♪ Ballades scandinaves ♪
La ballade
Les ballades ont attiré l’attention bien avant les contes en Scandinavie. Il en existe des centaines. La tradition orale les a conservées et transmises pendant des siècles. Une première anthologie paraît au Danemark en 1591. Comme les contes, elles ont été recueillies par écrit plus systématiquement au xixe siècle :
- les ballades suédoises sont publiées en trois volumes (1814-1816) ;
- le botaniste danois Hans Christian Lyngbye part herboriser sur les îles Féroé et rapporte ses Chants féringiens en 1822 ;
- les Ballades populaires norvégiennes paraissent en 1853 ;
- Svend Grundtvig [1] compile les Ballades populaires du Danemark de 1853 à 1878.
Des manuscrits médiévaux ont AUSSI préservé des ballades. En particulier, aux îles Féroé (colonisées par les Vikings), où on les appelle táttur – à ne pas confondre avec le þáttr (pl. þættir), bref récit en PROSE lié à une saga. Táttur et þættir ont le sens concret de « brin d’une corde ». Ils faisaient donc partie d’un ensemble. À quel ensemble appartiennent les ballades reste en suspens.
Modeste et sans prétention poétique, la ballade distille un parfum unique. Son lexique et ses vers sont simples. Sa forme est strophique et souvent dialoguée comme un poème eddique. Mieux que le conte, elle a conservé, presque intactes, bon nombre d’intrigues et de figures héroïques, sinon mythiques. Ni le ton ni l’intensité dramatique n’y sont altérés, et à peine les noms (Svipdagr devient Sveidal et Sigurðr devient Sivard). En revanche, la solennité s’émousse et le luxe des détails se perd. La ballade est donc un maillon littéraire non négligeable [2], au carrefour du folklore et du mythe.
La plupart de ces ballades sont très anciennes. Il a été suggéré que certaines étaient antérieures aux poèmes, ou que les deux genres ont puisé à une source commune [3]. La forme libre de la ballade, loin de l’oppressive métrique des poèmes scaldiques, en serait le signe. Après que les Germains se furent frottés aux Romains, une poésie plus raffinée aurait éclos et la ballade aurait évolué en poésie. Wilhelm Grimm ↗, qui a publié dès 1813 une traduction de ballades danoises, les fait remonter au ve ou vie siècle, c’est-à-dire au moment où les premières pierres sont gravées de runes et où les grandes migrations provoquent un brassage de populations. Sans aller aussi loin, leur âge est plus que vénérable et les deux genres ont, d’une manière ou d’une autre, des liens étroits. C’est ainsi que la ballade du Jeune Sveiðal permit de rapprocher les poèmes Grógaldr « Chant de Gróa » et Fjölsvinnsmál « Dits de Fjölsvinnr ».
La danse
La ballade est un genre poétique [5] médiéval originaire de France. La Ballade des pendus de François Villon [6] (xve siècle), est aussi exemplaire qu’ironique car, initialement, la ballade est une chanson dansée. (ballade vient de l’occitan ballar « danser »). Or, il est notoire que les pendus « dansent » [7]. Dans cette acception, la vogue de la ballade traverse toute l’Europe et s’acclimate en Scandinavie [8] Peut-être le sol y était-il propice. Chant et danse ont pu faire partie des rites (païens) [9]. En tout cas, la pendaison était un sacrifice dévolu à Óðinn.
La ballade passe dans les cours princières avant de glisser dans le répertoire traditionnel et la désuétude. Mais, jusqu’au début du xxe siècle, elle a égayé les fêtes nordiques (populaires, solennelles et privées).
La ballade se distingue de toutes les autres formes poétiques et musicales. Pour la bonne raison qu’elle requiert la participation de l’assistance, par la danse et la reprise en cœur des refrains. La ballade n’exige pas d’autre instrument que la voix. Elle se distingue aussi de la musique de danse, dont il suffit de connaître les pas.
La danse était une activité hivernale appréciée dans les campagnes nordiques. Les pas et les figures des danseurs s’accordaient au chant, dont le répertoire est inépuisable. C’est ce qui ajoute un attrait incontestable à ces danses, dont aucune n’est identique à l’autre, car leurs postures miment un sentiment du chant. Les couplets sont chantés à tour de rôle par des solistes choisis parmi l’audience qui mènent la danse et tous accompagnent les refrains.
La danse n’est pas une nouveauté, mais n’a pas toujours été un divertissement. Le chant exalte le courage du guerrier, effraie l’ennemi ou appelle les dieux. Il manifeste et engendre une émotion qui peut aller jusqu’à l’hypnose (celui des sirènes grecques était mortel). Il libère une énergie (ou l’apaise, telle la berceuse) et la canalise. La danse agit(e) de même, mais ajoute par le geste un mimétisme de substitution (qu’il soit guerrier, érotique, etc.). Les deux exercices, souvent associés, imposent une coordination et génèrent une émulation collective. Festifs, ils n’en jouent pas moins un rôle de cohésion sociale et de communication avec les esprits. Dès l’âge du bronze, des pétroglyphes et des statuettes ont représenté des danseurs (parfois très acrobatiques). Des danseurs sont aussi gravés sur les cornes de Gallehus ↗ du ve siècle.
La danse guerrière
Selon Tacite [10] (La Germanie, chap. 3), les Germains chantent avant d’aller se battre en l’honneur de leur « Hercule » (homologue romain de Þórr). En se ruant au combat, ils entonnent aussi un chant rauque, le bardit, et pressent leur bouclier contre leur bouche pour le rendre plus retentissant.
