Fjölsvinnsmál « Les dits de Fjölsvinnr »
Nouvelle traduction intégrale,
Seconde partie des Svipdagsmál « Dits de Svipdagr »
Les Dits de Svipdagr rassemblent l’Incantation de Gróa (Grógaldr) et les Dits-de-Fjölsvinnr. Les deux poèmes sont consignés séparément dans des manuscrits du xviie siècle. Trop tardifs, leur authenticité continue d’être questionnée, d’autant que les deux personnages centraux sont absents des Eddas. En revanche, cette histoire a connu un franc succès et une large diffusion dans le Nord avec la ballade du Jeune Sveiðal (Svipdagr) et ses variantes. Celles-ci furent chantées jusqu’au xixe siècle (au moins) dans toute la Scandinavie. Grâce à la ballade, le Danois Svend Grundtvig ↗ (1854) rapprocha les deux poèmes. Le Norvégien Sophus Bugge ↗ (1860) les réunit sous un seul titre.
Les différents manuscrits ne présentent pas toutes les strophes dans le même ordre.
Lien vers le texte en langue originale heimskringla.no ↗
- Au-dehors des enclos,
Il vit monter
Un þurs [1] vers la demeure grandiose. - [Fjölsviðr [2] dit :]
« Par les sentiers humides,
Hâte-toi de repartir ;
Tu n’as point ta place ici, homme. »
- [Svipdagr [3] dit :]
« Quel est cet énergumène
Qui garde le portail
Et rôde autour de périlleuses flammes ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Qui cherches-tu ?
De qui es-tu en quête ?
Que veux-tu savoir, sans-ami ? » - [Svipdagr dit :]
« Quel est cet énergumène
Qui garde le portail
Sans offrir au voyageur à boire ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Nulle parole honorable
N’a jamais été dite sur toi, homme,
Retourne-t’en donc chez toi. - Fjölsviðr me nomme
Et j’ai l’esprit savant
Quoique je gaspille peu ma pitance.
Dedans l’enclos,
Jamais tu n’entreras,
Loup, alors décampe ! » - [Svipdagr dit :]
« Du plaisir des yeux,
Peu désirent se détacher
Où qu’ils aient pu l’admirer ;
Cet enclos resplendissant
Me semble une halle d’or ;
Ici, je serais content de mon sort. » - [Fjölsviðr dit :]
« Dis-moi, mon gars,
De qui es-tu né ?
De quel homme es-tu le fils ? » - [Svipdagr dit :]
«Vindkaldr est mon nom,
Várkaldr était mon père,
Fjölkaldr était son père [4]. - Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Qui règne ici
Et gouverne
Ces terres et riches salles ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Menglöð [5], elle se nomme
Et sa mère l’enfanta
Du fils de Svafþorinn [6] ;
Ici, elle règne
Et gouverne
Ces terres et riches salles. » - [Svipdagr dit :]
« Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Quel nom a cette grille,
Que parmi les dieux, pire lieu
Jamais hommes ne virent ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Þrymgjöll [7], elle s’appelle,
Et la firent les trois fils
De Sólblindi [8] ;
D’entraves enchaîne
Tout voyageur
Qui veut l’ouvrir. » - [Svipdagr dit :]
« Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Quel nom a cet enclos
Que parmi les dieux, pire lieu
Jamais hommes ne virent ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Gastropnir [9], il se nomme
Et je l’ai surtout bâti
Des membres de Leirbrimir [10] ;
Sur si solide structure
Il se tiendra toujours,
Aussi longtemps que la vie dure. » - [Svipdagr dit :]
« Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Comment ces chiens s’appellent
Que de vieilles sorcières promènent [11]
Et qui gardent les branches de l’arbre ? » - [Fjölsviðr dit :]
« L’un Gífr a nom
Et Geri l’autre [12],
Si tu veux le savoir ;
Un remède-à-l’âge, ils gardent
Et toujours le garderont
Jusqu'à ce que les puissances rompent. » - [Svipdagr dit :]
« Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Existe-t-il un homme
