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Tisserande de nuages
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Les runes

fuþark scandinave
Les 16 runes du fuþark scandinave, ou nouveau fuþark

Les seuls documents « écrits » des Vikings sont gravés en runes. Les runes sont les signes graphiques de leur langue. Chaque rune renvoie à (au moins) un son de la langue et à un concept. Chacune porte un nom.

L’écriture germanique

L’écriture runique est inventée au tournant de notre ère par les Germains. Les plus anciennes inscriptions connues datent du iie siècle. Les runes se répandent au fil des migrations et s’implantent en Scandinavie, en Frise [1] et en Angleterre.

L’« alphabet » runique est appelé fuþark, acronyme de ses six premières « lettres ». Il subit maints remaniements, y compris graphiques, jusqu’à l’abandon (officiel) des runes par les Scandinaves au xive siècle [2].

Sans les Vikings, les runes n’auraient pas eu une telle longévité, ni connu un tel retentissement.

fuþark scandinave
Runstav, illustration de Historia de gentibus septentrionalibus (1555) d’Olaus Magnus (1490-1557). Source : domaine public, via Wikimedia commons

Calendriers runiques

Des calendriers perpétuent la tradition runique en Scandinavie. Ils sont gravés sur des bâtons de bois du xiie au xviiie siècle. Ces calendriers perpétuels en runes, ou runstav, indiquent les jours importants de l’année (fêtes religieuses) et les phases de la Lune (date de la nouvelle lune en particulier). Ils servent aussi de « manuels » d’apprentissage des runes selon Olaus Magnus ↗.

Par un étrange revers du destin, les runes finissent leur longue carrière là où elle a commencé : sur des bâtons de bois (d’où leur absence initiale de courbe et de trait horizontal). Le dernier rôle des runes est la mesure du temps– qui fut l’un des premiers rôles des mythes.

L’origine des runes

Trois théories principales prévalent (Inmaculada Serva Silva), mais sont toujours très discutées. Les runes seraient inspirées d’un ou de plusieurs de ces l’alphabets combinés :

Noter que l’alphabet grec est le seul à avoir gardé la valeur conceptuelle de ses lettres, à l’imitation du système phénicien.

Inscription de la pierre de Kylver (île de Gotland, Suède), une des premières pierres runiques (début ve siècle). C’est aussi la première représentation connue du fuþark germanique. Il est suivi d’un signe non identifié. Que celui-ci ne soit pas une rune est la seule certitude. Il pourrait s’agir d’une succession verticale de runes T(e)iwaz (Týr).

Les fuþark

Les runes sont ordonnées dans des « alphabets » appelés fuþark. Il en existe trois principaux :

L’ordre des runes est déjà fixé au ve siècle (au moins). Des inscriptions comportant le fuþark (germanique) complet en témoignent (Alain Marez). Le nombre des runes, leur forme, leur valeur phonétique ont pu changer ; leur ordre dans les fuþark est resté fixe – à (plus ou moins) une rune près.

fuþark scandinave
Les 24 runes « standardisées » du fuþark germanique, ou ancien fuþark. avec leur transcription en lettre latine, leur nom et concept

Les trois familles de runes

Les runes sont réparties en trois ættir (sing. ætt) à l’intérieur de leur fuþark respectif. Le mot ætt, au double sens de « famille»  et de « quartier du ciel, direction », est lié à átta « huit ». Le fuþark germanique est divisé en trois ættir de huit runes. Le scandinave, à 16 runes, garde un rapport avec le nombre huit. Sa première ætt a 6 runes et les dernières ont 5 runes chacune.

Tableau des seize runes du fuþark norvégien avec leur son, nom et concept
1re ætt 2e ætt 3e ætt
<f> richesse <h> hag(al)l grêle <t> Týr Dieu
<u> úr(r) scorie <n> nauðr nécessité <b> bjarkan bouleau
<þ> þurs géant <i> íss glace <m> maðr humain
<o> óss estuaire <a> ár année <l> lögr eau
<r> reið chevauchée <s> Sól soleil <y> ýr if
<k> kaun ulcère

Le nom des runes

Le nom des runes est connu avec précision grâce aux poèmes runiques [5]. Ceux-ci sont constitués d’énigmes versifiées qui permettent de déduire le nom de chaque rune. Son nom révèle la valeur conceptuelle (le sens) de la rune. L’initiale de ce nom révèle sa valeur phonétique (le son).

