Vafþrúðnismál « Les Dits de Vafþrúðnir »
Nouvelle traduction intégrale du 3e poème de l’Edda poétique
(xiiie siècle, auteur anonyme)
Lien vers le texte en langue originale heimskringla.no ↗
- [Óðinn dit :]
« Conseille-moi maintenant, Frigg,
Car il me tarde d’aller
Rendre visite à Vafþrúðnir ;
Je suis très curieux
De m’entretenir des anciennes runes
Avec ce géant qui sait tout. » - [Frigg dit :]
« Chez lui, je voudrais retenir
Le Père-des-armées
Dans les enclos des dieux,
Car nul géant, je pense,
N’est aussi puissant
Que Vafþrúðnir. » - [Óðinn dit :]
« J’ai fait maints voyages ;
J’ai tenté maintes expériences ;
J’ai testé maintes puissances ;
Mais je veux absolument savoir
À quoi ressemble
Les salles des gens de Vafþrúðnir. » - [Frigg dit :]
« Voyage sans encombre,
Reviens sans encombre,
Que soit sans encombre ta route ;
Que ton esprit t’assiste,
Où que tu ailles, Père-de-tous,
Pour deviser avec le géant. » - Alors Óðinn alla
Éprouver l’éloquence
Du géant très-savant ;
À la halle il arriva,
Que possédait le père d’Ímr ;
Yggr aussitôt entra. - [Óðinn dit :]
« Salut à toi, Vafþrúðnir ;
Je suis venu dans ta halle
Pour te voir en personne ;
Je veux d’abord savoir
Si tu es sage
Ou sait tout, géant. » - [Vafþrúðnir dit :]
« Quel est cet homme
Qui dans ma salle
Ainsi me parle ?
Tu ne sortiras
De nos halles
À moins d’être le plus sage. » - [Óðinn dit :]
« Gagnráðr je m’appelle
J’arrive à pied à l’instant
Assoiffé en tes salles,
Je sollicite une invitation
– J’ai voyagé longtemps –
Et l’hospitalité, géant. » - [Vafþrúðnir dit :]
« Pourquoi alors, Gagnráðr,
Parles-tu [planté] sur le sol ?
Viens t’asseoir dans la salle ;
Alors nous testerons
Qui a le plus de science,
De l’invité ou du vieux þulr [1]. » - [Óðinn dit :]
« Le pauvre homme
Qui chez le riche arrive,
Parle si besoin est, ou se tait.
Grand babillage,
Je crois, tourne mal,
À qui se rend chez l’impitoyable. » - [Vafþrúðnir dit :]
« Dis-moi Gagnráðr,
Puisque [planté] sur le sol tu veux
Éprouver ta renommée,
Comment s’appelle ce coursier
Qui tire chaque jour
Au-dessus des peuples ? » - [Óðinn dit :]
« Skinfaxi s’appelle
Celui qui tire
Le jour au-dessus des peuples ;
Le meilleur des chevaux,
On le pense chez les Hreiðgots ;
Toujours luit la crinière du coursier. » - [Vafþrúðnir dit :]
« Dis ceci Gagnráðr,
Puisque [planté] sur le sol tu veux
Éprouver ta renommée,
Comment s’appelle l’étalon
Qui tire, de l’orient,
La nuit au-dessus des plaisantes puissances ? » - [Óðinn dit :]
« Hrímfaxi s’appelle
Celui qui tire chaque nuit
Au-dessus des plaisantes puissances ;
L’écume de son mors
En tombe chaque matin,
D’oú vient la rosée des vallons. » - [Vafþrúðnir dit :]
« Dis-ceci Gagnráðr,
Puisque [planté] sur le sol tu veux
Éprouver ta renommée,
Comment s’appelle ce fleuve
Qui divise le champ herbeux
Entre les fils des géants et les dieux ? » - [Óðinn dit :]
« Ifing s’appelle ce fleuve
Qui divise le champ herbeux
Entre les fils des géants et les dieux ;
Il coulera libre
À travers les âges :
Le fleuve sera à jamais sans glace. » - [Vafþrúðnir dit :]
« Dis-moi Gagnráðr,
Puisque [planté] sur le sol tu veux
Éprouver ta renommée,
Quel est le nom de cette plaine
Où se combattront
Surtr [2] et les doux dieux ? » - [Óðinn dit :]
« Vígríðr [3] a nom la plaine
Oú se combattront
Surtr et les doux dieux ;
Elle a cent lieues
De chaque côté ;
Voilà leur terrain désigné. » - [Vafþrúðnir dit :]
« Tu es savant, invité ;
Approche-toi du banc du géant
Et parlons assis ensemble ;
