La vie secrète de Heimdallr
Heimdallr est le premier dieu cité par la völva anonyme de la Völuspá – donc de tout l’Edda poétique. C’est aussi l’un des plus énigmatiques, comme tous ses commentateurs ne manquent pas de le rappeler. Son antiquité est attestée et on ne peut douter de son importance. Et pourtant, il ne semble pas avoir fait l’objet d’un culte (aucun nom de lieu ne porte son nom).
Portrait général de Heimdallr
Heimdallr est le gardien des dieux contre les géants-des-montagnes. Il est reconnaissable à sa corne musicale et au pont qu’il garde. Ses sens aiguisés et son sommeil bref en font une sentinelle idéale. Tout semble limpide, et pourtant son portrait par Snorri dans l’Edda en prose est un inventaire surprenant. Celui-ci aurait bénéficié de quelques éclaircissements (Gylfaginning, chap. 27) :
On l’appelle l’ase blanc. Il est grand [de taille] et sacré. Il est né de neuf mères, toutes sœurs. On l’appelle aussi Hallinskíði « Planche-penchée » et Gullintanni « Dents-dorées », [car] ses dents étaient d’or. Son cheval se nomme Gulltoppr « Toupet-d’or ». Il habite à Himinbjörg « Monts ou Rocs-du-ciel », près du Bifröst. Il est le gardien des dieux et est assis là-bas, au bout du ciel, pour garder le pont contre les géants-des-montagnes. Il a besoin de moins de sommeil qu’un oiseau. De nuit comme de jour, il voit à cent lieues. Il entend l’herbe pousser sur la terre et la laine, sur le dos des moutons, ou tout bruit de ce genre. Il possède la trompette appelée Gjallarhorn « Corne-résonnante », qui s’entend dans tous les mondes. L’épée de Heimdallr est appelée une tête.
Une constatation s’impose : TOUT ce qui concerne Heimdallr (ses surnoms, sa maison, son cheval, sa corne) a pour initiale un H ou un G. Ces deux lettres sont aussi les initiales de toutes les völur mythiques, telles Gróa, Gríðr, Heiðr ou Hyndla. Il n’y a qu’UNE exception : le pont Bifröst. Or, il existe un second pont : le Gjallarbrú « Pont-résonnant ». Ce pont souterrain mène chez Hel, la gardienne des morts « ordinaires ». Il enjambe le fleuve Gjöll « Résonance, Cri », qui découle (a priori) de la Gjallarhorn, entreposée au pied de l’arbre du monde (Völuspá, str. 27). Bref, il est impensable que le Gjallarbrú n’ait pas de lien avec Heimdallr. Se retrouve avec lui un G initial (en plus du H de Hel), au cas où on hésiterait… Noter que la Gjallarhorn sert aussi de corne à boire à la tête (plongée dans une source de l’arbre du monde) du géant (ou dieu) Mímir « Mémoire ».
Snorri complète son portrait dans ses Skáldskaparmál (chap. 8) :
Comment doit-on appeler Heimdallr ? On l’appelle donc fils de neuf mères, ou gardien des dieux, comme il a déjà été écrit, ou ase blanc, ennemi de Loki, chercheur du collier de Freyja. La tête de Heimdallr est appelée une épée, car on dit qu’il a été transpercé par la tête d’un homme. C’est ce qu’on raconte dans Heimdalargaldr et, depuis lors, une tête est appelée le mesureur-de-destin (mjötuðr) de Heimdallr ; une épée est appelée le mesureur-de-destin (mjötuðr) de l’homme. Heimdallr est propriétaire de Gulltoppr « Toupet-d’or ». Il est le visiteur de Vágasker « Écueil-des-vagues » et de Singasteinn « Pierre-à-incantations », où il rivalisa avec Loki pour le Brísingamen « Collier-de(s)-Flammes ». Il est appelé Vindlér « Abri-du-vent ». Úlfr Uggason a tout raconté dans Húsdrápa, dans lequel on mentionne qu’ils avaient des formes-de-phoque. C’est aussi un fils d’Óðinn.