Les runes germaniques ne disposent pas d’un tel poème. Le linguiste Wolfgang Krause ↗, en 1966, a reconstruit le nom sous lequel elles sont connues depuis.

Noter que le Troisième Traité de grammaire [6] (c. 1250) de l’Islandais Óláfr Þorðarson (neveu de Snorri Sturluson) répertorie aussi chaque rune scandinave et leur nom.

La lecture des runes

La lecture des runes est parfois très ardue. L’interprétation du texte, aussi bref soit-il, est souvent bien pire. La première difficulté est de trouver le sens de lecture. Les Vikings l’ont fixé horizontalement de gauche à droite au xe siècle. La pierre de Jelling (Danemark) marque le début de cette innovation, a priori inspirée des manuscrits carolingiens [7]. Tous les possibles étaient de mise auparavant. Le sens de lecture pouvait même être alterné d’une ligne à l’autre (boustrophédon). Les palindromes (mot ou phrase qu’on peut lire dans les deux sens, tel « ressasser ») n’arrangeaient rien.

Métaphores, synonymes énigmatiques sont monnaie courante. Certains graveurs utilisaient, en prime, divers procédés de chiffrage. Bref, maîtriser les runes, hier comme aujourd’hui, ne s’improvisait pas.

Le graveur méritait sans conteste son titre de rúnamestari « maître des runes ».

L’usage des runes

L’usage de l’écriture fonde l’Histoire. Il n’en est rien avec les runes. Leur fonction n’était pas de préserver la mémoire – sauf des morts, sur des pierres commémoratives ou funéraires. Encore que ces pierres dites « runiques », ou « pierres de mémoire », n’apparurent pas avant le ve siècle. Cet usage mémoriel sur pierre est caractéristique des Vikings (ixe-xiie siècles) [8].

Peigne de Vimose (Danemark) en bois de cervidé. Il porte peut-être la plus ancienne inscription runique connue (iie siècle) : ᚺᚫᚱᛃᚫ harja « Chef d’armée ». Ce serait le nom de son possesseur. Source : Nationalmuseet, licence CC BY-SA 2.5, via Wikimedia Commons ↗

Des objets quotidiens ou précieux (armes, outils, bijoux, etc.) sont aussi gravés de runes. Leur texte est parfois réduit à un mot, ou à un nom (celui du propriétaire ou du donateur de l’objet, ou de son graveur, voire de l’objet lui-même). Ce nom lui conférait a priori une valeur de talisman. D’où les noms éloquents gravés sur des armes [9]. Il est cependant assez difficile de comprendre pourquoi tant de peignes sont gravés du mot « peigne » !

Étiquette sur bois gravée de runes du musée de Trondheim (Norvège.

Le nom en runes aboutit aux étiquettes en bois du marchand (postérieurs au xiiie siècle) qui marquaient sa propriété (des centaines ont été trouvées à Bergen en Norvège).

La magie des runes

La fonction mémorielle des runes rivalisait avec leur magie défensive (protection) et offensive (malédiction) [10]. Ou la complétait. C’est du moins ce que l’on peut supposer, malgré les objections de beaucoup d’experts (au moins en ce qui concerne les runes sur pierre). C’est aussi ce que suggèrent beaucoup de ces noms énigmatiques gravés seuls sur des objets les plus divers. N’y voir qu’une marque de propriété ou une signature d’artiste serait méconnaître la mentalité viking, à la fois superstitieuse et pragmatique.

La vocation magique des runes pourrait même avoir été originelle. C’est peut-être pourquoi le texte runique se rattache (très) souvent à un message personnel, qu’il se fasse épitaphe ou talisman. Il en est ainsi jusque dans le plus long texte connu (avant la brève invasion runique des manuscrits médiévaux) : la pierre de Rök. C’est aussi ce que soutiennent les nombreux charmes (amoureux, voire érotiques, etc.) retrouvés.

Les textes runiques tracent la première page littéraire scandinave. Les particularités de sa poétique (allitération, métaphores, synonymes poétiques, etc.) sont déjà inscrites dans leur laconisme.

Le sens premier du mot rún (pl. rúnar) est « secret, mystère, coutume cachée ». Le rúni ou la rúna est une « ami(e), conseiller(ère) », celui ou celle avec qui partager ses secrets. Les runes n’ont certes pas démérité de leur nom !