Capable d’entrer
Quand les molosses dorment ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Dormir à tour de röle
Leur fut par prudence assigné
Quand ils furent désignés ;
L’un dort la nuit,
Mais l’autre, le jour
Ainsi ne peut entrer personne. » - [Svipdagr dit :]
« Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Y a-t-il quelque pitance
Qu’homme puisse avoir,
Pour foncer à l’intérieur quand ils mangent ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Deux morceaux-de-viande
Reposent dans les ailes de Víðófnir [13],
Si tu veux le savoir ;
Il n’y a aucune autre pitance
Qu’homme puisse leur offrir
Pour foncer à l’intérieur quand ils mangent. » - [Svipdagr dit :]
« Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Quel nom a ce conifère
Dont les branches se déploient
Sur toutes les terres ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Mímameiðr [14], il s’appelle
Et peu sont ceux qui savent
De quelles racines il s’élança ;
Ce qui l’abattrait,
Personne ne sait,
Car ni feu ni fer ne l’abattra. » - [Svipdagr dit :]
« Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Qu’arrive-t-il aux baies
De cet arbre fameux
Que ni feu ni fer ne peut abattre ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Les fruits
Sur le feu sont portés
Pour les femmes malades ;
Sortira alors
Ce qu’elles abritaient ;
Il est aux humains le dispensateur de destin. » - [Svipdagr dit :]
« Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Quel nom a ce coq
Perché sur l’arbre haut,
Tout resplendissant d’or ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Víðófnir, il a nom
Et il endure le temps-brillant [15]
Sur les branches de l’arbre de Mímir ;
D’un chagrin immense
Il est affligé
Par Sinmara et Surtr [16]. » - [Svipdagr dit :]
« Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Y a-t-il une arme
Qui puisse Víðófnir faire choir
Dans la demeure de Hel [17] ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Hævateinn [18], elle s’appelle
Et elle fut faite de runes par Loftr [19]
Dessous la Grille-des-cadavres [20] ;
Dans une cuve-de-fer,
Elle repose près de Sinmara,
Fermée par neuf verrous-solides. » - [Svipdagr dit :]
« Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Est-ce qu’il reviendra
Celui qui cherche l’arme
Et veut le rameau prendre ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Il reviendra
Celui qui cherche l'arme
Et veut le rameau prendre,
S’il apporte
Ce que peu possèdent
À la déesse de la Boue-brillante [21]. » - [Svipdagr dit :]
« Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Est-il quelque trésor
Que mortels puissent avoir
Qui réjouirait la géante pâle ? » - [Fjölsviðr dit :]
« La luisante faucille,
Il te faut porter dans un coffret (lúðr)
Dans les ailes de Víðófnir, elle est sise,
Et la livrer à Sinmara.
Avant qu’elle consente à troquer
La faucille contre l’arme de combat. » - [Svipdagr dit :]
« Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Quel est le nom de cette halle
Encerclée de savantes
Flammes-dansantes ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Hyrr [22], elle s'appelle
Et longtemps tremblera
Sur la pointe d’une pique ;
Cette maison cossue
Sera à jamais connue
Seulement par ouï-dire. » - [Svipdagr dit :]
« Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Qui a construit
Ce que j’ai vu devant l’enclos
Intérieur des fils-des-ases ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Uni et Íri,
Bari et Óri,
Varr et Vegdrasill,
Dóri et Úri ;
Dellingr protège
Le loquet du Liðskjálf [23]. » - [Svipdagr dit :]
« Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Comment s’appelle cette falaise
Sur laquelle je vois la fiancée
Très fameuse assise ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Lyfjaberg [24], elle a nom
Et elle a été longtemps
Le salut des malades et souffrants ;
Toute femme, il guérit,
Même du mal de l'an [25],
Si elle le gravit. » - [Svipdagr dit :]
« Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Comment ces vierges se nomment
Qui aux genoux de Menglöð
Sont sagement assises ensemble ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Hlíf, l’une s'appelle ;
L’autre, Hlífþrasa,
La troisième, Þjóðvarta,
Björt et Blíð,
Blíður, Fríð,
Eir, Aurboða [26]. » - [Svipdagr dit :]
« Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Est-ce qu’elles protègent
Ceux qui leur sacrifient
Si cela s'avère nécessaire ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Quelques unes protègent
Ceux qui leur sacrifient
Sur les autels-sacrés ;
Il n’est péril
Qui survient aux fils des hommes
Qu’elles ne soulagent d’adversité. » - [Svipdagr dit :]
« Dis-moi donc, Fjölsviðr,
Ce que je te demanderai
Et désire savoir :
Y a-t-il un homme
Qui peut dormir
Dans les doux bras de Menglöð ? » - [Fjölsviðr dit :]
« Nul homme ne peut dormir
Dans les doux bras de Menglöð,
Sauf un certain Svipdagr ;
Cette fiancée radieuse-comme-soleil
Lui a été promise pour femme. » - [Svipdagr dit :]
« Ouvre les portes à la volée
Laisse le portail béer,
Ici tu peux voir Svipdagr ;
Va pourtant voir
Si Menglöð voudra
Plaisir de moi. » - [Fjölsviðr dit :]
« Écoute, Menglöð,
Voici venu un homme,
Va voir ton visiteur ;
Les chiens font fête,
La maison s’est ouverte ;
Je crois que c'est Svipdagr. » - [Menglöð dit :]
« Les sages corbeaux
Sur la haute potence
Vont t’arracher les yeux,
Si c’est mensonge
Qu’ici est venu de loin
En mes salles le jeune homme. » - « D’où es-tu venu ?
D’où fis-tu le voyage ?
Comment s’appelle ta maison ?
De ta famille et de ton nom,
Je dois reconnaître la marque
Si je t’étais promise pour femme. » - [Svipdagr dit :]
« Svipdagr, je m’appelle,
Sólbjartr [27] s’appelait mon père ;
Dès lors, les vents me poussèrent sur les routes froides.
Les décrets d’Urðr [28],
Personne ne discute,
Fussent-ils indus. » - [Menglöð dit:]
« Sois donc le bienvenu !
Mon vœu est exaucé
Un baiser d’accueil va suivre ;
Une vision exaltante,
Presque toujours ravit
Celui qui en aime un autre. - Longtemps, je me suis assise
Sur le mont adoré ;
Nuit et jour, t’ai attendu ;
Maintenant est arrivé
Ce que j’ai espéré :
Tu es revenu,
Jouvenceau, à ma halle. - Obstinée, j’ai obtenu
Que se réalise mon plaisir pour toi
Et ton désir pour moi ;
Maintenant, il est évident
Que nous resterons
À jamais ensemble. »
Notes
[1] Un type de géant dont le nom (þurs, pl. þursar) vient de þyrstr « assoiffé ». Les plus connus sont la branche des hrímþursar « géants-du-givre ». Le voyageur se présente justement en tant que Froid-Vent (str. 6). La source de Mímir descend jusqu’aux hrímþursar. Leur dernier rejeton est Týr « Dieu ». Il est donc fort probable que Svipdagr masque un dieu.
[2] Fjölsviðr « Tout-Savant ».
[3] Svipdagr « Jour-soudain ».
[4] Vindkaldr « Vent-froid », Várkaldr « Printemps-froid » et Fjölkaldr « Très-Froid ».
[5] Menglöð «Beau ou Joyeux-Collier». À tort ou à raison, elle a été identifiée à Freyja depuis Jacob Grimm ↗ (1835).
[6] Svafþorinn « Épine-de-sommeil ».
[7] Þrymgjöll « Fracas (de tonnerre) résonnant ».
[8] Sölblindi « Aveugle-au-soleil ».
[9] Sens incertain. Gastropnir est aussi orthographié Gastrófnir. Ófnir (nom d’un serpent) se retrouve dans le coq Víðófnir (str. 18 et 24).