Notre tête, parierons
Dans la halle,
Invité, sur notre science. » - [Óðinn dit :]
« Dis-moi en premier,
Si ton esprit y suffit
Et tu le sais, Vafþrúðnir,
D’où vint la terre ou le ciel à sa cime,
La première fois, sagace géant ? » - [Vafþrúðnir dit :]
« De la chair d’Ymir,
La terre fut faite,
Et des os, les montagnes,
Le ciel, du crâne
Du géant au froid-de-givre,
Et du sang, la mer. » - [Óðinn dit :]
« Dis-moi en deuxième,
Si ton esprit y suffit
Et tu le sais, Vafþrúðnir,
D’où vint la lune
Qui passe au-dessus des hommes,
Ou le soleil tout comme, sagace géant ? » - [Vafþrúðnir dit :]
« Mundilfari [4] se nomme
Celui qui de la lune est le père,
Et du soleil de même ;
Dans le ciel, ils doivent
Tourner chaque jour,
Pour compter les ans des hommes. » - [Óðinn dit :]
« Dis-moi en troisième,
Puisque tous te disent sages,
Si tu sais, Vafþrúðnir,
D’où vint le jour
Qui passe au-dessus des hommes,
Ou la nuit avec les lunes déclinantes ? » - [Vafþrúðnir dit :]
« Dellingr [5] se nomme
Celui qui est le père du jour,
Mais la nuit est née de Nörvi [6] ;
Lunes croissante et décroissante,
Les puissances efficaces firent
Pour compter les ans des hommes. » - [Óðinn dit :]
« Dis-moi en quatrième,
Puisque tous te disent sages,
Si tu sais, Vafþrúðnir,
D’où vint l’hiver
Ou le chaud été
La première fois, sagace géant ? » - [Vafþrúðnir dit :]
« Vindsalvr se nomme
Celui qui est le père de l’hiver,
Mais Svásuðr l’est de l’été. » - [Óðinn dit :]
« Dis-moi en cinquième
Puisque tous te disent sage,
Si tu sais, Vafþrúðnir,
Qui des ases
Ou des fils d’Ymir
Fut l’aîné aux jours anciens ? » - [Vafþrúðnir dit :]
« D’innombrables hivers
Avant que soit formée la terre,
Alors naquit Bergelmir,
Þrúðgelmir était son père
Et Aurgelmir, son grand-père [7]. » - [Óðinn dit :]
« Dis-moi en sixième
Puisque tous te disent sage,
Si tu sais, Vafþrúðnir,
D’où vint Aurgelmir
Avec les fils des géants
Á l’origine, sagace géant ? » - [Vafþrúðnir dit :]
« Des Élivágar, le venin goutta
Jusqu’à ce qu’un géant soit.
De lui viennent tous nos clans ;
Aussi sont-ils tous effrayants. » - [Óðinn dit :]
« Dis-moi en septième
Puisque tous te disent sage,
Si tu sais, Vafþrúðnir,
Comment est née la progéniture
De ce géant ancien
Qui n’eut pas d’une géante le plaisir ? » - [Vafþrúðnir dit :]
« Sous la main du géant-du-givre
Poussa, dit-on,
Une fille et un fils ensemble ;
Un pied fit avec un pied
Du savant géant,
Un fils à six-têtes. » - [Óðinn dit :]
« Dis-moi en huitième
Puisque tous te disent sage,
Si tu sais, Vafþrúðnir,
Quel est ton premier souvenir,
Ou ton plus ancien savoir,
Toi qui est si savant, géant ? » - [Vafþrúðnir dit :]
« D’innombrables hivers
Avant que soit formée la terre,
Alors naquit Bergelmir ;
Mon premier souvenir,
Est ce géant sage
Sur un lúðr [8] en bois. » - [Óðinn dit :]
« Dis-moi en neuvième
Puisque tous te disent sage,
Si tu sais, Vafþrúðnir,
D’où vint le vent
Qui vogue dessus la vague,
Jamais visible aux humains eux-mêmes ? » - [Vafþrúðnir dit :]
« Hræsvelgr [9] s’appelle
Celui assis au bout du ciel,
Géant dans un corps d’aigle ;
De ses ailes, dit-on, vient le vent
Sur tous les gens ». - [Óðinn dit :]
« Dis-moi en dixième
Puisque tu sais de tous les dieux le destin,
Si tu sais Vafþrúðnir,
D’où vint Njörðr
Parmi les fils des ases ;
Des temples et des autels de pierre,
Il régente en nombre,
Et ne fut pas engendré par les ases ? » - [Vafþrúðnir dit :]
« Au Vanaheimr ,
Les puissances sages le destinèrent,
Et le donnèrent aux dieux en otage.