Heimdallr est le seul dieu, avec Óðinn et Freyr, à avoir un cheval identifié (Toupet-d’or). Détail ? Peut-être, mais indice plus sûrement. Ses attributs sont :
Les deux cassent pendant l’une ou l’autre des deux guerres mythiques. Cela dit, la corne n’est pas détruite, seulement séparée (de la tête ?) de Heimdallr.
Le fils de neuf mères
Les neuf mères de Heimdallr sont sœurs selon le poème Heimdalargaldr « Incantation de Heimdal(l)r ». Le galdr « chant magique, incantation » était une discipline de la magie. Si le maître du galdr était Óðinn, le titre du poème atteste que Heimdallr n’en était pas moins un praticien. Heimdallr était donc un magicien – c’est-à-dire un savant et un sage. À part son titre, il ne reste que ces deux vers du poème (Gylfaginning, str. 27) :
De neuf mères, je suis l’enfant ;
De neuf sœurs, je suis le fils.
Les seules Neuf Mères mentionnées ailleurs sont celles d’un homme exceptionnel, mais anonyme (Hyndluljóð, str. 37 à 38). Les experts font de Heimdallr ce fils, en se basant sur le Heimdalargaldr.
Les Neuf Vagues, filles d’Ægir et de Rán, géante de la mer, sont également sœurs (Skáldskaparmál, chap. 33 et 60). Les experts en font donc les Neuf Mères de Heimdallr. Cependant, la liste respective de leurs noms est différente.
Deux traditions sur le sujet peuvent avoir eu cours. Admettons. En tout cas, parmi les Neuf Mères, quatre sont listées parmi les femmes-trölls, (géantes montées sur un loup). Seulement trois participent à des mythes :
- Les deux premières, Gjálp et Greip « Forte-Poigne », sont les filles du géant Geirröðr. Gjálp a provoqué la crue d’un fleuve en y urinant et manqué noyer Þórr. Plus tard, dans la maison des chèvres (femelles) de chez Geirröðr, les deux sœurs ont voulu écraser Þórr. Elles propulsèrent son siège au plafond en s’arcboutant dessous. Þórr leur brisa le dos.
- La dernière, Járnsaxa « Dague-de-fer » a eu un fils avec lui (Skádkaparmál, chap. 18).
Ces trois mères (Gjálp, Greip et Járnsaxa) ont quelque chose des trois Grandes Nornes (Urðr, Verðandi et Skuld), régentes du Destin. Les noms d’Urðr, et de Verðandi viennent de verða « arriver, se produire » tandis que Skuld dérive de skulu « devoir ». Les deux premières nornes sont donc étroitement liées, telles Gjálp et Greip. Idem Járnsaxa et Skuld. Toutes deux sont séparées des autres membres de leur triade respective. Toutes deux ont un aspect guerrier (Járnsaxa, par son nom, et Skuld, en tant que valkyrie). Heimdallr n’a pas de rapport avec les nornes, SAUF qu’il loge à un bout du Bifröst, et les nornes, à l’autre. Le pont crée un lien tangible entre eux, comme un cordon ombilical.
Par ailleurs, Heimdallr a été nourri à trois sources (la terre, la mer et le sang sacrificiel). Ces trois sources sont comparables à celles de l’arbre du monde (Hvergelmir, la source d’Urðr et la source de Mímir) :
- La norne Urðr arrose l’arbre de boue-blanche (assimilable à la terre).
- Les fleuves Élivágar s’engouffrent dans Hvergelmir. Ils gèlent tout sur leur passage (assimilables à la mer froide).
- Mímir, dont il ne reste que la tête, est tué par les vanes, sacrificateurs des dieux – leur chef a pour attribut un sanglier (assimilable au sang sacrificiel).
Heimdallr a définitivement un lien avec Urðr ET Mímir, logés dans deux des trois sources de l’arbre du monde :
- le pont de Heimdallr va de chez lui à la source d’Urðr ;
- la corne de Heimdallr sert chaque jour de corne à hydromel à Mímir.
