Vafþrúðnismál « Les Dits de Vafþrúðnir »

Portrait d'Odinn en noir et blanc par Georg von Rosen
Odinn le vagabond du Suédois Georg von Rosen (1843-1923) illustrant l’édition de l’Edda Sämund den vises de Fredrick Sander (1893) et celle d’Erik Brate (1913). Source : domaine public via Wikimedia commons ↗

Nouvelle traduction intégrale du 3e poème de l’Edda poétique
(xiiie siècle, auteur anonyme)

Lien vers le texte en langue originale heimskringla.no ↗

  1. [Óðinn dit :]
    « Conseille-moi maintenant, Frigg,
    Car il me tarde d’aller
    Rendre visite à Vafþrúðnir ;
    Je suis très curieux
    De m’entretenir des anciennes runes
    Avec ce géant qui sait tout. »
  2. [Frigg dit :]
    « Chez lui, je voudrais retenir
    Le Père-des-armées
    Dans les enclos des dieux,
    Car nul géant, je pense,
    N’est aussi puissant
    Que Vafþrúðnir. »
  3. [Óðinn dit :]
    « J’ai fait maints voyages ;
    J’ai tenté maintes expériences ;
    J’ai testé maintes puissances ;
    Mais je veux absolument savoir
    À quoi ressemble
    Les salles des gens de Vafþrúðnir. »
  4. [Frigg dit :]
    « Voyage sans encombre,
    Reviens sans encombre,
    Que soit sans encombre ta route ;
    Que ton esprit t’assiste,
    Où que tu ailles, Père-de-tous,
    Pour deviser avec le géant. »
  5. Alors Óðinn alla
    Éprouver l’éloquence
    Du géant très-savant ;
    À la halle il arriva,
    Que possédait le père d’Ímr ;
    Yggr aussitôt entra.
  6. [Óðinn dit :]
    « Salut à toi, Vafþrúðnir ;
    Je suis venu dans ta halle
    Pour te voir en personne ;
    Je veux d’abord savoir
    Si tu es sage
    Ou sait tout, géant. »
  7. [Vafþrúðnir dit :]
    « Quel est cet homme
    Qui dans ma salle
    Ainsi me parle ?
    Tu ne sortiras
    De nos halles
    À moins d’être le plus sage. »
  8. [Óðinn dit :]
    « Gagnráðr je m’appelle
    J’arrive à pied à l’instant
    Assoiffé en tes salles,
    Je sollicite une invitation
    – J’ai voyagé longtemps –
    Et l’hospitalité, géant. »
  9. [Vafþrúðnir dit :]
    « Pourquoi alors, Gagnráðr,
    Parles-tu [planté] sur le sol ?
    Viens t’asseoir dans la salle ;
    Alors nous testerons
    Qui a le plus de science,
    De l’invité ou du vieux þulr [1]. »
  10. [Óðinn dit :]
    « Le pauvre homme
    Qui chez le riche arrive,
    Parle si besoin est, ou se tait.
    Grand babillage,
    Je crois, tourne mal,
    À qui se rend chez l’impitoyable. »
  11. [Vafþrúðnir dit :]
    « Dis-moi Gagnráðr,
    Puisque [planté] sur le sol tu veux
    Éprouver ta renommée,
    Comment s’appelle ce coursier
    Qui tire chaque jour
    Au-dessus des peuples ? »
  12. [Óðinn dit :]
    « Skinfaxi s’appelle
    Celui qui tire
    Le jour au-dessus des peuples ;
    Le meilleur des chevaux,
    On le pense chez les Hreiðgots ;
    Toujours luit la crinière du coursier. »
  13. [Vafþrúðnir dit :]
    « Dis ceci Gagnráðr,
    Puisque [planté] sur le sol tu veux
    Éprouver ta renommée,
    Comment s’appelle l’étalon
    Qui tire, de l’orient,
    La nuit au-dessus des plaisantes puissances ? »
  14. [Óðinn dit :]
    « Hrímfaxi s’appelle
    Celui qui tire chaque nuit
    Au-dessus des plaisantes puissances ;
    L’écume de son mors
    En tombe chaque matin,
    D’oú vient la rosée des vallons. »
  15. [Vafþrúðnir dit :]
    « Dis-ceci Gagnráðr,
    Puisque [planté] sur le sol tu veux
    Éprouver ta renommée,
    Comment s’appelle ce fleuve
    Qui divise le champ herbeux
    Entre les fils des géants et les dieux ? »
  16. [Óðinn dit :]
    « Ifing s’appelle ce fleuve
    Qui divise le champ herbeux
    Entre les fils des géants et les dieux ;
    Il coulera libre
    À travers les âges :
    Le fleuve sera à jamais sans glace. »
  17. [Vafþrúðnir dit :]
    « Dis-moi Gagnráðr,
    Puisque [planté] sur le sol tu veux
    Éprouver ta renommée,
    Quel est le nom de cette plaine
    Où se combattront
    Surtr [2] et les doux dieux ? »
