Yggdrasill, l’arbre du monde
Gylfaginning, chap. 15 :
Alors Gangleri [1] déclara : « Où se trouve le lieu capital et sacré des dieux ? »
Hár [2] répondit : « C’est auprès du frêne Yggdrasill. Chaque jour, les dieux doivent y rendre leur justice. »
Alors Gangleri demanda : « Que peut-on dire de cet endroit ? »
Alors Jafnhár répliqua : « Le frêne est le plus grand et le meilleur des arbres. Ses branches s'étendent sur le monde entier et surplombent le ciel. »
C’est dit. Rien n’est plus grand ni superbe que l’arbre du monde planté au centre de l’univers mythique. À part Ymir peut-être, le géant primordial. Les deux autres commentateurs de l’arbre sont aussi élogieux (Völuspá, Grímnismál). Et pourtant, son nom d’Yggdrasill « Coursier-du-Terrible » ou « Coursier-de-terreur » ne le recommande pas vraiment.
Les racines d’Yggdrasill
Gylfaginning, chap. 15 (suite).
Trois racines soutiennent [Yggdrasill] qui s’étirent extrêmement loin. Une est parmi les ases, mais une autre, parmi les géants-du-givre, où se trouvait jadis le Ginnungagap. La troisième se tient au-dessus du Niflheimr, et sous cette racine se trouve Hvergelmir, mais Niðhöggr ronge cette racine par en-dessous. Et sous cette racine, qui va chez les géants-du-givre, est la source de Mímir, qui abrite la sagesse et l’entendement, et s’appelle Mímir celui qui possède la source. Celui-ci est plein de sagesse, car il boit à la source avec la corne Gjallarhorn. Là, vint Alföðr. Il demanda à boire une gorgée de la source, mais il ne l’obtint pas avant d’avoir mis un œil en gage.
[…] La troisième racine du frêne est sise au ciel et sous cette racine est la source très sacrée qu’on appelle la source d’Urðr. Là, les dieux ont leur cour [de justice]. Chaque jour, les ases y montent à cheval par-dessus le Bifröst, aussi nommé Pont-de-l’ase.
Cette description peut se résumer ainsi :
Racine | Source | Destination | Singularité |
---|---|---|---|
1re racine | source d’Urðr | (þing des) ases | Bifröst |
2e racine | source de Mímir | géants-du-givre | Ginnungagap |
3e racine | Hvergelmir | Niflheimr | Níðhöggr |
Il y a un léger problème : les HUMAINS (vivants) manquent. À l’évidence, ceux-ci ne peuvent vivre ni au ciel (source d’Urðr), ni sous-terre (Hvergelmir). Ils seraient donc parqués avec les géants-du-givre – ce qui est impensable. Il y a donc une erreur (volontaire ou pas). Celle-ci est facile à repérer : la racine qui trempe dans la source d’Urðr NE PEUT PAS être au ciel parce que les dieux doivent franchir le Bifröst pour l’atteindre. Or, l’Ásgarðr des ases est bâtie sur la Plaine-tournoyante – au ciel (Gylfaginning, chap. 51).
Le Bifröst, gardé par Heimdallr, va du ciel à la terre (Gylfaginning, chap. 13). Il finit au bord du ciel, aux Rocs-du-ciel (Himinbjörg). En conséquence, la Source-d’Urðr est sur terre chez les humains. Idem le þing des dieux. Cette solution est acceptable parce que l’Ásgarðr des dieux est au centre du Miðgarðr des humains. Elle implique cependant que plusieurs domiciles divins soient également sur terre (Gylfaginning, chap. 17) :
Alors Gangleri déclara : « Tu sais beaucoup de choses sur le ciel. Quelles autres demeures capitales trouve-t-on à la source d’Urðr ? »
Hár répondit : « Il y a là maintes demeures glorieuses. L’une d’elles s’appelle l’Álfheimr […]. Il en est une qui s’appelle Breiðablik et il n’est pas plus belle demeure. Il en est une nommée Glitnir […]. Il est une demeure nommée Himinbjörg. Elle se trouve aux confins du ciel près du bout du pont, là où le Bifröst atteint le ciel. Il est une grande demeure appelée Valaskjálf. C’est la demeure d’Óðinn. Celle-là fut construite par les dieux et recouverte d’un toit d’argent, et dans cette halle se trouve le Hliðskjálf, qu’on appelle le haut-siège, et quand Alföðr est assis sur ce siège, il voit alors dans tous les mondes. »
Il faut imaginer que chaque enclos mythique est une dimension en soi, avec un ciel, un sol et un sous-sol. C’est pourquoi les dieux terrestres (localisés sur terre) ont un dieu du ciel. C’est aussi ce qui permet à Breiðablik « Large-Luisance » (le ciel nocturne ?) d’être au Miðgarðr [3].
