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Tisserande de nuages
Embarquez pour les mythes nordiques

Les monstres mythiques

Les enfants de Loki
Hel, Fenrir, Miðgarðsormr
La progéniture de Loki, illustration de Carl Emil Dœpler (1855-1922) pour Walhall : Die Götterwelt der Germanen [p. 43] de Wilhelm Ranisch, Martin Oldenbourg, Berlin (1905). Source : Wikimedia commons ↗

Le dieu Loki a engendré les trois monstres mythiques – pas moins. Il les a conçus aux Jötunheimar « Mondes-du-géant » avec la géante Angrboða « (Ap)Porteuse-de-tristesse ». Deux de ces trois enfants ont une forme animale et le troisième est une femme – autant dire qu’ils sont plus qu’archaïques. Seul Snorri assigne à Loki l’intégralité de cette progéniture :

Enfants de Loki – premières mentions

Le scalde norvégien Þjóðólfr de Hvinir (début du xe siècle) attribue à Loki une fille sans nom (dans son Ynglingatal). Elle correspond à Hel puisqu’elle reçoit des morts (en l’occurrence un roi descendant de Freyr et mort dans son lit). Le même scalde fait de Loki le père du loup (dans Haustlöng). Le scalde Eilífr Goðrunarsson (xie siècle) appelle Loki le père de Corde-de-la-mer, alias le serpent du Miðgarðr (dans Þórsdrápa).

Snorri reprend ces paternités, les développe et les ordonne.

Óðinn place les enfants de Loki

Les dieux ases apprennent la menace que les trois monstres font peser sur eux. Leur chef, Óðinn, les fait chercher pour s’en débarrasser. Aussitôt qu’ils sont en Ásgarðr « Enclos-de-l’ase » (le monde des dieux), Óðinn lance le serpent dans la mer et envoie Hel sous terre (Gylfaginning, chap. 34).

Jörmungandr et Hel

Jörmungandr a grandi depuis. Il sert désormais de frontière vivante entre le Miðgarðr « Enclos-du-milieu » (des humains et des dieux), et celui des géants, d’où son nom de Serpent-du-Miðgarðr. Snorri dit de lui (Gylfaginning, chap. 34) :

Quand ils arrivèrent devant lui [Óðinn], il lança aussitôt le serpent dans la mer profonde, qui s’étend tout autour des terres. Mais ce serpent grandit tant qu’il s’étend au milieu de l’océan, qui entoure toutes les terres, et mord dans sa propre queue.

Hel règne au Niflheimr « Monde-de-brume » sur neuf mondes. Elle garde surtout les morts (à l’exception notable des guerriers réceptionnés par Freyja et Óðinn). Snorri lui donne un corps mi-vivant (hörundarlitr « couleur chair »), mi-cadavérique (blár « bleu-noir »). Ce qui invite à y voir, ce me semble, la dispensatrice primitive de la vie et de la mort. Plus concrètement, Snorri en fait une tombe ET une matrice (ou caverne) originelle. Noter que le Niflheimr est aussi appelé Niflhel (et sa porte, Helgrind) et contient le nom de Hel. Snorri dit d’elle (Gylfaginning, chap. 34) :

Hel, il la précipita au Niflheimr et lui donna pouvoir sur neuf mondes, pour qu’elle divise tous ses logis entre ceux qui lui seraient envoyés, et qui sont les humains morts de maladie et ceux morts de vieillesse. Elle y a un vaste domaine aux murs extrêmement hauts et au portail grillé immense. Eljúðnir est le nom de sa halle. Faim a nom son assiette ; Famine, son couteau ; Marche-paresseuse, son serviteur ; Marche-difficile, sa servante ; Barre de mauvais-pas [1], le seuil qui conduit à l’intérieur ; Grabat, son lit ; Malheur-blafard, ses rideaux de lit. Elle est à moitié bleu-noir, à moitié couleur chair – elle est donc facile à reconnaître – et a l’air farouche et féroce.

Femme et serpent sont associés de longue date. Ils sont représentés ensemble sur une pierre historiée (imagée) de Gotland (Smiss III ↗), entre 400 et 600, et sur le pendentif viking d’Hagebyhöga (Suède) de l’an mil environ. Femme et serpent sont expédiés sous l’horizon, où on ne les verrait plus.

Nul ne sait pourquoi Fenrir ne subit pas le même sort.

Le loup Fenrir

Le loup grandit en Ásgarðr, le domaine céleste des dieux. Et là, de deux choses l’une :

Les liens Lædingr et Drómi

Fenrisúlfr grandit en Ásgarðr. Týr le nourrit et devient ipso facto son père nourricier ou adoptif.

Au passage, noter que Loki se vante d’avoir fait un fils à la femme de Týr (Lokasenna, str. 40). Celui-ci n’a ni femme, ni enfants. Or, Fenrir est ce qui se rapprocherait le plus d’un fils.

La taille gigantesque de Fenrir et des prophéties alarmantes finissent par inquiéter les dieux. Ceux-ci décident de l’enchaîner. Ils lui passent d’abord les deux laisses qu’ils ont fabriquées, sous prétexte de mesurer sa force (de jouer, comme ils le font avec Baldr). Ils promettent de le libérer s’il n’y parvient pas. Le loup les brise.