Heimdallr est aussi « l’homme au noble-clou » (naddgöfgan mann, composé de nadd « clou à grosse tête »). Cette kenningr, diversement traduite, n’a pas été résolue. Or, Heimdallr, cantonné au bord du ciel, est né « au bord de la terre ». Autrement dit, il est très proche de la ligne d’horizon. Cette ligne mouvante, qu’on appelle aussi Fil-de-la-terre, ou Corde-de-la-mer, est incarnée par le serpent du Miðgarðr. Celui-ci sangle l’océan. Il est aussi appelé Jörmungandr « Grand-Bâton (magique) » et ferait un « noble-clou » imposant.
Le nom de Heimdallr
La traduction habituelle de Heimdallr est « Lumière ou Brillance-du-monde », composé de heimr « monde, maison » et d’un -dallr conjectural. Heimdallr est parfois épelé Heimdali (nom d’un bélier), ou Heimdalr. Or, dalr « vallée » est un synonyme de bogi « arc » (Þulur) ET « cerf » (Skáldskaparmál, chap. 57). On pourrait, dès lors, traduire Heimdalr par « Arc-du-monde » et se demander si l’arc-en-ciel de Snorri n’est pas un jeu de mots trompeur… Une autre traduction de Heimdalr serait « Cerf-du-monde ». Noter que des cornes d’Eikþyrnir « Épine-du-chêne », le cerf perché sur la Valhalle, proviennent tous les fleuves (Grímnismál, str. 26). Le fils de neuf vagues, détenteur d’une corne à boire, serait un bon candidat à ce cervidé. Un dernier point à retenir est le lien de Heimdallr avec des cornes (Gjallarhorn, bélier, voire cerf) et, a fortiori, avec l’hydromel.
La maison de Heimdallr
Heimdallr habite la huitième maison mythique (Grímnismál, str. 13). Elle s’appelle Himinbjörg « Rocs ou Monts-du-ciel », ou « Salut-du-ciel ». Elle est située au bout du ciel, près du pont d’arc-en-ciel. Heimdallr y veille sur les sanctuaires, c’est-à-dire sur les maisons des dieux.
La corne de Heimdallr
La Gjallarhorn est le seul attribut divin SANS origine contrôlée (avec les pommes d’Iðunn). Tout porte à croire qu’elle émane d’une oreille de Heimdallr, ou d’une corne (de bélier). Cet attribut serait donc aussi un organe mutilé, tel la main de Týr et l’œil d’Óðinn.
La völva anonyme de la Völuspá cite trois fois le nom de Heimdallr (str. 1, 27, 46). Dans chaque strophe, sa corne est évoquée ou suggérée. À chaque fois un arbre est mentionné et Óðinn n’est jamais loin.
La Gjallarhorn s’entend dans tous les mondes. Elle est, de fait, l’équivalent auditif du haut-siège d’Óðinn, qui permet de voir dans tous les mondes. Comme Óðinn a laissé son œil dans la source de Mímir, Heimdallr a laissé son hljóð au pied de l’arbre du monde. Ce mot délicat à traduire, est manifestement sa corne ET son oreille (au moins au sens abstrait que lui donne le français dans des expressions comme « avoir une bonne oreille » ou « avoir l’oreille fine »). Ses deux acceptions de « silence, écoute » et « son » sont ainsi respectées. Le fait est qu’un gardien sourd sans sonnette d’alarme serait assez inefficace.
La corne est une trompette et sert de corne à boire. Il suffisait de la retourner (et d’y penser). Mímir y boit chaque matin. Du moins, sa tête, logée dans une source de l’arbre du monde. C’est que cette source, qui descend jusqu’aux géants-du-givre, est voisine du domicile de Heimdallr. Dans ses Rocs-du-ciel au bout de l’arc-en-ciel, Heimdallr passe justement ses loisirs à boire de l’hydromel (Grímnismál, str. 13).
Par son nom, Gjallarhorn « Corne-résonnante » est indissociable du Gjallarbrú « Pont-résonnant », le second pont mythique. Tous deux sont d’ailleurs enterrés sous l’arbre du monde.
