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Tisserande de nuages
Embarquez pour les mythes nordiques

Alvíssmál « Les dits d’Alvíss »

Où Þórr discute avec le nain fiancé à sa fille en son absence. En résulte une liste de treize noms et leurs synonymes – et quelque désagrément pour le prétendant
Alvíss et Þrúðr, illustration du Danois Lorenz Frølich (1820-1908) pour Den ældre Eddas Gudesange [p. 198], de Karl Gjellerup (1895). Source : domaine public, via Wikimedia commons ↗

Nouvelle traduction intégrale du 11e poème de l’Edda poétique
(xiiie siècle, auteur anonyme)

Lien vers le texte en langue originale heimskringla.no ↗

  1. [Alvíss [1] dit :]
    « Pour joncher les bancs de paille,
    La fiancée en mon foyer doit
    De suite s’en retourner ;
    Prompt au mariage,
    Tous vont penser.
    De repos, il ne faut que chez soi. »
  2. [Þórr dit :]
    « Qu’est-ce que cet olibrius ?
    Pourquoi es-tu d’un nez si pâle ?
    Étais-tu à la nuit avec un trépassé ?
    L’air d’un þurs [2]
    M’est avis que tu as ;
    Tu n’es pas né pour une fiancée. »
  3. [Alvíss dit :]
    « J’habite dessous la terre,
    Sous un roc, je loge ;
    L’homme au char,
    Je suis venu voir ;
    Que nul ne rompe promesse ferme. »
  4. [Þórr dit :]
    « Je la romprai,
    Car sur la fiancée
    J’ai pouvoir suprême en tant que père ;
    Je n’étais pas au logis
    Quand elle te fut promise,
    Le seul des dieux apte à la donner.
  5. [Alvíss dit :]
    « Quel est ce champion
    Qui prétend avoir autorité
    Sur la belle femme brillante ?
    Vagabond,
    Peu doivent te connaître,
    Qui t’a paré de bracelets ? »
  6. [Þórr dit :]
    « VingÞórr me nomme ;
    Je voyageais au loin
    Je suis fils de Síðgrani [3]
    Sans mon accord, tu n’auras pas cette fille,
    Ni cette alliance n’obtiendras. »
  7. [Alvíss dit :]
    « Ton accord,
    Je veux l’avoir vite
    Et cette alliance obtenir ;
    Je l’aurai plutôt que d’être
    Sans cette vierge blanche comme neige. »
  8. [Þórr dit :]
    « L’amour de la vierge
    Ne te sera pas refusé,
    Invité si sage,
    Si tu peux dire
    De chaque monde
    Tout ce que je veux savoir.
  9. Dis-moi ceci, Alvíss,
    Du sort des peuples,
    Je pressens, nain, que tu sais tout.
    Quel nom porte la terre
    Qui s’étend devant les fils des hommes
    Dans chaque monde ? »
  10. [Alvíss dit :]
    « Terre, elle s’appelle chez les hommes,
    Mais chez les ases, sol ;
    Sentiers, les vanes la nomment ;
    Verdâtre, les géants ;
    Croissance, les alfes ;
    L’appellent bourbe, les surpuissances. »
  11. [Þórr dit :]
    « Dis-moi ceci, Alvíss,
    Du sort des peuples,
    Je pressens, nain, que tu sais tout.
    Quel nom porte ce ciel
    Qui n’est pas connaissable
    Dans chaque monde ? »
  12. [Alvíss dit :]
    « Ciel se nomme chez les hommes
    Et firmament chez les dieux ;
    Tisseur-de-vent l’appellent les vanes ;
    Monde-du-dessus, les géants ;
    Les alfes, Toit-splendide ;
    Les nains, salle-qui-fuit. »
  13. [Þórr dit :]
    « Dis-moi ceci, Alvíss,
    Du sort des peuples,
    Je pressens, nain, que tu sais tout.
    Quel nom porte la lune
    Que voient les hommes
    Dans chaque monde ? »
  14. [Alvíss dit :]
    « Lune s’appelle chez les hommes,
    Mais balle chez les dieux ;
    Roue-tournoyante l’appellent gens de Hel ;
    Pressé, les géants ;
    Rayonnant, les nains ;
    Diseur-d’ans, les alfes. »
  15. [Þórr dit :]
    « Dis-moi ceci, Alvíss,
    Du sort des peuples,
    Je pressens, nain, que tu sais tout.
    Quel nom porte le soleil
    Que voient les fils des hommes
    Dans chaque monde ? »
  16. [Alvíss dit :]
    « Soleil s’appelle chez les hommes,
    Mais orbe, les dieux ;
    Trompeuse de Dvalinn l’appellent les nains ;
    Île-luisante, les géants ;
    Roue-splendide, les alfes ;
    Toute-Radieuse, les fils des ases. »
  17. [Þórr dit :]
    « Dis-moi ceci, Alvíss,
    Du sort des peuples,
    Je pressens, nain, que tu sais tout.
    Quel nom porte les nuages
    Qui se mêlent d’averses