Il reviendra, au destin des âges,
Chez les vanes sages. » - [Óðinn dit :]
« Dis-moi en onzième
Puisque tous te disent sage,
Si tu sais Vafþrúðnir,
Qui sont les hommes
Qui dans le clos d’Óðinn
Se combattent chaque jour ? » - [Vafþrúðnir dit :]
« Tous les einherjar
Dans le clos d’Óðinn
Se combattent chaque jour ;
Ils désignent leurs occis
Et chevauchent du combat,
S’assoient ensuite ensemble réconciliés. » - [Óðinn dit :]
« Dis-moi en douzième
Puisque du destin des dieux,
Tu sais tout, Vafþrúðnir ;
Des runes [10] des géants et de tous les dieux,
Dit ce qui est vrai,
Géant qui sait tout. » - [Vafþrúðnir dit :]
« Des runes des géants et de tous les dieux,
Je peux vraiment parler ;
Car je suis allé dans chaque monde ;
Dans les neuf mondes, je suis allé ;
Au Niflheimr en-dessous,
Là-bas meurent [de la mort] les hommes. » - [Óðinn dit :]
« J’ai fait maints voyages ;
J’ai tenté maintes expériences ;
J’ai testé maintes puissances ;
Quels humains resteront
Quand l’Hiver-Formidable
Passera sur les peuples ? » - [Vafþrúðnir dit :]
« Lif et Lifþrasir,
Mais ils seront cachés
Dans le bois de HoddMímir ;
La rosée-du-matin
Ils ont pour pitance ;
Et de là, s’engendrent les gens. » - [Óðinn dit :]
« J’ai fait maints voyages ;
J’ai tenté maintes expériences ;
J’ai testé maintes puissances ;
D’où viendra le soleil
Dans le ciel plat
Quand Fenrir aura emporté celui-là ? » - [Vafþrúðnir dit :]
« Une fille portera Álfröðull
Avant que Fenrir ne l’emporte ;
Cette vierge parcourra,
Quand les puissances auront péri,
Les chemins de sa mère. » - [Óðinn dit :]
« J’ai fait maints voyages ;
J’ai tenté maintes expériences ;
J’ai testé maintes puissances ;
Qui sont les vierges
Qui passent dessus la mer,
En sages vagabondes ? » - [Vafþrúðnir dit :]
« Trois bandes
Courent dessus la lande ;
Les vierges d’Avide-d'un-fils
Sont seules les protectrices
De ceux du monde,
Bien que nées de géants. » - [Óðinn dit :]
« J’ai fait maints voyages ;
J’ai tenté maintes expériences ;
J’ai testé maintes puissances ;
Quels ases règneront
Sur les possessions des dieux
Quand le feu de Surtr s’éteindra ? » - [Vafþrúðnir dit :]
« Víðarr et Váli
Habiteront le sanctuaire des dieux
Quand le feu de Surtr s’éteindra ;
Móði et Magni
Posséderont Mjöllnir
À la fin du combat de Vingnir [11]. » - [Óðinn dit :]
« J’ai fait maints voyages ;
J’ai tenté maintes expériences ;
J’ai testé maintes puissances ;
Qu’arrive-t-il à Óðinn
À la fin de sa vie
Quand se déchireront les puissances ? » - [Vafþrúðnir dit :]
« Le loup avalera
Père-de-tous
Que Víðarr vengera ;
Les froides mâchoires,
Il fendra
Du loup au combat. » - [Óðinn dit :]
« J’ai fait maints voyages ;
J’ai tenté maintes expériences ;
J’ai testé maintes puissances ;
Qu’a dit Óðinn,
Avant de monter au bûcher funéraire,
À l’oreille de son fils ? » - [Vafþrúðnir dit :]
« Nul homme ne sait
Ce que tu dis jadis
À l’oreille de ton fils ;
D’une bouche vouée à la mort,
J’ai dit mon savoir ancien
Et le sort des puissances.
Maintenant qu’avec Óðinn
J’ai devisé de sagesse,
De tous, tu seras à jamais le plus sage. »
Notes
[1] Le þulr était une institution germanique assez difficile à définir, faute de renseignements. Grosso modo, c’était un poète et un conseiller.
[2] Le géant Surtr « Noirci (par le feu) » est le gardien de l’espace originel du feu (le Muspell). Il était présent à la création du monde. Il sera là à sa destruction.
[3] Vígríðr est le champ de bataille du Ragnarök.
[4] Mundilfari est ici le père de Máni « Lune » et Sól « Soleil ». Snorri en fait seulement le père des enfants qui conduisent leur chariot.
[5] Dellingr est le troisième et dernier mari de Nótt « Nuit ». Il eurent pour fils Dagr « Jour ».
[6] Nörvi est épelé Nörfi ou Narfi dans la Gylfaginning (chap. 10). Narfi est un fils de Loki, dévoré par son frère transformé en loup par les dieux.
[8] Un lúðr est un objet assez évasif. C’est, sans doute, le coffre à farine du Moulin cosmique. Celui-ci fait tourner les astres et produit le temps (etc.). De fait, un lúðr est tout à fait approprié ici. Il permet de contenir la lune moulue un peu plus chaque nuit de sa décroissance.
[9] Hræsvelgr « Avale-cadavres ». Un aigle charognard donc, proche du vautour. Il s’envole avec le serpent suceur de la chair des cadavres (nommé Níðhöggr) dans ses serres à la dernièe strophe de la Völuspá (str. 66).
[10] Les runes sont les lettres de l’écriture runique, mais aussi des secrets. Elles sont cause de la venue d’Óðinn chez Vafþrúðnir. De fait, les deux savants ont évoqués les secrets mythiques. Jusqu’à présent, le passé a été déballé. Après cette strophe, le futur va prendre place.
[11] Vingnir est un nom de Þórr. Móði et Magni sont ses fils. Mjöl(l)nir est son marteau.