  18. [Óðinn dit :]
    « Vígríðr [3] a nom la plaine
    Oú se combattront
    Surtr et les doux dieux ;
    Elle a cent lieues
    De chaque côté ;
    Voilà leur terrain désigné. »
  19. [Vafþrúðnir dit :]
    « Tu es savant, invité ;
    Approche-toi du banc du géant
    Et parlons assis ensemble ;
    Notre tête, parierons
    Dans la halle,
    Invité, sur notre science. »
  20. [Óðinn dit :]
    « Dis-moi en premier,
    Si ton esprit y suffit
    Et tu le sais, Vafþrúðnir,
    D’où vint la terre ou le ciel à sa cime,
    La première fois, sagace géant ? »
  21. [Vafþrúðnir dit :]
    « De la chair d’Ymir,
    La terre fut faite,
    Et des os, les montagnes,
    Le ciel, du crâne
    Du géant au froid-de-givre,
    Et du sang, la mer. »
  22. [Óðinn dit :]
    « Dis-moi en deuxième,
    Si ton esprit y suffit
    Et tu le sais, Vafþrúðnir,
    D’où vint la lune
    Qui passe au-dessus des hommes,
    Ou le soleil tout comme, sagace géant ? »
  23. [Vafþrúðnir dit :]
    « Mundilfari [4] se nomme
    Celui qui de la lune est le père,
    Et du soleil de même ;
    Dans le ciel, ils doivent
    Tourner chaque jour,
    Pour compter les ans des hommes. »
  24. [Óðinn dit :]
    « Dis-moi en troisième,
    Puisque tous te disent sages,
    Si tu sais, Vafþrúðnir,
    D’où vint le jour
    Qui passe au-dessus des hommes,
    Ou la nuit avec les lunes déclinantes ? »
  25. [Vafþrúðnir dit :]
    « Dellingr [5] se nomme
    Celui qui est le père du jour,
    Mais la nuit est née de Nörvi [6] ;
    Lunes croissante et décroissante,
    Les puissances efficaces firent
    Pour compter les ans des hommes. »
  26. [Óðinn dit :]
    « Dis-moi en quatrième,
    Puisque tous te disent sages,
    Si tu sais, Vafþrúðnir,
    D’où vint l’hiver
    Ou le chaud été
    La première fois, sagace géant ? »
  27. [Vafþrúðnir dit :]
    « Vindsalvr se nomme
    Celui qui est le père de l’hiver,
    Mais Svásuðr l’est de l’été. »
  28. [Óðinn dit :]
    « Dis-moi en cinquième
    Puisque tous te disent sage,
    Si tu sais, Vafþrúðnir,
    Qui des ases
    Ou des fils d’Ymir
    Fut l’aîné aux jours anciens ? »
  29. [Vafþrúðnir dit :]
    « D’innombrables hivers
    Avant que soit formée la terre,
    Alors naquit Bergelmir,
    Þrúðgelmir était son père
    Et Aurgelmir, son grand-père [7]. »
  30. [Óðinn dit :]
    « Dis-moi en sixième
    Puisque tous te disent sage,
    Si tu sais, Vafþrúðnir,
    D’où vint Aurgelmir
    Avec les fils des géants
    Á l’origine, sagace géant ? »
  31. [Vafþrúðnir dit :]
    « Des Élivágar, le venin goutta
    Jusqu’à ce qu’un géant soit.
    De lui viennent tous nos clans ;
    Aussi sont-ils tous effrayants. »
  32. [Óðinn dit :]
    « Dis-moi en septième
    Puisque tous te disent sage,
    Si tu sais, Vafþrúðnir,
    Comment est née la progéniture
    De ce géant ancien
    Qui n’eut pas d’une géante le plaisir ? »
  33. [Vafþrúðnir dit :]
    « Sous la main du géant-du-givre
    Poussa, dit-on,
    Une fille et un fils ensemble ;
    Un pied fit avec un pied
    Du savant géant,
    Un fils à six-têtes. »
  34. [Óðinn dit :]
    « Dis-moi en huitième
    Puisque tous te disent sage,
    Si tu sais, Vafþrúðnir,
    Quel est ton premier souvenir,
    Ou ton plus ancien savoir,
    Toi qui est si savant, géant ? »
  35. [Vafþrúðnir dit :]
    « D’innombrables hivers
    Avant que soit formée la terre,
    Alors naquit Bergelmir ;
    Mon premier souvenir,
    Est ce géant sage
    Sur un lúðr [8] en bois. »
  36. [Óðinn dit :]
    « Dis-moi en neuvième
    Puisque tous te disent sage,
    Si tu sais, Vafþrúðnir,
    D’où vint le vent
    Qui vogue dessus la vague,
    Jamais visible aux humains eux-mêmes ? »
  37. [Vafþrúðnir dit :]
    « Hræsvelgr [9] s’appelle
    Celui assis au bout du ciel,
    Géant dans un corps d’aigle ;
    De ses ailes, dit-on, vient le vent
    Sur tous les gens ».