Heimdallr et Loki
L’ennemi mortel de Heimdallr est un autre dieu (Loki) – ce qui, en soi, n’est pas banal. Ils s’entretuent au Ragnarök selon Snorri (Gylfaginning, chap. 51). Le silence de l’autre reporter de cette guerre sur leur duel mortel le rend douteux (Völuspá). Autrement, ils ont peu d’interaction :
- Heimdallr conseille à Loki de ne pas parler à tort et à travers au banquet des dieux (Lokasenna, str. 47 et 48). Loki discrédite alors la fonction de gardien des dieux. Cette fonction est prestigieuse, mais peu enviable, car elle oblige Heimdallr à avoir le dos bourbeux. Loki suggère que Heimdallr a été déchu d’un poste supérieur.
- Un poème tardif les envoie ensemble dans les sous-sols mythiques sans explication (Hrafnagaldur Óðins).
- Ils se disputent un collier dans un poème.
L’affaire du collier
Heimdallr n’a ni femme ni enfants divins connus. Et pourtant, il est associé à deux déesses pour une mystérieuse affaire de collier.
Le collier de Gefjon
Gefjon est la déesse vierge du panthéon (Gylfaginning, chap. 35). Au banquet des dieux (Lokasenna, str. 20), Loki l’accuse d’avoir reçu un collier (sigli « ornement, collier ») d’un « gamin blanc » contre ses faveurs. Elle ne serait donc plus celle que l’on croit.
L’ase blanc qu’est Heimdallr est le suspect principal, car il a trempé dans une affaire de collier. Si un doute subsistait sur son identité, il est levé par la liste des invités du banquet (prologue). Gefjon et Heimdallr manquent, et sont les SEULS à manquer, malgré leur présence effective. La raison de cet oubli est facile à deviner. Tous les convives sont listés par couple, sauf Loki dont la femme est absente et les dieux célibataires, tels Týr. Que Heimdallr et Gefjon soient « oubliés » confirme (à mon avis) les indiscrétions de Loki, et trahit leur liaison.
Noter que Freyja a couché avec QUATRE nains pour obtenir son collier. Gefjon n’a eu besoin que d’un amant pour le sien, mais a QUATRE fils géants pour labourer son pré.
Sigla est un « mât », d’où sigling « navigation à la voile » [1]. Le collier de Gefjon a donc un rapport avec la mer. L’aventure a eu lieu dans la jeunesse de Heimdallr et il semble qu’il était alors joli garçon et se métamorphosait. Il a bien changé depuis ! Sa métamorphose en phoque confirme son lien maritime ET affirme qu’il connaissait, comme Loki, la magie du seiðr, propagée par Freyja.
Ce collier est à mettre au dossier de l’affaire (non élucidée) du collier de Freyja.
Le collier de Freyja
Le collier forgé et volé
Un collier d’or est forgé par quatre nains, les frères Brísingar « Flammes ». Ils vendent leur Brísingamen « Collier-de(s)-Flammes » à Freyja contre ses faveurs. Freyja passe une nuit avec chacun d’eux, mais dupe a priori le dernier. Elle gagne le collier. Óðinn, son amant à l’époque, le fait aussitôt voler par Loki. En plein hiver, le voleur frigorifié entre dans la chambre de Freyja par le trou de la serrure (une connotation sexuelle n’est pas à exclure). La déesse dort avec son collier. Loki la pique (la dite connotation devient une certitude) pour ouvrir le fermoir et fuit avec son butin. Óðinn exige de Freyja une guerre éternelle entre rois pour rançon. Ainsi est fait (Sörla þáttr, chap. 1 et 2).
Le collier cassé
De colère, Freyja casse son collier quand Þórr lui demande d’épouser le géant Þrymr « Fracas (de tonnerre) ». Il faut dire que le géant a volé le marteau du dieu et exigé ce mariage en rançon. Devant le refus de Freyja, Heimdallr propose un compromis (Þrymskviða, str. 16) :
Heimdallr dit alors
– Le plus blanc des ases
Connaissait bien l’avenir
Comme les autres vanes – :
« Attachons donc Þórr
Au voile de lin ;
Qu’il porte le grand
Collier-de(s)-Flammes. »
C’est ainsi que Þórr porta le voile de mariée de Freyja et son collier. C’est aussi le premier lien tangible – MAIS passif – de Heimdallr avec le collier de Freyja. Cet entrefilet est un vrai scoop, car il nous en apprend beaucoup sur Heimdallr :
- Il connaît l’avenir. C’est donc un magicien.
