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Tisserande de nuages
Embarquez pour les mythes nordiques

Njörðr

Le dieu aux plus beaux pieds est aussi le plus passif
– ce qui ne l’empêche pas d’être le plus riche
Njörd, illustration du Suédois Carl Frederick von Saltza (1858-1905) de l’Eddan ; De nordiska guda– och hjältesångerna d’Erik Brate (1913). Source : domaine public, via Wikimedia commons ↗

Rien n’est fixe dans Njörðr – pas plus sa famille divine que son sexe. Pas étonnant que son mariage clapote ! C’est peut-être que la mer et le vent sont ses éléments de prédilection. Et pourtant, il apporte la richesse à ceux qui le sollicitent.

Njorðr, le troisième ase

Le dieu vane Njörðr n’est rien de moins que le troisième ase, juste après Þórr et Baldr, fils d’Óðinn (Gylfaginning, chap. 23) :

Le troisième ase est celui qu’on appelle Njörðr. Il habite au ciel, en un lieu appelé Nóatún. Il dirige la course du vent et il calme la mer et le feu. Il est bon de faire appel à lui pour les voyages en mer et la pêche. Il est si riche et prospère qu’il peut donner abondance de terres, ou de biens à ceux qui l’invoquent pour cela. Njörðr n’est pas de la famille des ases. Il a été élevé dans le Monde-des-vanes, mais les vanes le donnèrent en otage aux dieux, et il fut échangé contre l’ase qu’on appelle Hœnir. Il a servi à réconcilier les dieux et les vanes.
Njörðr eut ensuite une épouse appelée Skaði, fille du géant Þjazi.

Njörðr, père des vanes

Njörðr est le prince des hommes (mana þengill[1] et le fondateur de la famille des vanes. C’est pourtant son fils, Freyr, qui en est le chef (Gylfaginning, chap. 24) :

Njörðr à Nóatun eut ensuite deux enfants. Il eut un fils, Freyr, et une fille, Freyja. Ceux-ci avaient belle apparence et étaient éminents.

La mère des enfants de Njörðr n’est pas nommée. Njörðr les aurait eus de sa sœur (inconnue) selon Loki (Lokasenna, str. 36) et l’Ynglinga saga (chap. 4) :

Quand Njörðr était chez les vanes, il avait épousé sa sœur, car c’était leur loi. Leurs enfants étaient Freyr et Freyja. Mais il était interdit de se marier à un parent si proche chez les ases.

Njörðr, entre mer et ciel

Njörðr vit à Nóatún « Clos-naval » (littéralement, « Clos-des-bateaux »)… sis au ciel ! Il est associé aux trois éléments (air, eau, feu) – comme le ciel. Bref, Njörðr est peut-être un dieu de la mer, mais c’est aussi un dieu du vent, donc du ciel (d’où son action sur la terre).

Njörðr n’a pas de bateau (à la différence de Freyr ou Baldr, voire d’Ullr), mais il est le dieu des chariots (Skáldskaparmál, chap. 6) :

Comment doit-on désigner Njörðr ?
En l’appelant dieu des chariots, ou parent des vanes, ou père de Freyr et Freyja, dieu dispensateur [de richesse].

De fait, tous les chariots mythiques appartiennent au ciel. Ils transportent les astres, ou l’orage. Cependant, Njörðr n’a rien de l’« orageux » Þórr, ni d’Óðinn « Fureur ». Il calme et réconcilie. Son rôle d’otage était donc approprié. S’il n’a rien d’un guerrier, son soutien est précieux.

Riche comme Njörðr

Njörðr assure la prospérité des pêcheurs et marins. Il favorise aussi la propriété terrienne et l’aisance matérielle. Bref, Njörðr s’occupe de tout sans frontières. Comme le ciel. La richesse le caractérise, au point que « riche comme Njörðr » est l’équivalent de notre « riche comme Crésus ». Elle se retrouve dans sa version humanisée (attribuée à Snorri). Njörðr y est un prêtre-sacrificateur des ases et devient roi des Suédois après la mort d’Óðinn (Ynglinga saga, chap. 11) :

Njörðr de Nóatún fut alors le souverain des Suédois et continua les sacrifices. Il était appelé leur chef par les Suédois. Il préleva alors des tributs sur eux. De son temps, régna une paix exemplaire et donc une grande abondance. Et les Suédois croyaient, de ce fait, que Njörðr régnait sur l’année fertile et sur la richesse des humains. De son temps, la plupart des dieux moururent et tous furent brûlés et des sacrifices furent faits ensuite. Njörðr mourut de maladie. Avant de mourir, il se fit marquer du signe d’Óðinn [2]. Les Suédois le brûlèrent et tous pleurèrent beaucoup sur sa tombe.

Le mariage de Njörðr et Skaði

L’étrange mariage de Njörðr et Skaði révéla qu’il avait de beaux pieds (Skáldskaparmál, chap. 1). La géante dut, en effet, se choisir un mari parmi les dieux en ne voyant que leurs pieds. Elle choisit les plus beaux, qu’elle croyait être ceux de Baldr. Autant dire que l’histoire est louche.

On peut cependant affirmer que Njörðr et Baldr (propriétaire d’un navire) avaient le pied marin.