    Dans chaque monde ? »
  18. [Alvíss dit :]
    « Nuages se nomment chez les hommes,
    Mais espoirs-d’averse chez les dieux ;
    L’appellent radeau-du-vent les vanes ;
    Espoirs-de-bruine, les géants ;
    Les alfes, Force-du-temps ;
    L’appelle dans Hel casque-de-camouflage.»
  19. [Þórr dit :]
    « Dis-moi ceci, Alvíss,
    Du sort des peuples,
    Je pressens, nain, que tu sais tout.
    Quel nom porte le vent
    Qui voyage de large en long
    Dans chaque monde ? »
  20. [Alvíss dit :]
    « Vent, s’appelle chez les hommes,
    Mais instable chez les dieux ;
    Hennissant les surpuissances le nomment ;
    Hurleur, les géants ;
    Voyageur-bruyant, les alfes ;
    Dans Hel, bourrasque il se nomme. »
  21. [Þórr dit :]
    « Dis-moi ceci, Alvíss,
    Du sort des peuples,
    Je pressens, nain, que tu sais tout.
    Quel nom porte le calme
    Qui tient tranquille
    Dans chaque monde ? »
  22. [Alvíss dit :]
    « Calme s’appelle chez les hommes,
    Mais repos chez les dieux ;
    Fin-du-vent, les vanes le nomment ;
    Grande-chaleur les géants ;
    Apaise-jour, les alfes ;
    Bienfait du jour les nains le nomment. »
  23. [Þórr dit :]
    « Dis-moi ceci, Alvíss,
    Du sort des peuples,
    Je pressens, nain, que tu sais tout.
    Quel nom porte la mer
    Où voguent les hommes
    Dans chaque monde ? »
  24. [Alvíss dit :]
    « Mer s’appelle chez les hommes,
    Mais lisse-étendue chez les dieux ;
    Vague les vanes la nomment ;
    Monde-de-l’anguille, les géants ;
    Les alfes, bâton-liquide [4] ;
    Eau-profonde les nains la nomment. »
  25. [Þórr dit :]
    « Dis-moi ceci, Alvíss,
    Du sort des peuples,
    Je pressens, nain, que tu sais tout.
    Quel nom porte le feu
    Qui brûle devant les fils des hommes
    Dans chaque monde ? »
  26. [Alvíss dit :]
    « Feu s’appelle chez les hommes,
    Mais flamme chez les ases ;
    Vague [5] les vanes le nomment ;
    Gourmand, les géants,
    Mais incendiaire les nains ;
    Dans Hel, prompt on le nomme. »
  27. [Þórr dit :]
    « Dis-moi ceci, Alvíss,
    Du sort des peuples,
    Je pressens, nain, que tu sais tout.
    Quel nom porte l’arbre
    Qui pousse devant les fils des hommes
    Dans chaque monde ? »
  28. [Alvíss dit :]
    « Arbre s’appelle chez les hommes,
    Mais crinière-de-champ chez les dieux ;
    Dans Hel, algue-des-collines on le nomme ;
    Carburant, les géants ;
    Les alfes, belle-branche ;
    Bâton, les vanes le nomment. »
  29. [Þórr dit :]
    « Dis-moi ceci, Alvíss,
    Du sort des peuples,
    Je pressens, nain, que tu sais tout.
    Quel nom porte cette nuit,
    La fille de Nörvi,
    Dans chaque monde ? »
  30. [Alvíss dit :]
    « Nuit s’appelle chez les hommes,
    Mais ténèbres chez les dieux ;
    Masquée les surpuissances la nomment ;
    Sans-lumière, les géants ;
    Joie-du-sommeil, les alfes ;
    Les nains la nomment Njörun-des-rêves. »
  31. [Þórr dit :]
    « Dis-moi ceci, Alvíss,
    Du sort des peuples,
    Je pressens, nain, que tu sais tout.
    Quel nom porte la graine
    Que voient les fils des hommes
    Dans chaque monde ? »
  32. [Alvíss dit :]
    « Orge se nomme chez les hommes,
    Mais escourgeon chez les dieux ;
    Essor, l’appellent les vanes ;
    Comestible, les géants ;
    Bâton-liquide, les alfes ;
    L’accablée, les gens de Hel. »
  33. [Þórr dit :]
    « Dis-moi ceci, Alvíss,
    Du sort des peuples,
    Je pressens, nain, que tu sais tout.
    Quel nom porte la bière
    Que boivent les fils des hommes
    Dans chaque monde ? »
  34. [Alvíss dit :]
    « Bière se nomme chez les hommes,
    Mais cervoise [6] chez les ases ;
    Les vanes l’appellent fort breuvage ;
    Les géants, pure-flamme,
    Mais chez Hel, hydromel ;
    Libation, les fils de Suttungr [7] l’appellent. »
  35. [Þórr dit :]
    « En un seul sein
    Je n’ai jamais vu
    Plus d’ancienne science ;
    Par de grandes ruses,
    Je dis, tu fus séduit.
    Sur toi, nain, l’aube point ;
    À présent, dans la salle, le soleil luit. »