- Il appartient à la famille des vanes. Or, ce qui définit les vanes tient en deux points :
- Leur fonction dans la fertilité. De fait, l’oreille absolue du panthéon entend la laine pousser sur le dos des moutons (animaux) et jusqu’à l’herbe pousser sur la terre (végétaux). Il est ainsi associé à la fertilité-fécondité. De plus, Heimdallr est lié au bélier (mâle reproducteur de la brebis).
- Leur coutume incestueuse entre frère et sœur. Heimdallr aurait donc eu une sœur avant de devenir ase. Le voile de lin est justement celui de la mariée. Comme le collier de Freyja est évoqué avec, Gefjon est ma suspecte principale à cette sœur incestueuse (noter l’initiale G de son nom).
Le vol du collier (dans Húsdrápa)
Heimdallr est le chercheur du collier de Freyja ; Loki, son voleur. Cette affaire de collier est évoquée succinctement dans le poème scaldique [2] Húsdrápa (str. 2) d’Úlfr Uggason (xe siècle) :
Le fameux défenseur des puissances,
À la prévision-avisée,
Lance la bande de terre vers Singasteinn
Avec le très sournois fils de Fárbauti.
Le fils à la forte-colère
De huit et une mères contrôle le premier
Le beau Rein-de-mer.
– Je fais savoir des histoires dignes de gloire.
Cette strophe est un casse-tête à traduire. On pourrait donc lire « défenseur des puissances » (Heimdallr) ou « défenseur de la bande de terre des puissances ». Ragna rein « bande de terre des puissances » serait alors le pont Bifröst. On pourrait même y voir une allusion voilée au Ragna-rök « Destin-des-puissances » (leur fin)… quand le Bifröst casse. Ces allusions sont présentes, mais accessoires (à mon avis).
Le singa- de Singasteinn est inconnu dans le vocabulaire du vieux norrois. « Incantation, chant » n’est qu’une possibilité. D’un autre côté, il se retrouve dans le BríSINGAmen. Dès lors, Singasteinn deviendrait moins un lieu que le collier de l’enjeu. Bref, c’est compliqué.
Le Rein-de-mer EST le Brísingamen « Collier-de(s)-Flammes » de Freyja, affirme Snorri. On ne peut pas dire que leur nom le révèle ! Le drôle de nom du Rein-de-mer suggère un objet arqué en deux parties symétriques (les reins sont doubles). Celles-ci pourraient évoquer des cornes ou des oreilles, si les reins ne renvoyaient pas au dos. En tout cas, le collier est dans l’eau puisque les adversaires ont enfilé une combinaison de plongée (de phoque).
Heimdallr est le visiteur de Vágasker « Îlot-rocheux-des-vagues » ET de Singasteinn, dit Snorri. Singasteinn est donc un lieu pour lui, voire un synonyme de Vágasker. Singasteinn « Pierre-à-incantations » indique un duel tapageur, plus magique que guerrier, voire cosmique. La Pierre-à-incantations cache (à mon avis) la mer : rarement silencieuse, son ressac ressemble à un chant psalmodié incessant. Un serpent l’encercle et en fait une île au milieu du ciel. Autrement dit, un Îlot-rocheux-des-vagues.
Heimdallr, à « la prévision-avisée » est le « fameux défenseur des puissances » et le « fils à la forte-colère de huit et une mères ». Loki est le fils de Fárbauti « Frappe-fourbe ». Or, Loki est (presque) toujours désigné du nom de sa mère (Loki Laufeyjarson « fils-de-Laufey »), à l’encontre de la norme. Loki ET Heimdallr sont des fils à maman(s). Cette formulation d’un père et une (et huit) mère(s) attribue aux deux ennemis un seul couple parental – au moins pour la circonstance :
- La mer. Heimdallr est le fils des Neuf Vagues.