Le serpent runique

Au xie siècle, les pierres « de mémoire » s’ornent d’un runslangen « serpent runique » dans lequel sont gravées les runes. Il pourrait avoir été bien plus que décoratif…

Pierre runique près de la cathédrale d’Uppsala, Suède (ma photo)

Notes

[1] La Frise (réduite) est aujourd’hui une province des Pays-Bas. Elle a conservé sa langue (le frison). Les Frisons sont en partie d’origine angle, comme en témoigne leur langue (selon la linguiste Henriette Walter ↗).

Ce petit royaume maritime était coincé entre deux fleuves (Escaut et Weser), longeait la côte de la mer du Nord et englobait l’embouchure du Rhin. Il devint une puissance commerciale au viie siècle et fut annexé par les Francs au viiie. Sa ville de Dorestad était un centre de commerce majeur de l’Empire franc… jusqu’à sa destruction par les Vikings au ixe siècle.

[2] Les runes étaient cependant encore en usage jusqu’au xxe siècle dans les campagnes du Dalarna en Suède. Un nom gravé sur un mur ou un bol marquait la possession d’un fermier (Mariit Åhlén, « On the Younger and the Youngest Runic Inscriptions in Sweden », dans Saga-Book, vol. XXII, Viking Society for Northern Research, 1986-89).

Je parle ici d’une tradition continue et non de la réappropriation moderne des runes.

[3] L.F.A Wimmer (1839-1920) était un linguiste et runologue danois.

[4] Le fuþark scandinave a eu (a priori dès le départ) deux variantes graphiques. Son élaboration est sans doute contemporaine de la division du vieux norrois en vieux norrois occidental et oriental.

[5] Ce ne sont pas les seuls témoignages. Ce sont seulement les plus fiables et les plus élaborés.

[6] Il y a quatre traités de grammaire islandais. Le premier (xiie siècle) est consacré au sons de la langue (phonologie), en vue d’adapter le vieux norrois à l’écriture latine. Accessoirement, il permet aussi de connaître la prononciation précise de celui-ci.

[7] Kate Heslop, Framing the Hero, Medium and Metalepsis in Old Norse Heroic Narrative, University of California, Berkeley. <site Academia.edu>

[8] Les Scandinaves ont un très long passé de graveurs de pierre. De l’âge du bronze (au moins) à l’âge du fer, des roches gravées (martelées) de motifs a priori cultuels, voire mythiques, ornent le Sud de la Norvège et de la Suède (celles du Nord de la Norvège sont encore plus anciennes). Les pierres historiées de Gotland (du ve au xiie siècle) ont pris le relais et renouvelé cet art en le transformant.

[9] Le fer de lance de Kowel ↗ (mi iiie siècle), par exemple. Le mot tarids gravé en runes signifierait « l’assaillant » (Alain Marez) et, littéralement « Celui qui chevauche vers sa cible ». Ce serait le nom du guerrier qui le possédait, ou celui du fer de lance. Trouvé en 1858 en Pologne, il a disparu durant la Seconde Guerre mondiale (Wikipedia ↗). Il mesurait 15 x 3 cm. En plus de ses runes, il était gravé de divers signes difficiles à interpréter (cercles, svastika, etc.).

[10] Les experts débattent encore de la fonction magique des runes. Ils sont d’accord pour leur récuser toute fonction divinatoire, parce qu’aucun texte scandinave ne la mentionne.

Cela dit, le Romain Tacite ↗ affirme au ier siècle (La Germanie, chap. 10) que les Germains taillaient une baguette dans un arbre « fruitier » (à baies, à glands, etc.) qu’ils divisaient en morceaux, marquaient chacun d’un signe différent et lançaient sur une étoffe blanche. Ces signes pourraient fort bien avoir été des runes. Ce procédé divinatoire permettait de consulter les dieux. Il était, selon Tacite, l’apanage des hommes (prêtre ou chef de famille).

Que le caractère runique soit appelé rúnastafr « bâton-de-rune » en vieux norrois n’est peut-être pas seulement dû à la forme raide de ses lettres…

[11] Les Scandinaves commerçaient de longue date avec Constantinople (la plus grande ville d’Occident). Les Vikings louèrent leurs services mercenaires à son empereur pour former sa garde varangienne.

[12] Dietrich von Bern, Þidrekssaga, etc.

[13] Herwig Wolfram, History of the Gots, University of California Press, 1988.