Le loup et le cygne

L’incompatibilité d’humeur de Njörðr et Skaði est matérialisée par leur domicile (Gylfaginning, chap. 23). Elle vit à la montagne et apprécie le hurlement du loup. Il vit au bord de la mer et préfère le chant des cygnes C’est surtout que la déesse d’origine géante est hivernale (loup). Pour assurer l’abondance de la terre et de la mer, Njörðr est estival (le cygne est migrateur).

Les époux sont diamétralement opposés, mais complémentaires – comme l’été et l’hiver. Leur nom respectif en est aussi le témoignage.

Le nom de Njörðr

Njörðr contient le nom FÉMININ de la terre (Jörð) dans le sien. L’étymologie obscure de son nom souligne cette bizarrerie. En revanche, Skaði porte un nom MASCULIN.

Cette idée d’inversion des sexes est exposée par Loki. Après que Skaði a choisi Njörðr pour époux, il attache ses testicules à la BARBE d’une chèvre FEMELLE. Une idée de castration est incluse (selon John Lindow). Et renvoie Njörðr à Nerthus ↗. Le nom de Njörðr partagerait, en effet, la même racine étymologique que la déesse germanique Nerþus. Celle-ci aurait donc changé de sexe en émigrant dans le Nord.

Malgré un arrangement à l’amiable sur leur domicile conjugal, le mariage de Njörðr et Skaði ne dure pas. Cela n’empêche pas Njörðr d’avoir des enfants (Gylfaginning, chap. 24).

La terre hivernale étant stérile, rien ne dit que Skaði en est la mère – pas sous cette identité-là. La pseudo-castration de Njörðr ne va pas dans ce sens non plus.

Njörðr et Ullr (ou Baldr ?)

Un culte de Njörðr est attesté par les toponymes en Norvège et en Suède sur les littoraux. Ces lieux de culte associent parfois Njörðr (ou Freyr) à Ullr. Il n’y a aucun lien apparent entre eux, si ce n’est que le domicile d’Ullr voisine celui de Freyr (Grímnismál, str. 5). Cela dit, Ullr est mentionné dans une strophe énigmatique, juste avant Freyr et Njörðr (Grímnismál,, str. 42 et 44). On peut enfin constater qu’Ullr, beau-fils de Þórr, est aussi hivernal que Skaði.

Comparaison de deux listes de dieux
Gylfaginning Grímnismál
1 Þórr Þórr
2 Baldr Ullr
3 Njörðr Freyr
[…] […]
9 Freyja
10 Váli (vengeur de Baldr) Forseti (fils de Baldr)
11 Ullr Njörðr
12 Forseti (fils de Baldr)

Njörðr et Ullr sont à la onzième place dans les deux listes. On peut aussi se demander si Ullr, calé entre le vengeur et le fils de Baldr n’a pas été interverti avec Baldr dans la première liste. Bref, un lien est suggéré entre Njörðr, Ullr et Baldr. De fait, Skaði prend les pieds de Njörðr pour ceux de Baldr, mais skie comme Ullr.

Njörðr, otage des ases

Njörðr a été otage (gísl) une ou deux fois dans sa vie. Or, Gísl est le nom d’un cheval des dieux (sans attribution particulière). Il se pourrait que Njörðr ait donc possédé un cheval – comme il aurait possédé un chariot. Si mon hypothèse est correcte, cela suggèrerait un lien (coupé) entre lui, le soleil et la lune. Les astres sont, en effet, les seuls personnages mythiques à voyager en chariot attelé à un cheval.

Les vanes et les ases s’affrontent dans la première guerre du monde (Völuspá, str. 21 à 25). Pour sceller la paix, ils échangent des otages (une pratique courante pour régler un différend).

Njörðr et Freyr, les vanes les plus éminents (en plus du sage Kvasir) sont échangés contre les ases Hœnir et Mímir (Ynglinga saga, chap. 4). Cela étant, Freyr n’est pas encore né dans la version de la Gylfaginning de Snorri. C’est ce que confirme Njörðr dans un poème (Lokasenna, str. 35).

Njörðr contre Hœnir

Le vane Njörðr est échangé contre l’ase Hœnir (Gylfaginning, chap. 23). Tous deux ont un caractère passif, mais de la prestance. La ressemblance est trompeuse (et ne dupe pas longtemps les vanes). À mon avis, cette ressemblance superficielle tient à…leur plumage ; Njörðr est proche du cygne, mais Hœnir l’est du coq (via son nom).

Njörðr et Ragnarök

Njörðr calme la mer et le feu. Ce sont justement les deux armes de masse qu’utilisent les géants contre les dieux au Ragnarök. Or, Njörðr ne participe pas à la guerre. On sait seulement qu’il retourne chez les vanes après le Ragnarök (Vafþrúðnismál, str. 39).

On pourrait arguer que Njörðr n’est pas un guerrier. On aurait alors beau jeu d’en faire un lâche. Son absence pourrait avoir une tout autre cause.

Le Ragnarôk est aussi appelé l’Hiver-terrible. Pour moi, l’absence de Njörðr dénonce son caractère estival. Njörðr, lié au vent et à la mer, a peut-être même du cygne dans ses gènes...


Notes

[1] Grímnismál, str. 16.

[2] Il fallait mourir au combat pour entrer à la Valhalle d’Óðinn. Une dérogation était accordée aux autres, à condition qu’ils se fassent marquer post mortem de la pointe d’une lance (l’arme d’Óðinn). Je n’en sais pas plus, mais un rapport quelconque avec le Christ et la Crucifixion n’est pas à écarter.