- Le ciel. Loki est le fils du ciel – pour peu que Frappe-fourbe soit une incarnation du ciel orageux (l’orage envoie sa foudre de loin sans qu’on puisse prévoir où elle va tomber).
Cette compétition entre Heimdallr et Loki préfigure leur duel mortel du Ragnarök – si tant est qu’il ait eu lieu.
Interprétation de la strophe de Húsdrápa
Heimdallr lance le Rein-de-mer à (ou près de) la mer. On peut supposer qu’il vient du ciel. L’effet miroir de la mer rend l’exploit possible.
Le Rein-de-mer serait le soleil (parfois appelé pierre, gemme) pour certains experts. Or, c’est aussi une « bande de terre ». Pour moi, le collier serait plutôt la Voie lactée. En effet, selon le poète, Heimdallr envoie la bande-de-terre à la mer. C’est seulement dans l’eau qu’elle prend le nom de Rein-de-mer. La Voie lactée (vue de la Terre) est une longue traîne grisâtre qui zèbre la nuit comme un sentier. Elle fait une bande-de-terre parfaite. L’eau la transforme en Rein-de-mer. Elle devient alors le serpent du Miðgarðr.
L’un des trois mythes rapportés dans Húsdrápa est justement la pêche au serpent du Miðgarðr de Þórr. Le serpent, alias Corde-de-la-mer, incarne la ligne d’horizon. Celle-ci s’embrase chaque jour au lever et au coucher du soleil. C’est pourquoi le Rein-de-mer EST aussi le Collier-de(s)-Flammes. Le pendentif d’Hagebyhöga (Suède, xie siècle) en est la preuve tangible. Freyja (présumée) y est encerclée par un serpent noué autour de son cou. Une énorme gemme (et soleil en puissance) est enfilée sur le collier.
On peut supposer que Gefjon reçoit un collier trempé – ou plutôt un demi-collier. La Voie lactée est dédoublée par son reflet (d’où le nom de Rein-de-mer). Mais le collier est cassé en deux. La moitié submergée est ramassée et donnée à Gefjon. Snorri aménage la partie céleste arc-en-ciel pour Heimdallr. Heimdallr a lancé le collier à l’eau (pas Loki). Il est colérique, tel Freyja qui casse son collier de colère. Il est alors condamné à garder la partie céleste du collier, transformée en pont par les dieux – sauf qu’il y a DEUX ponts mytiques.
- Le Pont-de-l’ase aérien, gardé par Heimdallr. Il permet aux guerriers-occis d’entrer à la Valhalle d’Óðinn.
- Le Pont-résonnant souterrain, gardé par la valkyrie Móðguðr « Bataille-FURIEUSE ». Il permet aux (autres) morts d’aller chez Hel. Son toit d’or le fait ressembler à un tunnel. Son nom, sa position, voire sa forme, rappellent la Gjallarhorn – et renvoient (encore) à Heimdallr. Une corne est un organe double et arqué, comme un rein.
Freyja porte encore son collier, mais Heimdallr enfouit sa corne sous l’arbre du monde. Et on n’en parla plus. On ne reparla plus du collier cassé, ni de la corne. Pourtant, quand Heimdallr leva sa corne, qui sonna haut et clair, tous les autres liens mythiques cassèrent :
- les entraves du loup Fenrir et de Loki ;
- les amarres du Naglfar(i), le navire des morts ;
- le pont Bifröst (ou Bilröst) ;
- la laisse du chien Garmr ;
- et le plus solide des liens, le serpent du Miðgarðr, ouvrit son anneau.
Récupérer sa corne pourrait aussi avoir permis à Heimdallr de recoller les morceaux du collier archaïque. Au final, la plupart des dieux périssent… qu’on appelle aussi bönd « liens ». Les dieux regagnent alors leur nuit empoussiérée d’étoiles dans leur grand navire accosté, aux amarres rompues.
