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Tisserande de nuages
Embarquez pour les mythes nordiques

(La mystification de) Gylfi

Le roi suédois qui rendit visite aux dieux après que la déesse Gefjon est venue le « divertir »
Gylfi déguisé en Gangleri, d’après une illustration du manuscrit d’Uppsala de l’Edda en prose (xive siècle)

Gylfi est le héros de la Gylfaginning, première partie de l’Edda en prose de Snorri Sturluson (xiiie siècle). Il n’a pas d’autre engagement mythique [1].

Le voyage de Gylfi en Ásgarðr

Le roi suédois Gylfi se rend incognito chez les dieux ases pour connaître leur valeur, après la visite de la déesse ase, Gefjon. Magicien, il s’est déguisé en vieillard du nom de Gangleri « Vagabond ». Il n’agit, ni plus ni moins, que comme les dieux et les déesses [2], quand ils voyagent chez les humains.

Les dieux, alertés, lui préparent une réception grandiose (avec des effets spéciaux appelés illusions visuelles) pour le bluffer. Trois « hauts » fonctionnaires divins le reçoivent, assis sur des sièges posés l’un au-dessus de l’autre. Ils le défient dans une joute de sagesse (c’est-à-dire de savoir). Gylfi perd et se retrouve sur une scène déserte.

Ce voyage fait de Gylfi le seul humain vivant à se rendre en Ásgarðr « Enclos-de-l’ase », le domaine des dieux. On ne sait pas par où il passe. Le pont d’arc-en-ciel (le Bifröst) gardé par Heimdallr est la seule route connue. Comme Snorri ne le mentionne pas, sa construction n’est pas établie.

Telle est sommairement résumée l’intrigue de la Gylfaginning. Elle aurait pu n’être qu’un prétexte, ou une technique littéraire pour présenter les mythes de façon cohérente. Elle est beaucoup plus. Parce que Snorri n’était pas seulement un conteur et un historien, c’était aussi un scalde – un jongleur de mots.

Ma traduction des deux premiers chapitres de la Gylfagining [3]

Chapitre 1

Le roi Gylfi régnait sur les terres qu’on nomme Suède aujourd’hui. On dit de lui qu’il donna à une vagabonde, pour l’avoir diverti, une terre en son royaume, à labourer avec quatre bœufs en un jour et une nuit. Mais cette femme était de la famille des ases et se nommait Gefjon. Elle prit, des Jötunheimar dans le Nord, quatre bœufs, qui étaient ses fils et ceux d’un géant. Elle les mit ensuite devant une charrue, mais la charrue creusa si large et si profond qu’elle détacha la terre et les bœufs traînèrent cette terre dans la mer et à l’ouest, et s’arrêtèrent dans un certain détroit. Gefjon y installa la terre, lui donna un nom et l’appela Selund. Mais là où la terre s’était soulevée se trouvait de l’eau. C’est ce qu’on appelle maintenant le Lac en Suède et des baies se trouvent ainsi dans ce Lac, à l’endroit des caps de Selund. Ainsi dit l’ancien scalde Bragi :
La gaie Gefjon traîna loin de Gylfi
Le soleil-profond des propriétés ancestrales,
Si bien que la course des bêtes de somme dériva,
Accrut le Danemark.
Les bœufs portaient quatre têtes
Et huit lunes-au-front quand ils passèrent
Devant l’ample pillage (-des-occis) de l’île-des-prairies.

Chapitre 2

Le roi Gylfi était savant et magicien. Il était stupéfait que les ases fussent si habiles que tout se pliait à leur volonté. Il se demanda alors si cela pouvait être leur nature propre, ou si les puissances divines auxquelles ils sacrifiaient en étaient cause. Il partit pour Ásgarðr et voyagea en secret, changé en vieillard et déguisé. Mais les ases étaient plus savants [que lui], car ils étaient voyants, et ils furent informés de son voyage avant son arrivée, et préparèrent des illusions visuelles contre lui. Quand il arriva au fort, il y vit une si haute halle qu’il pouvait à peine voir au-dessus. Son toit était couvert de boucliers d’or, comme un toit en bardeaux [4]. Þjóðólfr de Hvinir dit aussi que la Valhalle était coiffée de boucliers :
Sur leur dos, des hommes sensés frappés de pierres
Faisaient luire la salle-d’écorce-de-bouleau de Sváfnir.
Gylfi vit un homme aux portes de la halle qui jonglait avec des couteaux et en avait sept en l’air en même temps. Celui-ci s’informa de son nom. Il se nommait Gangleri et était venu par des routes-mystérieuses demander l’hospitalité pour la nuit. Il demanda qui possédait cette halle. Il répondit que c’était leur roi « et je peux t’accompagner le voir. Tu pourras lui demander son nom toi-même. », et l’homme pirouetta devant lui et entra dans la halle. Il marchait derrière et les portes se refermèrent immédiatement sur ses talons. Il vit là une vaste salle et une multitude de gens, certains jouaient, certains buvaient, certains avaient des armes et se battaient. Il regarda ensuite à la ronde et trouva trompeuses maintes choses qu’il vit. Il dit donc :
Toutes les portes,
Avant d’approcher,
Il faut examiner,
Il faut épier,
Car il est difficile d’apprécier
Où des ennemis sont
Assis devant sur les bancs.
Il vit trois hauts-sièges l’un au-dessus de l’autre. Trois hommes y étaient assis, l’un dans chacun d’eux.

