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Tisserande de nuages
Embarquez pour les mythes nordiques

Loki

Le dieu le plus actif et inventif de la patrouille mythique… le plus dangereux aussi.
Loki, fils de Laufey – Poèmes de Janus Djurhuus, timbre des îles Féroé (2004) par Anker Eli Petersen. Source : Wikimedia commons ↗ – mis dans le domaine public par Postverk Føroya

Le dieu ase Loki, très bien documenté, est le plus contradictoire de tous les dieux :

Portrait de Loki

En un mot, Loki est la liberté incarnée – avec un zeste de sauvagerie et d’incontrôlable. Tous lui taillent une sale réputation. Snorri n’est pas en reste (Skáldskaparmál, chap. 16) :

Comment peut-on désigner Loki ? Par exemple, en l’appelant fils de Fárbauti et Laufey ou Nál ; frère de Býleistr et Helblindi ; père du Vánargandr, c’est-à-dire du loup (de) Fenrir, et de Jörmungandr, c’est-à-dire du serpent du Miðgarðr, et de Hel, et de Nari et d’Áli ; et parent et oncle paternel, frère-juré  et compagnon de table d’Óðinn [1] ; visiteur et ornement du coffre de Geirröðr ; voleur des géants, de la chèvre, du Collier-des-Flammes et des pommes d’Iðunn ; parent de Sleipnir ; mari de Sigyn ; ennemi des dieux ; saccageur des cheveux de Sif ; artisan du malheur ; l’ase perfide ; calomniateur et trompeur des dieux ; instigateur de la mort de Baldr ; l’ase ligoté ; adversaire (dans un litige) de Heimdallr et Skaði.

Snorri complète (Gylfaginning, chap. 33) :

Il en est aussi un compté parmi les ases, celui que certains appellent le calomniateur des ases et l’initiateur des faussetés et la disgrace de tous les dieux et humains. Il a pour nom Loki ou Loptr, fils du géant Fárbauti. Sa mère est Laufey ou Nál. Ses frères sont Býleistr et Helblindi. Loki est beau et plaisant à voir, mauvais par nature, très capricieux par habitude. Il possédait plus que les autres hommes cette sagesse qu’on appelle ruse, et des tours pour tout. Il apportait toujours aux ases de gros ennuis et les en sortait souvent par des subterfuges. Sa femme se nomme Sigyn ; leur fils, Nari ou Narfi.

On l’aura compris : Loki est le méchant du panthéon nordique. Il n’a beau être que « compté parmi les ases », Loki est le frère-juré d’Óðinn (Lokasenna, str. 9). Óðinn et lui encadrent la liste des douze dieux dans la Gylfaginning ET s’opposent au Ragnarök. Pourtant, Loki accompagne souvent Þórr en déplacement. L’incarnation du désordre est un fidèle compagnon du protecteur de l’ordre cosmique. Ou bien le grand Þórr a de mauvaises fréquentations, ou bien Loki est nécessaire à sa mission.

Noms de Loki

La première mention de Loki se trouve dans un poème du xe siècle (Haustlöng du scalde norvégien Þjóðólfr de Hvinir). On l’appelle aussi Leiptr « Éclair » et Loptr (de lopt « air, ciel »). Loki a d’évidence quelque chose à voir avec le ciel. Loðurr (de loð « fruit ») est un autre de ses noms – que des experts récusent. En tout cas, la constante de ses noms est l’initiale L, c’est-à-dire la rune lögr « eau, liquide ».

Famille de Loki

Fárbauti « Frappe-funeste » ou « Frappe-fourbe » est le père de Loki. Laufey « Île-des-feuilles », dite Nál « Aiguille », est sa mère. C’est une géante… listée parmi les déesses (Þulur). Au reste, Loki est souvent appelé du nom de sa mère Loki Laufeyjarson « Fils-de-Laufey », à l’encontre de la norme sociale.

Les enfants de Loki sont hors normes :

Un scalde du xe siècle attribue déjà à Loki une fille réceptrice de morts et un fils loup. Un scalde du xie siècle en fait le père de Corde-de-la-mer (serpent du Miðgarðr). Snorri reprend ces paternités. Pour lui, Vánargandr « Bâton magique-d’espoir » (alias le loup) et Jörmungandr « Grand-Bâton magique » (alias le serpent) sont ses fils. Hel est sa fille. Loki les a engendrés avec la femme-tröll Angrboða « (Ap)Porteuse-de-tristesse ».