Toutes ces associations laissent entrevoir l’histoire oubliée, ou cachée, d’un dieu éminent déchu, remplacé par Óðinn. Il aurait été le frère d’une désse éminente au collier. C’est du moins ma perception de ces histoires cassées en mille éclats.
Rígr
Sous le pseudonyme de Rígr « Roi », Heimdallr voyage chez les humains. C’est du moins ce que clame l’annotateur anonyme d’un poème inclus à la fin d’un manuscrit médiéval de l’Edda de Snorri (Rígsþula, prologue en prose, str. 1 et 2) :
On dit donc dans les anciennes histoires qu’un des ases, celui qui se nomme Heimdallr, partit en voyage et, en longeant un rivage de la mer, il arriva à une maison où il se fit appeler Rígr. Ce poème est basé sur cette histoire.
- Jadis, on dit que marchait
Sur les sentiers verts
Un puissant et vieil
Ase avisé,
Vigoureux et viril,
Rígr, à grandes enjambées.- Il continua de marcher
Au milieu du sentier ;
Il arriva à une maison ;
La porte était entrebâillée ;
À l’intérieur, il entra […].
Rígr profite du voyage pour organiser – voire engendrer – la société scandinave en trois classes :
- esclave ;
- fermier-propriétaire (bóndi) ;
- Roi.
Le poème décrit l’évolution et l’organisation hiérarchisée de la société scandinave (que je dirais inspirée du modèle méridional). En somme, le poème est moins mythique que politique.
Rien ne trahit Heimdallr dans ce poème, ni ne corrobore cette identification. On ne peut pourtant la rejeter. Il est vrai que le rôle siérait mieux à Óðinn. Celui-ci est non seulement surnommé Père-de-tous, mais aussi maître des runes (que Rígr enseigne au roi). Toutefois, une völva faisait déjà de Heimdallr un Père-de-tous, sauf de nom (Völuspá, str.1).
Conception royale
Que Heimdallr voyage indique que l’action se déroule avant son mandat de gardien des dieux. Autrement, il serait cantonné à son pont – bien qu’il y ait une autre exception (Hrafnagaldur Óðins).
Pour moi, le changement de la conception royale est l’enjeu du poème. C’est pourquoi le dieu se fait appeler Rígr. Ce nom serait emprunté à l’irlandais ri(g) « roi » – à comparer au rex latin. En vieux norrois, le suffixe -ríkr, a le sens de « chef », via un emprunt a priori plus ancien du germanique au celtique (gaulois -rix, comme dans Vercingéto-rix). Bref, Rígr veut dire « Roi ».
Or, le dernier-né de la généalogie sociale de Rígr s’appelle Konr ungr « Jeune Parent ». Son nom est un jeu de mot sur konungr « roi » (mot attesté depuis le ve siècle sur une pierre… runique). Son nom suggère une royauté (plus ou moins) dynastique.
Konr ungr bat Rígr dans un concours sur les runes (quintessence du savoir). Rígr lui offre alors son nom. Il fait donc de Konr ungr un roi-roi en quelque sorte.
La couleur verte (str. 1) contient une idée de croissance associée à la fertilité-fécondité [3]. Elle oriente vers la Terre ET les vanes. Or, jöfurr « verrat » est une désignation poétique du roi. L’animal renvoie à Freyr. Celui-ci est un ancêtre de lignées royales (comme Óðinn). Dès lors, que Heimdallr – vane potentiel – SOIT Rígr prend du poids. Ce titre renforce enfin l’idée que Heimdallr a eu un rôle supérieur à celui de gardien.
À suivre…
Notes
[1] Sigli rappelle la rune sigel du poème runique anglo-saxon. Sigel correspond à la rune Sól en vieux norrois, constate Ursula Dronke (commentaire 48/4 de la Lokasenna).
[2] La poésie scaldique est truffée de règles techniques. Sa complexité allitérative est telle que la grammaire passe au second plan (d’où la difficulté de traduction). De plus, elle emboîte les kenningar, ce qui ne la rend pas plus limpide. Elle était déclamée de préférence dans les halles princières (et partout) où le poète pouvait être rétribué.
[3] Grœn « vert » vient de gróa « croître ».