  38. [Óðinn dit :]
    « Dis-moi en dixième
    Puisque tu sais de tous les dieux le destin,
    Si tu sais Vafþrúðnir,
    D’où vint Njörðr
    Parmi les fils des ases ;
    Des temples et des autels de pierre,
    Il régente en nombre,
    Et ne fut pas engendré par les ases ? »
  39. [Vafþrúðnir dit :]
    « Au Vanaheimr ,
    Les puissances sages le destinèrent,
    Et le donnèrent aux dieux en otage.
    Il reviendra, au destin des âges,
    Chez les vanes sages. »
  40. [Óðinn dit :]
    « Dis-moi en onzième
    Puisque tous te disent sage,
    Si tu sais Vafþrúðnir,
    Qui sont les hommes
    Qui dans le clos d’Óðinn
    Se combattent chaque jour ? »
  41. [Vafþrúðnir dit :]
    « Tous les einherjar
    Dans le clos d’Óðinn
    Se combattent chaque jour ;
    Ils désignent leurs occis
    Et chevauchent du combat,
    S’assoient ensuite ensemble réconciliés. »
  42. [Óðinn dit :]
    « Dis-moi en douzième
    Puisque du destin des dieux,
    Tu sais tout, Vafþrúðnir ;
    Des runes [10] des géants et de tous les dieux,
    Dit ce qui est vrai,
    Géant qui sait tout. »
  43. [Vafþrúðnir dit :]
    « Des runes des géants et de tous les dieux,
    Je peux vraiment parler ;
    Car je suis allé dans chaque monde ;
    Dans les neuf mondes, je suis allé ;
    Au Niflheimr en-dessous,
    Là-bas meurent [de la mort] les hommes. »
  44. [Óðinn dit :]
    « J’ai fait maints voyages ;
    J’ai tenté maintes expériences ;
    J’ai testé maintes puissances ;
    Quels humains resteront
    Quand l’Hiver-Formidable
    Passera sur les peuples ? »
  45. [Vafþrúðnir dit :]
    « Lif et Lifþrasir,
    Mais ils seront cachés
    Dans le bois de HoddMímir ;
    La rosée-du-matin
    Ils ont pour pitance ;
    Et de là, s’engendrent les gens. »
  46. [Óðinn dit :]
    « J’ai fait maints voyages ;
    J’ai tenté maintes expériences ;
    J’ai testé maintes puissances ;
    D’où viendra le soleil
    Dans le ciel plat
    Quand Fenrir aura emporté celui-là ? »
  47. [Vafþrúðnir dit :]
    « Une fille portera Álfröðull
    Avant que Fenrir ne l’emporte ;
    Cette vierge parcourra,
    Quand les puissances auront péri,
    Les chemins de sa mère. »
  48. [Óðinn dit :]
    « J’ai fait maints voyages ;
    J’ai tenté maintes expériences ;
    J’ai testé maintes puissances ;
    Qui sont les vierges
    Qui passent dessus la mer,
    En sages vagabondes ? »
  49. [Vafþrúðnir dit :]
    « Trois bandes
    Courent dessus la lande ;
    Les vierges d’Avide-d'un-fils
    Sont seules les protectrices
    De ceux du monde,
    Bien que nées de géants. »
  50. [Óðinn dit :]
    « J’ai fait maints voyages ;
    J’ai tenté maintes expériences ;
    J’ai testé maintes puissances ;
    Quels ases règneront
    Sur les possessions des dieux
    Quand le feu de Surtr s’éteindra ? »
  51. [Vafþrúðnir dit :]
    « Víðarr et Váli
    Habiteront le sanctuaire des dieux
    Quand le feu de Surtr s’éteindra ;
    Móði et Magni
    Posséderont Mjöllnir
    À la fin du combat de Vingnir [11]. »
  52. [Óðinn dit :]
    « J’ai fait maints voyages ;
    J’ai tenté maintes expériences ;
    J’ai testé maintes puissances ;
    Qu’arrive-t-il à Óðinn
    À la fin de sa vie
    Quand se déchireront les puissances ? »
  53. [Vafþrúðnir dit :]
    « Le loup avalera
    Père-de-tous
    Que Víðarr vengera ;
    Les froides mâchoires,
    Il fendra
    Du loup au combat. »
  54. [Óðinn dit :]
    « J’ai fait maints voyages ;
    J’ai tenté maintes expériences ;
    J’ai testé maintes puissances ;
    Qu’a dit Óðinn,
    Avant de monter au bûcher funéraire,
    À l’oreille de son fils ? »
  55. [Vafþrúðnir dit :]
    « Nul homme ne sait
    Ce que tu dis jadis
    À l’oreille de ton fils ;
    D’une bouche vouée à la mort,
    J’ai dit mon savoir ancien
    Et le sort des puissances.
    Maintenant qu’avec Óðinn
    J’ai devisé de sagesse,
    De tous, tu seras à jamais le plus sage. »

