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Tisserande de nuages
Embarquez pour les mythes nordiques

Serpents et dragons des mythes nordiques

Le serpent mythique est assez monstrueux, mais il n’a pas que des défauts
Fafnir, illustration d’Arthur Rackham (1867-1939) pour Siegfried and the Twilight of the Gods ; The Ring of the Niblung de Richard Wagner, William Heinemann, London (1910). Source : domaine public, via Project Gutenberg ↗

Le serpent était là à la création du monde. Il sera là à sa fin. Entretemps, il subit nombre de transformations. Si son venin est mortel, sa mue est un puissant symbole de régénérescence et de métamorphose. Il était déjà présent sur les roches gravées de l’âge du bronze. Il finira par encadrer les runes des pierres funéraires et commémoratives de l’époque viking. Bref, le serpent est un sacré numéro mythique, ambivalent par nature.

Pour ma part, j’ai choisi le serpent cornu pour logo. Il est gravé sur une stèle sertie dans un mur extérieur de l’église de Gamla Uppsala (Suède) et sur d’autres pierres runiques. Il correspondrait au serpent celte à tête de bélier. Celui-ci est associé au dieu cornu Cernunnos ↗, maître des animaux et de l’Autre Monde, symbole de fertilité et de renaissance avec ses bois de cerf.

Les noms du serpent (ormr, pl. ormar)

Snorri liste les serpents mythiques et les noms communs du serpent (Skáldskaparmál, chap. 57) :

Voici les noms des serpents : dreki [1] « dragon », Fáfnir, Jörmungandr, naðr « vipère », Níðhöggr, linnr « serpent », naðra « vipère », Góinn, Móinn, Grafvitnir « Loup-de-la-tombe », Grábakr « Dos-gris », Ófnir, Sváfnir, grímr « (le) masqué ».

Dreki et snekkja (peut-être de snákr, un autre nom commun du serpent) étaient aussi le nom dont les Vikings désignaient leurs bateaux. Le navire du roi norvégien Óláfr Tryggvason (xe siècle) s’appelait d’ailleurs Ormrinn Langi « Le long Serpent ».

Ófnir (peut-être de vefa « tisser ») et Sváfnir (peut-être de sofa « dormir ») sont des noms d’Óðinn (Grímnismál, str. 34). Celui-ci se change en serpent pour entrer dans une montagne (et en ressort aigle), avec la complicité du géant Baugi « Anneau » (Skáldskaparmál, chap. 1). Entretemps, il a volé l’hydromel de poésie à sa gardienne. Loki est le père de Jörmungandr.

Le serpent cosmogonique

Au commencemment du monde, les fleuves primordiaux se glissent dans le Chaudron-bouillonnant (Hvergelmir). Ils traversent le Monde-de-brume (Niflheimr) et comblent l’abîme du Ginnungagap. Ils y gèlent tout. Le Niflheimr deviendra le monde des morts. En attendant, la vie naît du poison que les eaux des fleuves sécrètent. Ymir, le géant primordial sort de leur glace.

TOUS les fleuves proviennent de l’eau qui ruisselle des cornes d’un cerf, et tombe dans Hvergelmir (Grímnismál, str. 26). Les fleuves primordiaux, appelés Vagues-tumultueuses (Élivágar) ne font pas exception. Pour moi, ils forment le premier serpent mythique (le serpent cosmogonique), comme le suggère le cerf…

Le serpent cosmique

Rien de plus magique que le serpent qui se mord la queue pour former un anneau. On le retrouve autour des doigts et des poignets scandinaves sous forme de bague et bracelet d’or.

On le trouve aussi dans le Miðgarðsormr « serpent-du-Miðgarðr ». Ce serpent marin gigantesque sangle la terre, MAIS venait du ciel. Óðinn l’a, en effet, jeté dans la mer depuis l’Ásgarðr, le domaine céleste des dieux (Skáldskaparmál, chap 34) :

[…] Il lança aussitôt le serpent dans la mer profonde, qui s’étend tout autour des terres. Mais ce serpent grandit tant qu’il s’étend au milieu de l’océan, qui entoure toutes les terres, et mord dans sa propre queue.

La description suggère que l’océan qui borde les terres EST le serpent marin. Les Élivágar seraient donc bel et bien un serpent. Cela étant, le serpent peut tout autant incarner la ligne d’horizon [2]. Dans tous les cas, il sert de frontière entre les terres et le ciel.

On l’appelle aussi Fil-de-la-terre (moldþinurr[3] et Collier de la terre (men storðar), ou Corde-raide de la terre (stirðþinull storðar[4]. Anneau de la route escarpée (Brattrar brautar baug) est une kenningr moins claire. On l’appelle surtout Jörmungandr « Grand-Bâton (magique) », au moins depuis le poète Bragi Boddason (ixe siècle).

A priori, Jörmungandr ne devient le serpent du Miðgarðr que dans l’eau. Il passe alors de la forme droite ou arquée à celle de cercle. De serpent cosmique, il se transforme en monstre marin.

Le serpent chtonien

Une troisième espèce de serpents (le serpent chtonien) se rattache aux forces telluriques et à la mort. Níðhöggr « Coup-bas » sévit sous l’arbre du monde et ronge sa troisième racine. Celle-ci se trouve au-dessus du Niflheimr (Gylfaginning, chap. 15).