Loki, mère du cheval Sleipnir

Le cheval Sleipnir « Glissant » a une conception aussi romanesque que ses frères et sœur (Gylfaginning, chap. 42). Les dieux embauchent un géant-bâtisseur anonyme pour construire Ásgarðr. L’enceinte doit être finie en un hiver (six mois) sans assistance humaine. Celle de son étalon lui est accordée sur les conseils de Loki. En échange, le géant réclame le soleil, la lune et Freyja. Les dieux flairent la bonne affaire. Pour eux, la tâche est impossible. Trois jours avant l’échéance, ne manque plus que la porte. Les dieux paniquent et incriminent Loki. Celui-ci se change en jument et va distraire le canasson, Svaðilfari « Voyage-malheureux ». De leurs ébats naît Sleipnir, le cheval gris à huit jambes d’Óðinn.

Sigyn, épouse de Loki

De son épouse, Sigyn « Amie ou Amante-de-la-victoire », Loki a un fils, Nari ou Narfi. La mère de son autre fils, Váli, n’est pas précisée. Ces deux fils ont forme humaine, à en juger par leur métamorphose forcée. Váli est changé en loup par les dieux. Narfi est déchiqueté par son frère. Ses boyaux servent à entraver Loki. Ces restes de Narfi font donc de lui un serpent. De fait, il n’y a pas de LIEN mythique plus solide que le serpent. La kenningr jóðis Ulfs ok Narfa « sœur du loup ET de Narfi » désigne Hel et lève tous les doutes : Narfi EST le serpent.

Sigyn apparaît quand Loki est ligoté sous Hveralundi, le « Bosquet-des-chaudrons » (Völuspá, str. 35). Celui-ci est une kenningr plausible pour désigner l’arbre du monde, dont l’une des sources s’appelle Hvergelmir « Chaudron-résonnant ». Le venin d’un serpent, suspendu par Skaði, s’égoutte sur la tête de Loki et le vitriole (Lokasenna, prose finale). Sigyn intercale un bol entre lui et le venin. Elle doit le vider une fois plein. Le poison tombe alors sur Loki dont les convulsions sont terribles.

On peut se demander la forme de Loki, maître des métamorphoses, en la circonstance. Parce que placer un serpent près de son cou est assez suspect. Celui-ci pourrait se changer en douce en rênes de loup d’une femme-tröll. L’hivernale Skaði, d’origine géante, n’est pas censée avoir de loup, mais l’occasion se présentant… Et nul ne sait comment Loki ou Fenrir s’échappe.

La famille de Loki. La case en pointillés indique une relation hors mariage. Les flèches en pointillés indiquent une correspondance. Le cheval Sleipnir, né de Loki et de l’étalon Svadilfari manque.

Loki, Óðinn et Hœnir en voyage

Loki appartient à une triade occasionnelle de dieux avec Óðinn et Hœnir. Il provoque deux fois des catastrophes au cours de leurs errances. Ces désastres se soldent pourtant par des bénéfices (directs ou indirects) pour les ases.

Loki tue une loutre dans une de leurs randonnées. La loutre s’avère être un nain, nanti d’un père et de deux frères vengeurs. Ceux-ci accueillent les dieux venus leur demander le gîte… contre le couvert (loutre au menu). Les dieux se retrouvent ligotés aussitôt. Loki va chercher leur rançon… et provoque la ruée vers l’or du Rhin (Reginsmál). Autrement dit, le volet héroïque de l’Edda poétique n’aurait (en partie) pas eu lieu sans lui.

La triade croise le géant au plumage d’aigle Þjazi au cours d’une autre randonnée. Une querelle s’ensuit, toujours à cause d’un repas. Þjazi s’arrange pour faire kidnapper Iðunn par Loki. En conséquence de quoi les dieux médusés se retrouvent tout décrépits. Ils somment Loki de ramener Iðunn illico. Et gagnent en prime Skaði, la fille de Þjazi (géant qu’ils trucident entretemps). Ils la marient et en font une déesse ase.

La troisième aventure de la triade crée les humains (le couple Askr et Embla). Loðurr-Loki leur offre leur apparence et leur joli teint (Völuspá, str. 18). Óðinn porte l’óðr dans son nom et Hœnir l’offre aux humains. Que Loki soit appelé LÓÐuRr pour l’occasion le relie aussi à l’óðr. Autrement dit, Lóðurr EST bel et bien un nom de Loki.

La triade de cette troisième aventure se change en « fils de Borr » dans la version alternative de Snorri (Gylfaginning, chap. 9). Les fils de Borr sont Óðinn, Vili et Vé selon Snorri. Le dernier leur donne leur apparence, la parole, la vue et l’ouïe.