Un poème (Grímnismál, str. 31) structure le monde mythique autrement :
Trois racines
Suivent trois routes
Sous Yggdrasill le frêne :
Hel réside sous l’une ;
Les géants-du-givre, sous l’autre ;
Sous la troisième, l’espèce humaine.
Cette fois, aucune racine ne se trouverait chez les dieux ! Ce défaut est basé sur le même principe que celui de Snorri. Il est acceptable parce que l’Ásgarðr des dieux est au milieu du Miðgarðr des humains. La racine des géants-du-givre, dont le dernier rejeton est le dieu Týr, conduit, de fait, chez les dieux. Il faut donc qu’une autre racine conduise chez les humains.
Racine | Destination |
---|---|
1re racine | Hel |
2e racine | géants-du-givre |
3e racine | humains |
Scoop !
Quand on compare les deux tableaux, on comprend que :
- Les dieux sont à classer avec les hrímþursar « géants-du-givre ». C’est peut-être pourquoi Mímir est compté parmi les dieux ET les géants. Sa source mène chez les géants-du-givre, dont le père du dieu Týr. C’est aussi ce qui explique que Heimdallr garde le Bifröst UNIQUEMENT contre les bergrisar « géants-des-montagnes » (Gylfaginning, chap. 27).
- La source d’Urðr est chez les humains. De fait, humains et dieux sont soumis à la mort – donc au Destin dispensé par les nornes. Urðr est la plus grande d’entre elles.
Cet agencement impose le massacre de la première génération des géants-du-givre (voir Ymir et la création du monde). Il aurait été inacceptable que les dieux descendent de créatures monstrueuses (polycéphales, etc.).
Les esclaves des racines de l’arbre
Une dernière évocation des racines de l’arbre les associe à « l’urine des chèvres (femelles) » (Skírnismál, str. 35). Celle-ci est servie par les « esclaves des racines de l’arbre » : les morts. Le þurs (géant de type « assoiffé ») Hrímgrímnir [4] « Masque-de-givre » (décédé) dispose de cette boisson, a priori peu ragoûtante. C’est surtout une façon très désobligeante d’appeler… l’hydromel de poésie.
Une chèvre (femelle) fournit de ses pis la Valhalle en hydromel. La Valhalle est la maison où Óðinn stocke les guerriers-occis. Le lait a tourné en urine… Mais c’est bien d’hydromel qu’il s’agit. En effet, la référence indirecte aux sources de l’arbre du monde invite à y voir des réservoirs d’hydromel. La source de Mímir l’est de fait. D’abord, parce que Mímir y boit chaque jour de l’hydromel dans la corne de Heimdallr. Ensuite, parce qu’Óðinn peut en boire une gorgée quand il est pendu à « un arbre venteux » Hávamál, str. 138 à 140). Auparavant, il a volé l’hydromel au géant Suttungr. Celui-ci le stockait dans deux cuves et un chaudron de la montagne Hnitbjörg « Choc-de-rocs ». Le chaudron s’appelait Óðrerir « Stimulateur-de-fureur ». Óðinn transporte leur contenu dans sa bouche qui prend alors le nom d’Óðrerir. Tout porte à croire qu’Óðrerir est AUSSI un heiti de la source de Mímir. Noter les noms allitératifs et l’élément commun de Himinbjörg (maison de Heimdallr) et Hnitbjörg (maison de Suttungr).
Soit dit en passant, Þórr est invité à ses dépens dans la maison des chèvres. Deux des Neuf Mères l’y reçoivent et manquent l’écraser. Peu auparavant, l’une de ces géantes a uriné dans un fleuve qu’il traversait et manqué le noyer (Skáldskaparmál, chap. 18).
Notes
[1] Gangleri « Voyageur » est le pseudonyme du roi suédois Gylfi en visite chez les dieux ases. Il est le héros de la Gylfaginning.
[2] Hár « Haut » est le dignitaire divin qui reçoit Gylfi. Il forme une triade avec Jafnhár « Également-Haut » et Þriði « Troisième ».
[3] Son locataire serait donc une divinité terrestre du ciel. Je dirais que c’est pour cacher cet indice que Snorri a commis sciemment son erreur… Le locataire en question est Baldr. Si cette affaire se savait, elle remettrait en question tout ce qu’on sait sur la mythologie scandinave.
[4] Hrímgrímnir, inconnu ailleurs, est un géant-du-givre, dont descendent les ases. Il est cité avec Hymir et Mímir dans les þulur. Il ne peut donc « masquer » ni l’un ni l’autre. Il ne reste (à mon avis) qu’un candidat, logé chez Hel : Baldr. Hel prépare d’ailleurs de l’hydromel pour son arrivée (Baldrs draumar, str. 7). De plus, le géant est invoqué par le serviteur de Freyr, Skírnir. Celui-ci détient – a priori et on ne sait comment – l’anneau de Baldr.