ciel avec le serpent dans ses serres – formant ainsi le seul dragon volant des mythes scandinaves (Völuspá, str. 66).
L’aigle anonyme du Læraðr
Un aigle survole Læraðr, l’arbre de la Valhalle (un autre nom de l’arbre du monde, ou un arbre du monde alternatif). Ce charognard semble surveiller le loup anonyme qui y pend (Grímnismál, str. 10).
Óðinn et le géant Suttungr
Le géant Suttungr possédait l’hydromel. Óðinn le lui vola (Hávamál, str. 104 et suiv. ; Skáldskaparmál, chap. 1). Or, celui-ci s’enfuit avec son butin dans un corps d’aigle. Suttungr le poursuivit dans la même tenue. Cela suggère que l’aigle, associé au vent, l’est aussi à l’hydromel.
Le géant Þjazi
Le géant Þjazi n’est JAMAIS vu sans son plumage d’aigle. Il apparaît pourtant dans deux textes différents (Haustlöng, poème du xe siècle, et Edda en prose du xiiie). Son nom n’a pas (encore) été élucidé avec satisfaction. Accessoirement, Þjazi est le père de la déesse Skaði. Il a aussi deux frères :
- Gangr « Mouvement », aussi appelé Aurnir (Gróttasongr, str 9), voire Örnir (de örn « aigle »). Le « sang de Gangr » désigne l’océan.
- Iði. Son nom dérive (à mon avis) d’iða « tourbillon », ou d’iðinn « affairé, assidu ». Il est à comparer à (voire à rapprocher de) celui d’Iðunn.
En somme, les noms des frères de Þjazi évoquent le mouvement. Ils pourraient donc renvoyer au vent, ou aux courants marins. En tout cas, Þjazi pourrait être (presque) TOUS les aigles mythiques :
- Snorri précise qu’il habite plein nord (Skáldskaparmál, chap. 1). C’est justement au nord que niche Hræsvelgr.
- Il intervient dans le seul mythe où un aigle ET un faucon se croisent. Il rappelle ainsi l’aigle anonyme d’Yggdrasill.
- Fils d’Ölvaldi « Pouvoir-de-la-bière », il est proche d’un propriétaire de breuvage sacré. Ses frères et lui se partagèrent chacun l’or de leur père à sa mort. Il est (plus que) probable que cet or était liquide et alcoolisé…
L’aigle-de-sang
L’aigle est aussi indissociable du blóðorn « aigle-de-sang ». Ce supplice est attesté dans les mythes héroïques, en poésie scaldique et dans des sagas. Sigurðr le grave sur le dos du meurtrier de son père (Reginsmál, str. 26). À chaque fois, un fils venge ainsi le meurtre de son (roi de) père. Il est (presque) toujours pratiqué contre un roi. Le blóðorn consistait (à peu près) à enfoncer une épée de chaque côté de l’épine dorsale, de découper la cage thoracique et d’en sortir les poumons pour les exposer dans le dos de la victime comme les ailes d’un aigle.
Le blóðorn aurait fait partie des rites sacrificiels (Óðinn serait impliqué), ou pratiqué dans le cadre d’une vengeance horrifiante et spectaculaire. Beaucoup d’experts doutent de son historicité – au moins à l’époque viking.
Le coq
Les coqs ne chantent que pour convoquer les dieux et les géants à la grande bataille de leur Destin (Ragnarök). Ils claironnent l’aube du branle-bas comme la Gjallarhorn de Heimdallr… au lieu d’annoncer le SOLEIL. Leur chant est incontestablement magique, car le galdr « chant magique, incantation » vient de gala « crier comme un coq ».
Fjallar, le coq rouge du Bois-du-gibet
Fjallar « Trompeur » est un nom répandu : géant(s), nain(s) et coq le portent. Le coq d’un rouge éclatant du Bois-du-gibet est le partenaire du géant harpiste Eggþér. Celui-ci est assis sur un tertre funéraire. Il joue pour une vieille géante et garde son troupeau (Völuspá,str. 42). Tout porte à croire que sa patronne est la Vieille de la forêt de fer (Völuspá, str. 40). Son troupeau serait donc composé de loups.
Ce joyeux drille rappelle l’autre MUSICIEN mythique, Heimdallr. Celui-ci est pareillement glaðr « joyeux » – quasi-anagramme du mot galdr (Grímnismál, str. 13). Si tout cela ne suffisait pas… harpa « harpe » est AUSSI le nom d’une espèce de PHOQUE avec une marque incurvée sur le dos. La combinaison de phoque que portent Heimdallr et Loki pour leur duel sur la Pierre-à-INCANTATIONS prend tout à coup une drôle de dimension. Fjalarr réveille les géants au Ragnarök et joue le même rôle que la Gjallarhorn de Heimdallr pour les dieux. Il pourrait faire de Eggþér le gardien des géants, comme Heimdallr est celui des dieux.
Gullinkambi, le coq d’or des ases
Gullinkambi « Peigne-doré » pourrait aussi se traduire par « Crête-d’or », plus appropriée pour un coq. Ce serait pourtant perdre son sens littéral (kambr « Peigne » est aussi la ligne de crête d’une chaîne de montagnes). Gullinkambi réveille les dieux et/ou les guerriers-occis de la Valhalle (Völuspá,str. 43). Il précède apparemment Heimdallr qui souffle dans sa corne (str. 46).