Tacite ajoute (La Germanie, chap. 24) que la « danse de l’épée » est le seul spectacle des Germains. Elle précède toutes les assemblées. De jeunes hommes nus et entraînés bondissent entre des épées et des javelots pointés sur eux. Leur adresse, leur audace et leur grâce s’y manifestent pour le seul plaisir des spectateurs et de la performance… ou pour un rite guerrier. Si tel est le cas, la danse fait sûrement partie de l’entraînement de celui-ci.
Le Livre des cérémonies de Constantin Porphyrogénète (xe siècle), basileus (empereur) de Byzance, évoque les bizarreries autorisées un jour par an à sa garde varangienne [11]. Ses Varègues auraient eu l’habitude, le neuvième jour après Noël (Jól), de s’adonner à une danse « barbare » imitée des mouvements de leur animal emblématique. Vêtus de peaux de bêtes et masqués, ils formaient deux groupes distincts se faisant face. À un signal, ils se ruaient vers la table de l’empereur en frappant leur bouclier d’un bâton et en hurlant. Puis ils formaient deux cercles concentriques autour de la table et tournaient trois fois autour. Le chef d’un groupe chantait alors des vœux de bonne année à l’empereur, repris en chœur par sa troupe. Enfin, chaque chef était de même encerclé et congratulé.
La danse magique
La Saga de Bósi et Herrauð (vers 1300) décrit une « danse magique ». Celle-ci décoiffe (littéralement) les danseurs d’un banquet nuptial princier.
Le héros Bósi prend la place du leikari « jongleur » [12] Sigurðr et sa harpe. Il revêt son habit et son masque, et fait d’abord danser avec ses ballades chantées a cappella. Puis un premier toast est porté à Þórr et commence la danse magique. Tous les objets non tenus gigotent au rythme du chant. Un deuxième toast est porté à tous les dieux. Toute l’assistance saute sur ses pieds, sauf le roi et les mariés. Après le toast à Óðinn, la danse magique se déchaîne et n’épargne plus personne. Le musicien sort finalement sa harpe et jusqu’aux coiffes des dames s’envolent par-dessus les solives. Alors est porté le dernier toast. À Freyja [13], déesse de l’amour et de la fertilité-fécondité.
Le harpiste se surpasse. Il débride ses cordes jusque-là entravées. La danse magique devient frénétique. Reste à savoir si le musicien est seul responsable de ce déferlement d’énergie (la dernière mélodie s’appelle Puissante), ou si les toasts portés ne commencent pas à agir…
Au xixe siècle, les fermiers scandinaves avaient une drôle de coutume. Pendant la fête de Noël, ils lançaient des bottes de paille au plafond de la salle commune de leur ferme en nommant leur champ. Plus longtemps les bottes de paille restaient en l’air, plus fécond serait ce champ pour l’année à venir [14]. Il se pourrait que la danse de Bósi ne soit pas aussi légendaire qu'il semble…
Notes
[1] Fils de l’éminent N.S.F. Grundtvig ↗ (1783-1872), théologien, politicien et historien, véritable monument de la culture danoise (père de la formation continue). Svend publia aussi un recueil de ballades islandaises avec l’Islandais Sigurðson.
[2] Léon Pineau ↗, Les vieux chants populaires scandinaves – Époque barbare ; La légende divine et héroïque, thèse pour le doctorat soutenue à Paris, 1901.
[3] Léon PINEAU.
[4] J’ai traduit le texte à partir de la traduction anglaise publiée dans Ancient Danish ballads de C. A. PRICE (1800) et de la traduction française parue dans Les vieux chants populaires scandinaves de Léon PINEAU (1901).
[5] Poème composé de trois couplets, d’un refrain et d’un envoi final (appelé dédicace).
[6] Le poèe François Villon aurait été gracié de la pendaison pour avoir écrit ce poème juste avant son exécution. Ce genre d’aventure arriva au scalde guerrier islandais Egill Skalla-Gímsson (xe siècle). Enfin… si les légendes ont un fond de vérité.
[7] Le siècle de Villon mit à la mode la « danse macabre » des squelettes.
[8] La ballade prospère et perdure dans les pays du Nord, tels la Scandinavie, la Grande- Bretagne ou l’Irlande. La France lui préfère la chanson et la complainte (telle La complainte de Mandrin). Ma grand-mère connaissait de son quartier de Brie tout un répertoire de chansons savoureuses sur des personnages du cru qui, je le crains, se sont éteintes avec elle.
[9] Bertha S. Phillpotts, The elder Edda and ancient Scandinavian drama, Cambridge, 1920 (Internet Archive).
[10] Romain du ier siècle, auteur de la première étude approfondie, de type ethnographique sur les Germains.
[11] Garde personnelle et troupe d’élite constituée de Scandinaves à sa création au ixe siècle. Les Varangues étaient à l’Est ce que les Vikings étaient à l’Ouest. Les prouesses guerrières des Scandinaves auraient moins motivé ce choix que leur réputation de loyauté indéfectible envers leur chef.
[12] Au sens médiéval du terme : interprète de ballades et musicien. Différent du scalde.
[13] Noter que les trois dieux en question reconstituraient les trois dieux majeurs… si Freyr remplaçait Freyja (sa sœur).
[14] Louis Léoueon Leduc ↗, La Baltique, Librairie de L. Hachette et Cie, Paris, 1855.