Níðhöggr loge tout en bas de l’arbre. Il est à l’opposé de l’aigle perché tout en haut (Gylfaginning, chap. 16). Ensemble, les deux charognards formeront le seul dragon ailé des mythes scandinaves. Après le Ragnarök, le serpent survolera le carnage dans les serres de l’aigle. Il descend peut-être du serpent à bec d’oiseau de la pierre historiée de Gotland (Smiss III).

Le serpent et les femmes

Le serpent semble être l’allié des femmes. On le trouve :

Détail de la pierre historiée Smiss III (Suède). Datée de 600 à 800, cette charmeuse de serpents a fait l’objet de nombreuses théories. Aucune connexion directe avec le corpus mythique n’a été trouvée. Noter la présence de DEUX serpents (dessin d’après ma photo)

Jörmungandr, le serpent du Miðgarðr

Jörmungandr « Grand-Bâton (magique) » est le fils de Loki et de la géante Angrboða « (Ap)Porteuse-de-tristesse ». C’est le frère de Hel et du loup Fenrir, avec lesquels il forme la triade des monstres mythiques. Il est aussi le demi-frère du meilleur cheval mythique, Sleipnir. Serpenteau, Óðinn l’a jeté à la mer pour s’en débarrasser. Depuis, il est aussi appelé Miðgarðsormr « serpent-du-Miðgarðr ».

Le serpent de mer a grandi au point d’encercler toutes les terres dans l’anneau de son corps. Le bâton, de forme masculine, a pris la forme féminine du cercle. Depuis, on le surnomme Corde-de-la-terre. Il n’y a pas de lien mythique plus solide. Pourtant, le serpent ouvre son anneau et engloutit la terre au Ragnarök.

Ennemi de Þórr

Þórr est l’ennemi personnel du serpent du Miðgarðr (aucune explication n’est donnée). Cela dit, c’est le fils de Jörð « Terre », que le serpent va engloutir au Ragnarök. Þórr et le serpent s’y entretuent. Le dieu a le temps de faire neuf pas avant que le venin du serpent ne fasse effet. Il le rencontre deux fois au préalable :

Níðhöggr

Níðhöggr « Coup-bas », aussi épelé Niðhöggr « Frappe-dans-l’ombre » loge dans Hvergelmir, source d’Yggdrasill. Il y ronge la racine qui y trempe (Gylfaginning, chap. 15). Il suce aussi les cadavres des morts en partance pour le Niflhel. Bref, Níðhöggr est un fossoyeur et un engin de mort. Au reste, c’est aussi le nom d’une épée et d’une lance (Skáldskaparmál, chap. 48).

Les activités charognardes de Níðhöggr l’associent à l’aigle anonyme perché sur Yggdrasill. Toutefois, l’aigle se repaît de cadavres sans sépulture et le serpent, de corps inhumés (voire immergés). Leur partenariat durera jusqu’à la fin du monde. Après le Ragnarök, les deux charognards nettoieront la plaine mythique des monceaux de cadavres avant de s’envoler ensemble, en dragon majestueux – et menaçant (Völuspá, str. 66).

Les six serpents d’Yggdrasill

Un nid de six serpents est abrité sous Yggdrasill, en plus du Níðhöggr. Il est composé de Góinn et Móinn, fils de Grafvitnir, et de leurs congénères, Grábakr et Grafvölluðr, Ófnir et Sváfnir (Grímnismál, str. 34).

Grafvitnir « Loup-de-la-tombe » introduit l’ombre d’un loup sous l’arbre. Son nom est une kenningr désignant presque sûrement Níðhöggr (cité dans la strophe voisine). Il suggère une certaine ambivalence du loup et du serpent.

Fáfnir, le gardien de trésor

Gardien de trésor est un autre rôle symbolique bien attesté du serpent. Dans les mythes scandinaves, ce rôle est tenu par Fáfnir.

Le nain Fáfnir est avide de richesses, au point de trucider son père. Il se métamorphose en serpent pour couver son or volé (dont un anneau magique). Le serpent est terrassé par le héros mythique Sigurðr. Il se révèle un savant et un sage durant son agonie. Il apprend à son meurtrier le langage des oiseaux (le lien du serpent et de l’aigle en est renforcé) et les secrets mythiques avant de succomber.

Avec Fáfnir, une connexion s’établit entre le serpent et les nains. Déjà, ceux-ci étaient nés des vers de la chair putréfiée d’Ymir (Gylfaginning, chap. 14). Or, le ver n’est qu’un serpent miniature.

Un petit problème

Le serpent mythique scandinave a une longue histoire. Il incarne la plupart des fonctions symboliques qu’on prête au serpent. Je me demande seulement comment les concilier avec un phénomème biologique propre à l’espèce : le serpent hiberne. Ne pas en tenir compte est d’autant plus préjudiciable à l’interprétation des mythes que Snorri indique :

Détail de la pierre historiée d’Endre, provenant de Gotland, exposée au musée historique de Suède, Stockholm. Datée de 500 à 700. À nouveau, un cerf et un serpent (qui n’a peut-être rien de décoratif) sont réunis (dessin d’après ma photo)

Notes

[1] Un dreki est aussi la tête de dragon amovible et effrayante placée à la proue des bateaux. De lui vient notre fameux, mais incorrect draKKar.

[2] Il est assez plaisant de constater que le serpent, transmué en ligne d’horizon, cracherait du feu naturellement. Il jouerait les dragons à chaque fois que le soleil incendie le ciel, à ses lever et coucher.

[3] Dans la Völuspá, str. 60.

[4] Dans le poème Húsdrápa.