Víðófnir, le coq d’or de Menglöð
Víðófnir ou Víðofnir « Large-Four » est installé sur Veðurglasir « Tempête-scintillante », branche du Mímameiðr, arbre de la propriété de Menglöð (Fjölsvinnsmál, str. 26 et 27). Foin de coïncidences ! VeðurGLASIR associe la demeure de Menglöð et son arbre à la Valhalle où est planté le bosquet GLASIR et à Yggdrasill sur lequel est perché le faucon Veðrfölnir. La paronymie et l’allitération entre Víðófnir et Veðrfölnir renforcent cette idée. Pour entrer chez la belle Menglöð sans être son fiancé, il faut réaliser un exploit impossible. Celui-ci ferait basculer le coq chez Hel. Il semblerait que quelqu’un ait réussi.
Le coq rouge et noir de Hel
Le coq de l’en-dessous est rouge et noir. Il partage ainsi l’aspect bicolore de Hel, sa patronne à moitié bleu-cadavérique, à moitié rose-chair. Nul doute que son plumage flamboie comme des braises… à moitié calcinées. Comme il n’a pas de nom, on peut se demander s’il ne s’agit pas de Víðófnir, le coq de Menglöð.
Le coq est solaire et le soleil féminin. Il n’est donc pas surprenant que trois des quatre coqs appartiennent à des femmes.
Nom | Description |
---|---|
Fjalarr « Trompeur » | coq rouge près du géant Eggþér, a priori gardien du troupeau de la Vieille de la Forêt-de-fer |
coq sans nom | coq rouge et noir des halles de Hel |
Víðófnir « Large-Four » | coq d’or de Menglöð |
Gullinkambi « Peigne-doré » | coq d’or des ases |
Le corbeau
Les valkyries sont parfois confondues à une nuée de corbeaux. Cela étant, les seuls corbeaux répertoriés sont la paire d’Óðinn.
Huginn et Muninn
Huginn « Pensée » et Muninn « Mémoire » (littéralement, « Souvenir ») sont la paire de corbeaux perchée sur chacune des épaules d’Óðinn (Gylfaginning, chap. 38). Ils sussurent à ses oreilles les nouvelles du monde, qu’ils sillonnent chaque jour pour les lui rapporter. Puis retournent à leur place.
Le cygne
De la même famille, l’oie et le cygne sont deux oiseaux migrateurs et aquatiques. En tant que tels, ils ont des pieds palmés. Deux fois l’an, ils migrent en suivant une trajectoire régulière, tels les astres. Leur migration annonce un changement de saison. L’oie n’intervient pas dans les mythes, au contraire du cygne. À chaque fois qu’un cygne apparaît, le Destin n’est pas loin.
Les deux cygnes de la source du Destin
Deux cygnes anonymes se baignent dans la source du Destin (Urðarbrunnr). De cette paire est née toute l’espèce. La source irrigue l’arbre du monde. La halle des trois Grandes Nornes, régentes en chef du Destin, est installée sur ses rives, ou dans ses eaux. Près d’elle se trouvent, entre autres choses, l’assemblée (þing) des dieux et le Monde-de-l’alfe (Álfheimr).
Toutefois, les plus célèbres cygnes mythiques sont les femmes-cygnes. Ce sont aussi des valkyries. Il se trouve que la troisième des grandes nornes est elle-même une valkyrie.
Les femmes-cygnes et l’alfe Völundr
Dans le Völundarkviða, trois femmes-cygnes filent le lin au bord d’un lac. Elles délaissent leur habit de plumes (álparhamr) et s’unissent chacune à un alfe. Après une longue lune de miel, les cygnes quittent fatalement leur époux. L’alfe Völundr reste seul. Il est alors capturé par un roi. La reine magicienne lui fait aussitôt couper les tendons des genoux. Il sévade finalement en fabriquant des ailes de cygne, ou en se changeant en cygne.
Le cygne se dit svan ou álpr en vieux norrois. Álpr est étrangement proche d’álfr « alfe ». Svan vient de la racine indo-européenne pour « chanter ».
Le faucon
Il y a quatre faucons mythiques. Deux sont les costumes aériens (valshamr) de Freyja et Frigg. Ces faucons anonymes sont souvent empruntés par Loki.
Hábrók, le meilleur faucon mythique
Hábrók « Hautes-Braies » est à l’inventaire des trésors mythiques (Grímnismál, str. 44). Hábrók (n. f.) est en soi le nom d’une espèce de faucon, mais est aussi listé parmi les coqs (Þulur).
Veðrfölnir, le faucon perché sur l’aigle d’Yggdrasill
Une des curiosités d’Yggdrasill est le faucon assis entre les YEUX de l’aigle anonyme perché à sa cime. Une cause logique de l’« altération » de Veðrfölnir « Pâli-par-le-vent » ou « Blanchi-par-la-tempête » serait sa localisation entre les yeux de l’aigle du vent, Hræsvelgr.
Toutefois, l’unique mythe où un faucon et un aigle se croisent est celui de… Þjazi. L’épisode s'achève dans les flammes. Les YEUX de Þjazi sont lancés aux cieux et changés en étoiles. En conséquence, l’aigle anonyme d’Yggdrasill peut, à part égale, être Hræsvelgr ou la forme aquiline de Þjazi. C’est pourquoi il n’a pas de nom.