La règle du jeu

Dans la joute oratoire qui les oppose, les trois potentats divins ont pour rôle de répondre aux questions de leur hôte… jusqu’à ce que l’un ou l’autre parti tombe en panne. Le genre est éprouvé :

Un seul ne finit pas par la mort de quelqu’un… parce que la völva est déjà défunte.

Les joueurs

Gylfi est le premier roi suédois [5] historico-légendaire attesté (Ynglinga saga, chap. 5). Il perd et part répandre la nouvelle croyance dont les trois ases-en-un l’ont imprégné. L’enjeu implicite de la joute est donc la domination du sacré.

Les trois ases superposés sont :

Ils forment une triade païenne typique, telle la fratrie Óðinn-Vili-Vé, Loki-Helblindi-Býleistr, ou la triade itinérante Óðinn-Hœnir-Loki, ou celle des plus grands dieux, Óðinn-Þórr-Freyr. À mon avis, leur triade est aussi calibrée sur la Trinité (Père-Fils-Saint-Esprit) et forme une sorte de tiare papale. Sauf que.

Gangleri ET les noms des dieux (Hár, Jafnhár et Þriði) sont des surnoms d’Óðinn (Grímnismál, str. 46 et 49). Óðinn jouerait tous les rôles… s’il n’avait pas la manie d’endosser le nom de ceux qu’il vainc. Toujours est-il que les quatre protagonistes ont de faux-papiers.

Structure littéraire de la Gylfaginning

La visite de Gylfi sert de cadre à l’inventaire des mythes sur les ases. Snorri insère dans sa prose des citations de poèmes. Ce faisant, il compose une triple narration :

  1. La prose suit les démêlés de Gylfi avec les ases (de Gefjon aux trois-en-un) et déroule les mythes.
  2. Les vers eddiques suivent le cycle mythique. La première citation concerne la création du monde ; la dernière concerne sa renaissance après sa destruction (le Ragnarök).
  3. Les vers scaldiques (ou, disons, non eddiques) écrivent leur propre histoire.

Les strophes non eddiques

Sept passages versifiés n’appartiennent pas aux poèmes eddiques. Ils proviennent de poèmes scaldiques ou perdus. Certains auraient été composés pour la circonstance par Snorri. En voici la liste (avec mes commentaires) :