Notes

[1] Alvíss « Tout-Savant, Omniscient ».

[2] Un þurs (pl. þursar) est un type de géant.

[3] Síðgrani « Longue-Moustache ». Þórr est officiellement le fils d’Óðinn, aux multiples noms.

[4] Lagastafr « bâton-liquide » est aussi le nom donné par les alfes à la graine (str. 32). Cette graine est l’orge, indispensable à la bière. Le géant de la mer Ægir est justement le brasseur des dieux. Lagastafr est peut-être alors l’épi qui fournit la bière (sans certitude).

[5] Vág « vague » désigne aussi la mer pour les vanes (str. 24).

[6] J’ai traduit bjórr par « cervoise », mot d’origine gauloise, pour la sonorité et à défaut d’un meilleur synonyme de « bière ».

[7] Le géant Suttungr est l’ex-propriétaire de l’hydromel. Il l’obtint en compensation du meurtre de ses parents par deux nains. Sa mère eut la tête écrasée sous une meule, comme un grain d’orge.


Commentaires

Les nains mythiques ne sont pas censés avoir de femmes dans leurs rangs. Qu’Alvíss prétende à la main de la fille de Þórr – pas moins – est cocasse en soi. Et totalement saugrenu. Assez plaisamment, Alvíss nomme dans son lexique le nain Dvalinn, dupé par Freyja, pendant qu’il se fait duper par Þórr.

Les treize mots du lexique vont de la mère de Þórr, Jörð « Terre », à la bière. La terre combat justement les effets de la bière selon le Très Haut (Hávamál, str. 137). La liste des noms suit un ordre logique assez discernable (John McKinnel 2017). Il y a pourtant une anomalie : la Nuit. D’une part, la place de la question (str. 29) semble sans aucun lien avec le contexte (entre arbre et orge). D’autre part, c’est la seule question associée à une divinité (la fille de Nörvi, aussi épelé Norr ou Narfi). Noter que la Nuit est surtout la mère du Jour ET de la Terre – mère de… Þórr.

La pâleur d’Alvíss est telle que Þórr lui demande s’il a passé la nuit avec un cadavre. C’est surtout son « nez si pâle », tel le « bec-pâle » d’un aigle charognard (Völuspá, str. 50), qu’il ridiculise. Comme l’aigle est le costume du géant fournisseur du vent mythique – une version spécialisée du ciel – il est possible que ce nez « aquilin » soit une corne lunaire. Dans la langue des nains, la lune s’appelle skin « brillance ». Or, le paronyme skinn veut dire « peau ». Étant donné la propension des poètes scandinaves aux jeux de mots en tout genres, Alvíss pourrait avoir un lien avec la lune.

Þrúðr « Force », la fiancée, n’apparaît dans aucun mythe. Il se pourrait qu’elle ait un caractère solaire puisque le nain l’appelle « la femme au bel-éclat ». Dans ce cas, Alvíss aurait bel et bien épousé sa belle… dans des noces funèbres.