Loki et Logi

Loki a été confondu avec Logi « Feu », membre d’une fratrie avec Hlér « Mer » et Kári « Vent », (feu, eau et air). Une épreuve sportive les a opposés, ébréchant cette théorie. Ce concours a été organisé par le roi des géants ÚtgarðaLOKI « Loki-du-dehors » (Gylfaginning, chap. 46). Ce maître de l’illusion est le seul géant à réussir l’exploit de dévier le coup de marteau de Þórr. Tous les hôtes de sa halle gigantesque se devaient d’exceller en un art. Loki assura que personne ne pouvait manger aussi vite que lui. Une auge remplie de viande est amenée et les deux concurrents s’installent à chaque bout. Ils se rencontrent au milieu. Ils auraient été ex-aequo, mais Loki a consciencieusement rongé les os alors que Logi n’a rien laissé. Le choix de Loki s’éclaire, à mon avis, quand sa « grande bouffe » contre Logi est transposée dans le registre des rites funéraires. L’inhumation laisse les os – pas la crémation (une coutume odinique). Bien que Loki ne soit pas réceptionnaire de morts, Hel en reçoit sous terre une importante cargaison.

Maison de Loki

Loki, compté parmi les ases, n’a pas de propriété en Ásgarðr. Il dispose pourtant d’une maison à quatre portes. Celles-ci lui permettent de voir en douce partout. Or, quatre nains tiennent la voûte du ciel. La maison de Loki pourrait donc cacher le ciel. Elle a le chauffage central (enfin… du feu) et l’eau courante (enfin… une cascade à proximité). Ses noms de Loptr et Leiptr suggèrent déjà que Loki est un ex-dieu du ciel. Caché chez lui, il est traqué par les dieux pour avoir organisé le meurtre de Baldr (Gylfaginning, chap. 50) :

Gangleri dit alors : «  Loki dépassa de beaucoup les bornes quand il fut cause, d’abord, que Baldr fût tué et, ensuite, qu’il ne fût pas relâché de Hel. Quelque vengeance fut-elle exercée contre lui ? »
Hár répondit : « Il paya cela de telle manière qu’il le sentit longtemps. Quand les dieux furent aussi remontés contre lui qu’il fallait s’y attendre, [Loki] se rua sur la route et se réfugia dans une certaine montagne. Il y bâtit une maison à quatre portes d’où il pouvait voir dehors dans toutes les directions. Souvent, il se changeait en saumon dans la journée et se cachait alors en un lieu appelé Fránangrfors « cascade-de-l’Estuaire-étincelant ». Il se demandait quelle ruse les ases pourraient bien trouver pour l’attraper dans la cascade. Mais quand il s’asseyait dans la maison, il prenait des fils-de-lin et les nouait comme un filet l’est depuis. Et un feu brûlait devant lui. Il vit que les ases étaient très proches car, du Hlíðskjálf, Óðinn avait vu où il se trouvait. Il se rua aussitôt dehors, plongea dans le fleuve et jeta le filet dans le feu. Mais quand les ases arrivèrent chez lui, y entra le premier celui qui était le plus sage de tous, qu’on appelle Kvasir. Celui-ci vit dans le feu l’empreinte pâle où le filet avait brûlé. Il comprit que cela pourrait servir à attraper des poissons et il le dit aux ases. Ceux-ci entreprirent aussitôt de faire un filet d’après l’empreinte pâle de celui que Loki avait fait. Et quand le filet fut fait, les ases se rendirent jusqu’au fleuve et lancèrent le filet dans la cascade. Þórr en tenait un bout et tous les ases tenaient l’autre et ils tendirent le filet. Mais Loki se rua en amont et se coucha sur le fond [du fleuve] entre deux pierres. Ils tendirent le filet au-dessus de lui et surent que quelque chose de vivant était en amont. Une seconde fois, ils remontèrent [le fleuve] jusqu’à la cascade et lancèrent le filet, attaché à un poids si lourd que rien ne serait capable de passer dessous. Loki se déplaça alors à l’avant du filet, mais quand il vit que la mer était proche, alors il bondit au-dessus du filet et se rua dans la cascade. À présent, les ases virent où il était allé et se rendirent à nouveau à la cascade. Ils se divisèrent en deux groupes, mais Þórr marcha dans l’eau jusqu’au milieu du fleuve et ils se dirigèrent vers la mer. Maintenant, Loki vit deux possibilités : c’était un péril mortel de plonger dans la mer, mais s’en était un autre de ressauter par-dessus le filet. Et c’est ce qu’il fit : il bondit par-dessus le filet aussi vite qu’il put. Þórr le saisit, l’empoigna, mais le poisson glissa dans sa main, de sorte que la main s’arrêta à la queue. C’est la raison pour laquelle le saumon a une queue fuselée. »
Orion, une des plus célèbres contellations, apparaît en automne.