  1. Le labourage de Gefjon, par le scalde Bragi Boddason (Ragnarsdrápa, str. 13).
  2. Des boucliers comparés au toit de la Valhalle, par le scalde Þjóðólfr de Hvinir (Bataille de Hafsfjord, str. 5).
  3. Des guerriers battent en retraite en se protégeant de la mitraille avec leur bouclier. Skjöldr « bouclier », fils d’Óðinn, devient le mari de Gefjon après sa rencontre avec Gylfi (Ynglinga saga, chap. 5). Sváfnir « Apporteur-de-sommeil » est un nom d’Óðinn. C’est aussi celui d’un serpent logé sous Yggdrasill et d’un roi suédois, grand-père de Helgi « Sacré ».
  1. Hár impose à l'interrogé d'être assis et à l'interrogateur (Gylfi) de rester debout :
Et tiens-toi debout à l’avant
Tandis que tu demandes ;
Sera assis celui qui dit.
  1. La complainte d’un couple divin mal assorti (Njörðr et Skaði). Leur nom n’est pas cité dans les vers :
« Détestables me sont les monts ;
Je n’y restais pas longtemps,
Sauf neuf nuits ;
Le hurlement des loups
Me semblait
Déplaisant confort,
Comparé au chant des cygnes. »
« Dormir, je ne pouvais
Sur les lits de la mer
Avec le cri des oiseaux ;
Elle me réveille,
Quand vient de loin,
Chaque matin, la mouette. »
  1. Heimdallr évoque ses mères (Heimdalargaldr)  :
De neuf mères, je suis l’enfant ;
De neuf sœurs, je suis le fils.
  1. Un vane anonyme interroge Gná (déesse suivante de Frigg), dont le nom n’est pas cité dans les vers :
« Qu'est-ce qui vole ici,
Qu'est-ce qui voyage là,
Ou file dans les airs ? »
« Je ne vole pas,
Quoique je voyage
Et file dans les airs
Sur Hófvarpnir, que Hamskerpir
Eut de Garðrofu. »
  1. La vieille géante Þökk parle. Les humains disent qu’elle cache Loki et des experts pensent qu'il s’agit d’une strophe de Snorri. Elle passe de la troisième à la première personne du singulier sans avertissement :
« Þökk pleurera
Des larmes sèches
Sur le bûcher funéraire de Baldr.
Vivant ou mort,
Je n’ai que faire du fils d’un karl
Que Hel garde ce qu’elle a. »

Ces sept passages passeraient inaperçus… à une précision près : Gylfi est reçu par un jongleur à sept couteaux. Ce détail bizarre est sans nul doute plus qu’ornemental.

Un jongleur à sept couteaux en l’air implique qu’un huitième est sous-entendu dans sa main. Or, la première citation eddique est une anomalie dans la bouche de Gylfi. Elle provient des Hávamál « Dits-du-Très-Haut » (str. 1). Elle fait de Gylfi un Très-Haut pour affronter un Haut et un Également-Haut. Cet emprunt eddique le place au même niveau que ses adversaires.

Cette strophe reprend une maxime de prudence. Pour moi, c’est aussi une mise en garde au lecteur… Cela d’autant plus que le jongleur et Gylfi sont eux-mêmes à la porte d’une halle quand la strophe est prononcée.

Entre parenthèses, le jeu des « il » entre eux (que j’ai conservé) permet difficilement de savoir qui parle lors de leur bref dialogue. Le contraste est saisissant avec le long dialogue entre Gylfi et les trois ases-en-un.

Les sept passages versifiés pourraient former un tout. En tout cas, Snorri a pris beaucoup de peine pour les cacher. Et de plaisir – sans nul doute aussi. En même temps, il a laissé un jongleur (entre tous !) pour les révéler. Pour moi, l’ensemble de ces sept passages a un sens spécial et recèle peut-être même une (autre) histoire de la mythologie.

Les personnages des vers non eddiques

Gylfi et Gefjon forment le couple initial de la Gylfaginning. Ils le sont aussi des sept intrus versifiés. De fait, ils précèdent la création du monde. Je est répété cinq fois.

Liste des personnages des vers non eddiques [6]
Strophe Homme Femme
1 GYLFI GEFJON
2 Sváfnir (voire Skjöldr ?)
3 (Hár)
4 (Njörðr) je (Skaði) je
5 (Heimdallr) je 9 mères et sœurs
6 (vane anonyme) (Gná) je
7
BALDR
fils d’un karl
Þökk
HEL
je

Des couples

Quatre strophes sur sept évoquent des couples, même s’ils sont éphémères ou de circonstance. Trois d’entre elles contiennent (au moins) un je. Deux couples seulement sont nommés :

Noter que l’avant-dernière strophe eddique (cette fois) concerne le dernier couple humain : Líf « Vie » et Lífþrasir « Avide-de-vie » (Vafþrúðnismál, str. 45). À mon avis, celui-ci (ou son modèle) n’est pas plus humain que le couple de Gylfi et Gefjon. C’est le couple fraternel du soleil (la vie) et de la lune (avide de vie, car elle meurt et renaît chaque mois). C’est pourquoi le couple se nourrit de rosée céleste à leur petit-déjeuner.

Les chevaux

Un couple de chevaux et son fils complète les personnages (Gylfaginning, chap. 35) :

Hófvarpnir galope sur l’air et forme un couple avec sa cavalière, dont le nom n’est pas cité dans la strophe. Cela suggère qu’il s’agit de Gefjon (même initiale que Gná, en plus du je). Le nom de Gefjon apparaît d’ailleurs dans un court récit dont le héros est le phallus d’un étalon (Völsa þáttr) La déesse a donc un lien avec les canassons. Les chevaux sont les montures des valkyries et des dieux. Ils tirent aussi le chariot du soleil (féminin).