Notes

[1] Le þulr était une institution germanique assez difficile à définir, faute de renseignements. Grosso modo, c’était un poète et un conseiller.

[2] Le géant Surtr « Noirci (par le feu) » est le gardien de l’espace originel du feu (le Muspell). Il était présent à la création du monde. Il sera là à sa destruction.

[3] Vígríðr est le champ de bataille du Ragnarök.

[4] Mundilfari est ici le père de Máni « Lune » et Sól « Soleil ». Snorri en fait seulement le père des enfants qui conduisent leur chariot.

[5] Dellingr est le troisième et dernier mari de Nótt « Nuit ». Il eurent pour fils Dagr « Jour ».

[6] Nörvi est épelé Nörfi ou Narfi dans la Gylfaginning (chap. 10). Narfi est un fils de Loki, dévoré par son frère transformé en loup par les dieux.

[7] Voir Ymir.

[8] Un lúðr est un objet assez évasif. C’est, sans doute, le coffre à farine du Moulin cosmique. Celui-ci fait tourner les astres et produit le temps (etc.). De fait, un lúðr est tout à fait approprié ici. Il permet de contenir la lune moulue un peu plus chaque nuit de sa décroissance.

[9] Hræsvelgr « Avale-cadavres ». Un aigle charognard donc, proche du vautour. Il s’envole avec le serpent suceur de la chair des cadavres (nommé Níðhöggr) dans ses serres à la dernièe strophe de la Völuspá (str. 66).

[10] Les runes sont les lettres de l’écriture runique, mais aussi des secrets. Elles sont cause de la venue d’Óðinn chez Vafþrúðnir. De fait, les deux savants ont évoqués les secrets mythiques. Jusqu’à présent, le passé a été déballé. Après cette strophe, le futur va prendre place.

[11] Vingnir est un nom de Þórr. Móði et Magni sont ses fils. Mjöl(l)nir est son marteau.