La minutie de la description est louche ! Personnellement, je verrais bien la constellation Orion dans le filet de pêche. La Ceinture d’Orion serait les deux pierres autour de Loki. Ce serait aussi le poids qui leste le filet. Orion correspond d’ailleurs à la constellation des Fiskikarlar « Pêcheurs » du glossaire astronomique des Rímtöl (de rím « calendrier ») [2]. La cascade de l’Estuaire-étincelant serait (encore !) la Voie lactée. La montagne ET la mer seraient le ciel. Comme Loki ne se déguise en saumon que le jour, la lune (visible de jour comme de nuit) est sans doute de la partie. En tout cas, il y a des étoiles dans cette histoire et une dimension cosmique à la scène.

Þórr pêche Loki sous la forme d’un poisson. Cette scène est, à mon avis, à mettre en parallèle avec sa pêche à la ligne du serpent du Miðgarðr, fils de Loki (Hymiskviða ; Gylfaginning, chap. 48). Elle fait de lui LE pêcheur divin.

Loki et Sigyn sur la croix de Gosforth (Angleterre), image de Julius Magnus Petersen (1827-1917) pour Goðafræði Norðmanna og Íslendinga eftir heimildum [p. 83] de Finnur Jónsson, Híð íslenska bókmentafjelag, Reykjavík (1913). Source : Wikimedia commons ↗

Loki enchaîné

Loki, capturé, est enchaîné (Gylfaginning, chap. 50) :

À présent, Loki était pris sans recours et fut emmené dans une certaine caverne. Là-bas, [les ases] prirent trois pierres plates, les mirent sur le chant et les percèrent chacune d’un trou. Les fils de Loki, Váli et Nari ou Narfi furent alors amenés. Les ases changèrent Váli en loup et celui-ci mit son frère en pièces. Les ases prirent ensuite ses boyaux et lièrent Loki sur les trois pierres – une, sous ses épaules ; une autre, sous ses reins ; la troisième, sous ses genoux – et ces liens se changèrent en fer. Skaði prit alors un serpent venimeux et l’attacha au-dessus de lui, de sorte que le venin du serpent dégouttait sur son visage. Mais Sigyn, sa femme, se tient près de lui et tient un bassin sous les gouttes de venin. Et quand le bassin est plein, elle va le vider dehors, mais, pendant ce temps, le venin dégoutte sur le visage de Loki. Celui-ci se débat alors si violemment que toute la terre en est secouée. C’est ce qu’on appelle des tremblements de terre. Il restera enchaîné là jusqu’au Crépuscule-des-dieux.

Le Bosquet-des-chaudrons est remplacé par une caverne. Ses trois sources le sont par trois pierres plates. Au final, le destin de Loki ressemble à ceux :

Le serpent placé par Skaði au-dessus du captif est sacrément équivoque. Loki a non seulement un fils serpent, mais son (autre) fils changé en serpent le ligote.

Loki déchaîné

Nul ne sait comment Loki et ses fils se libèrent. En tout cas, Loki apparaît au Ragnarök à la barre du navire des morts amarré au Muspell (Völuspá, str. 51). Personnage ou lieu, Muspell est a priori sorti de l’espace originel du feu et, en tout cas, vient de l’est, où le soleil se lève. Snorri (et seulement lui) fait s’entretuer Loki et Heimdallr (Gylfaginning, chap. 51). Il avait déjà fait d’eux des ennemis de longue date. À part ça, le comportement de Loki durant la bataille n’est pas évoqué. En revanche, ses fils loup et serpent sont très actifs.

Comme on le voit à maintes reprises, Loki n’est pas qu’un élément perturbateur, c’est surtout un déclencheur. En même temps, son nom vient de lok « verrou » et (au pl.) « fin, conclusion ». Loki a l’étrange manie de réparer ses dégâts. Le Ragnarök a une conséquence heureuse inattendue : il ramène Baldr de chez les morts.


Notes

[1] Il y a plusieurs manuscrits médiévaux de l’Edda de Snorri. Dans l’un, Loki est appelé le vársinni d’Óðinn. Le mot signifie littéralement « compagnon de printemps », qu’on peut comprendre comme « compagnon de jeunesse », voire comme « compagnon de débauche » d’Óðinn. Alternativement, vársinni pourrait se traduire par « compagnon de serment », d’où « frère-juré d’Óðinn ». Les deux sens sont utilisés dans la Lokasenna (str. 9 et 25).

[2] Kristian Kålund et Nataniel Beckman, Alfræði izlenzk, Íslandsk encyklopædisk litteratur, vol. II, Rímtöl, Copenhague, 1914-1916. Le glossaire astronomique est extrait du manuscrit GKS 1812 4to (du xiie au xive siècle).