Snorri précise que Hófvarpnir galope sur l’eau et voyage dans tous les mondes. Galoper sur l’air et l’eau et sous l’horizon est naturel aux astres. Dès lors, Forme-affûtée devient suspect de cacher la lune et Brise-Enclos, le soleil. Tous deux s’enfoncent sous terre (autrement dit, chez Hel) quand ils se couchent sous l’horizon. Hel est gardienne de morts, comme l’est Gefjon, ET le dernier couple des vers intrus est justement Baldr (envoyé chez Hel à sa mort) et Hel.

Pour aller chez Hel et en revenir, un cheval est indispensable. Seuls Sleipnir et Hófvarpnir en sont capables. Peut-être peut-on leur ajouter le cheval de Baldr, incinéré avec lui et sa femme.

Le couple

Tout (me) laisse à penser que les poèmes non eddiques se focalisent sur le couple initial et ce qu’il incarne. Si tel est le cas, Gylfi cache un dieu. Le tableau ci-dessus révèle d’emblée un je masculin isolé dans Heimdallr. De plus, sa contrepartie féminine est une multiplicité de mères avec laquelle il peut difficilement former un couple. Il reste à le comparer à Gylfi pour vérifier cette identité.

Gylfi

L’étymologie de Gylfi est incertaine. Gylfr voudrait dire « vague, mer » [7], gylfinn est une injure désignant un loup-garou et gylfra désigne une femme-tröll [8]. Il y aurait donc du loup dans ce Gylfi, ou du chien.

Les conditions à remplir pour être Gylfi sont :

Heimdallr

La traduction habituelle, mais conjecturale, de Heimdallr est « Lumière ou Brillance-du-monde ». Il est, a ou fait :

Noter que beaucoup de noms se rapportant à Heimdallr (Gjallarhorn, Gullinstani, Gulltoppr) commencent par G (Gylfaginning, chap. 27). Que Snorri ait choisi Gylfi pour transmettre les mythes serait ainsi expliqué.

Las ! Toutes les conditions ne sont pas remplies. Mais c’est un bon début.

À suivre…


Notes

[1] Gylfi et Gefjon apparaissent aussi dans l’Ynglinga saga (chap. 5) de Snorri. Les dieux y sont évhémerisés (selon la théorie du philosophe grec Évhémeros, les dieux étaient des humains divinisés après leur mort). Voir ma traduction des premiers chapitres (sauf le 5).

[2] Tels Óðinn, Heimdallr, ou Freyja. En revanche, Þórr ne se déguise qu’en dernier recours et contre son gré.

[3] Il existe quatre manuscrits (majeurs) de l’Edda. Tous commencent la Gylfaginning au chap. 1, sauf celui d’Uppsala, qui la commence au chap. 2 (précédé du prologue). Cette suppression divise les experts parce que ce manuscrit est le seul, entre autres choses, à attribuer l’Edda à Snorri et à lui donner un titre. Elle pourrait ne pas être une suppression du tout, mais indiquer un ajout dans les autres manuscrits. C’était l’opinion de Finnur Jónsson (1931), cité par Heimir Pálsson.

L’absence de ce premier chapitre dans l’Edda d’Uppsala n’a pas d’incidence sur la lecture du texte. Le transfert des mythes racontés dans les Skáldskaparmál à la fin de la Gylfaginning n’en a pas plus. Alors… Qu’en a-t-on à faire, me direz-vous ?

L’absence du premier chapitre de la Gylfaginning ET le découpage de la Gylfaginning et des Skáldskaparmál d’Uppsala ont une conséquence. Ils retirent aux deux Bragi (le scalde et le dieu de la poésie) leur première place dans chacune des deux parties de l’Edda. Ils détruisent aussi l’hypothèse que je développe dans cette page.

[4] Les boucliers vikings étaient en bois et les bardeaux sont des tuiles de bois.

[5] Les Suédois ont été les derniers Scandinaves à se convertir au christianisme.

[6] Les noms entre parenthèses ne sont pas cités dans les vers.

[7] François-Xavier Dillmann.

[8] Dictionnaire de Cleasby et Vígfusson.

[9] Le « divertir » est un euphémisme plausible pour le séduire, d’autant que la déesse est liée à la fertilité-fécondité.

[10] Gylfi est d’ailleurs le nom d’un roi-de-mer (Þulur).