Le lien Gleipnir

Les dieux envoient alors Skírnir « (le) Radieux « (serviteur de Freyr) chercher le lien Gleipnir fabriqué par les nains. Celui-ci est composé de six ingrédients (Gylfaginning), chap. 34) :

Trois ingrédients (barbe, salive et souffle) de ce cocktail fantastique correspondent à la tête (à la bouche en particulier). Les trois autres (pas, racines et tendons) correspondent aux pieds et aux jambes. Va savoir si cela a un sens. Euh… En fait, oui !

Le lac noir et la main de Týr

Les dieux emmènent alors le loup sur l’île Lyngvi « À-bruyère » au milieu du lac Ámsvartnir (dérivé de svartr « noir »). Méfiant, Fenrir exige qu’un dieu mette sa main dans sa gueule avant qu’on l’entrave – Týr se dévoue. Le lien résiste. Les dieux refusent de le libérer et le loup referme ses mâchoires. Týr devient manchot.

Si Hel est enfermée sous terre et le serpent ferme la mer, l’île de Fenrir est moins facile à repérer, et le rôle réel du loup avec.

Interprétation personnelle

Les loups mythiques sont friands du soleil et de la lune et finirent par les dévorer. Tous les astres (à de rares exceptions) proviennent du Muspell, espace du feu originel, gardé par le géant Surtr « Noirci (par le feu) ». Il va sans dire que la perte des feux du ciel a « noirci  » le Muspell.

Fenrir est prisonnier d’un parterre de bruyère au milieu d’un lac noir. Pour peu que les fleurs soient blanches, elles ressembleraient à un semis d’étoiles (la Voie lactée est en lice) sur le lac de la nuit. Fenrir est captif d’une nuit sans lune et a fortiori sans soleil. Qu’il veuille gober les astres luminaires se comprend s’il était une divinité archaïque du ciel spoliée de la prunelle de ses yeux – soleil et lune sont des heiti pour les yeux (Skáldskaparmál, chap. 69). Noter que les yeux des loups sont « phosphorescents » dans l’obscurité.

Les trois enfants de Loki incarnent la terre souterraine, la mer et le ciel nocturne. Il était impossible de les tuer sans détruire le monde, mais les abandonner aux géants ne laissait aucun espace disponible pour les dieux. Hel et le serpent sont envoyés par un dieu dans leur domaine respectif séance tenante. Si Fenrir reçoit un traitement de faveur au départ, c’est que les dieux ont colonisé le ciel avec Óðinn (de terrestres, ils sont devenus célestes) et logeaient sur son territoire. Plus tard, ils l’enfermèrent dans un coin très réduit de ce ciel : une nuit sans lune – sans lumière ni force.

Trois êtres archaïques incontrôlables

Les enfants de Loki forment la structure du monde des dieux. Ils incarnent, apparemment, les trois espaces originels :

Au Ragnarök « Destin-des-puissances », le serpent ouvre son anneau et inonde le monde. En parallèle, le feu du géant Surtr le dévaste – ou plutôt le dévore (des kenningar comparent la voracité carnassière du loup au feu). La mort (Hel) prend ce qui lui appartient.

Les trois monstres mythiques rassemblent aussi trois forces naturelles incontrôlables – encore aujourd’hui :

Les entraves que les dieux leur passent, ou les limites qu’ils leur fixent ne pouvaient pas durer toujours. Les dieux en avaient bien conscience : le Ragnarök était couru d’avance.

Noter que Snorri a pris Muspell et Hel, respectivement un personnage et un lieu dans les poèmes, pour en faire, respectivement, un lieu et un personnage.

Narfi et Váli, des fils à forme humaine ?

Loki a engendré le garçon Nari ou Narfi avec son épouse Sigyn « Amie-de-la-Victoire » (Gylfaginning, chap. 33). Bien que ses parents soient comptés parmi les dieux, Narfi est un géant. Sa fille est Nótt « Nuit », noire et sombre (Gylfaginning, chap. 10). Narfi est soudain nanti d’un frère, appelé Váli, quand les dieux décident d’enchaîner Loki, accusé du meurtre de Baldr (Gylfaginning, chap. 50). Váli est alors changé en loup par les dieux et met en pièces Narfi. Les boyaux de ce dernier servent à entraver Loki.

En somme, les deux fils anthropomorphes de Loki sont changés en loup (Váli) et en serpent (Narfi devient une chaîne). Les fils anthropomorphes de Loki se changent dans ses fils zoomorphes

Épilogue : Hyrrokkin

La géante Hyrrokkin « Ratatinée-par-le-feu » est convoquée aux funérailles de Baldr pour pousser son lourd bateau funéraire à la mer (Gylfaginning, chap. 49). Listée parmi les femmes-trölls (Þulur), Hyrrokkin arrive sur un loup harnaché d’un serpent. Les trois enfants de Loki (ou leurs substituts) sont ainsi à nouveau réunis :


Notes

[1] La porte des maisons vikings possédait une barre de seuil qu’il fallait franchir pour entrer. Trébucher dessus était un mauvais présage. C’est pourquoi la mariée était portée à l’intérieur de son nouveau domicile dans les bras du marié, selon Régis Boyer (2008).