[10] Leirbrimir « Brimir-d’Argile ». Brimir « Vague déferlante » ou « Écume » serait un des noms du géant primordial Ymir « Double ». Le sang de Brimir servit à créer les nains.
[11] Ce seraient donc des loups montés par des femmes-trölls. Cela étant, la strophe est altérée et n’est pas du tout sûre.
[12] Gífr « Sauvage » et Geri « Glouton ». Geri est aussi le nom d’un des deux loups d’Óðinn.
[13] Sens incertain. Peut-être « Large-Tisseur » (de vefa « tisser ») et une incarnation du ciel.
[14] Mímameiðr « Arbre-de-Mímir », c’est-à-dire « Arbre-de-la-Mémoire ».
[15] « Temps-brillant » (Veðrglasir) pourrait renvoyer à l’orage, ou à l’aurore et au crépuscule, voire simplement au jour, ou bien encore aux aurores boréales. À rapprocher d’Aurglasir (str. 28).
[16] Sinmara « Jument-pâle » et Surtr « Noirci (par le feu) », un géant. On pourrait aussi lire « La jument-pâle de Surtr ».
[17] Géante gardienne des morts. Hel fait partie des trois monstres mythiques.
[18] Hævateinn « Rameau-de-dommages ».
[19] Loftr ou Loptr « Air », un des noms du dieu Loki.
[20] Valgrinð «Grille-des-cadavres ».
[21] Eiri Aurglasis « Déesse de la Boue-brillante ». Eir est une déesse mineure, listée parmi les valkyries. C’est aussi une des neuf suivantes de Menglöð (str. 38). Aurglasir « Boue-brillante » est apparemment un autre nom de Sinmara « Jument-pâle », appelée « géante pâle » à la strophe suivante.
[22] Hyrr « Flamboyante » (littéralement : « Feu »), ou Hýrr « Joyeuse ».
[23] Uni « Comblé » et Íri « Cancanier » ; Bari « Fou » et Óri « Frénétique » ; Varr « Prudent » et Vegdrasill « Coursier-du-chemin » ; Dóri «Saccageur » et Úri « Turbulent ». Ce sont huit nains qui, en tant que tels, sont des forgerons-orfèvres ET se pétrifient au soleil. Nain attesté, Dellingr « Lumineux » (?), est le père de Dagr « Jour » et est associé à des portes. Bref, ce neuvième nain est particulier. Or, Liðskjálf rappelle Hliðskjálf, la porte principale de la halle du dieu Óðinn. Loki est un dieu, mais c’est aussi un « verrou ». Ces considérations suggèrent qu’il y a deux façons de traduire la strophe. En faire une liste de douze nains (avec Aðvarðr), ou une liste de huit nains, suivie d’un commentaire sur le neuvième. J’ai choisi cette dernière, car Menglöð a neuf suivantes (str. 41) et il y a neuf verrous à la cuve-de-fer (str. 29). Ce nombre était magique pour les Vikings.
[24] Lyfjaberg « Mont-des-remèdes ».
[25] Ce mal des femmes est, à mon avis, la grossesse. C’est ce que suggère déjà la strophe 22.
[26] Hlif « Bouclier » ou « Protectrice » ; Hlífþrasa « Ardent-Bouclier » (à comparer à Lífr « Vie » et Lífþrasir « Ardent-de-vie », les seuls humains à survivre au Ragnarök) ; Björt et Blíð « Brillante » et « Pâle » (ou « Blême », pour l’allitération) ; Blíður « Joyeuse », Frið « Paisible » (ou Frið « Belle ») ; Eir « Clémence », Aurboða « (Ap)Porteuse-de-boue ». Les deux dernières sont des célébrités : Eir est une suivante de Frigg et la guérisseuse mythique. Elle est citée parmi les valkyries (capables de réveiller les guerriers morts). Aurboða est la femme du géant de la mer et la mère de Gerðr, épouse du dieu Freyr. Þjóðvarta a un sens plus incertain.
[27] Sólbjartr «Soleil-radieux ». À comparer à sólbjarta brúður « fiancée radieuse-comme-soleil » (str. 42).