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Tisserande de nuages
Embarquez pour les mythes nordiques

Bifröst, le pont de Heimdallr

Le pont d’arc-en-ciel
Arc-en-ciel (ma photo)

Le Bifröst « Chemin-tremblant » est un pont aérien. On l’appelle aussi Bilröst « Chemin-fugace » (de bil « instant », ou de bila « s’effondrer, casser »). Le dieu Heimdallr le garde.

Le pont d’arc-en-ciel

Snorri a fait du Bifröst un regnbogi « arc-en-ciel » (littéralement, « arc-de-pluie ») tricolore (Gylfaginning, chap. 13) :

Gangleri demanda alors : « Quelle est la route du ciel à la terre ? »
Hár répondit alors en riant de lui : « Voilà ce qu’il n’est pas judicieux de demander. Ne t’a-t-on pas dit que les dieux firent un pont du ciel à la terre qu’ils appelèrent Bifröst ? Tu as pu l’avoir vu. Il se pourrait que tu le connaisses sous le nom d’arc-en-ciel. Il a trois couleurs, est très solide et fait avec plus d’art et de science que les autres constructions. Mais aussi solide soit-il, il cassera quand les fils de Muspell viendront y chevaucher. Leurs montures traverseront à la nage les grands fleuves. Ainsi poursuivront-ils.
Gangleri dit alors : « Il ne me semble pas que les dieux ont fait ce pont de bonne foi, puisqu’il pourra casser, alors qu’ils pouvaient le faire comme ils voulaient. »
Hár répondit : « Les dieux ne méritent pas d’être blamés pour leur ouvrage. Le Bifröst est un bon pont, mais aucune chose en ce monde ne sera fiable quand les fils de Muspell guerroyeront. »

On appelle aussi le pont Ásbrú « Pont-de-l’ase » (Gylfaginning, chap. 15).

La couleur rouge du Bifröst

Que le Bifröst soit tricolore est plus symbolique que naturaliste [1]. Il est ainsi comparable à l’arbre du monde aux trois racines. On ne connaît que sa couleur rouge (Gylfaginning, chap. 15) :

Gangleri demanda alors : « Du feu brûle-t-il au-dessus du Bifröst ? »
Hár dit : « Ce que tu vois de rouge dans l’arc est du feu qui brûle. Au ciel pourraient monter les géants-du-givre et les géant-des-montagnes s’il était possible à tous de traverser le Bifröst à volonté.

Heimdallr, gardien du Bifröst

Heimdallr garde le pont contre les géants-des-montagnes. Sa halle de Himinbjörg « Rocs-du-ciel » est bâtie à un bout (Gylfaginning, chap. 27).

La porte du ciel

Le pont relie la terre au ciel. Il lie le Monde des dieux et des alfes (Ásgarðr) au Monde des humains (Miðgarðr). Il va de la source d’Urðr, ou du Destin (Gylfaginning, chap. 15) aux Rocs-du-ciels de Heimdallr. L’un des bouts se trouve donc au ciel. Pas l’autre.

Snorri situe la source au ciel. Il situe les Rocs-du-ciel près de la source – donc au ciel. Or, même à les placer au bord du ciel, c’est impossible. Sinon, les dieux n’auraient pas besoin de traverser le Bifröst pour aller à leur assemblée quotidienne. Ou bien, il faudrait qu’ils habitent sur terre. De plus, le pont ne relierait plus le ciel à la terre. Pour moi, la source d’Urðr, dans laquelle trempe une racine de l’arbre du monde, est sur terre. Snorri a fait une erreur, involontaire ou délibérée. Un souci de cohérence a pu le motiver, mais cacher la vraie nature du pont est une éventualité.

La grande arche colorée du ciel aménagée en pont céleste des dieux est une image incomparable. Sans s’en départir, il faut tout de même admettre que la traduction littérale de röst est « courant marin ». Soyons honnêtes : tout le monde sait que ce qui sépare la terre du ciel est la ligne d’horizon, alias Corde-de-la-terre – le serpent du Miðgarðr. La ligne d’horizon s’enflamme à chaque lever et coucher de soleil. Elle expliquerait la couleur rouge du pont. Un « arc-de-PLUIE » en serait un splendide substitut – et une image positive du serpent.

Le pont dans l’Edda poétique

Le pont cassé

Le pont se brise au Ragnarök, la guerre des géants et des dieux. C’est ce que révèle le serpent Fáfnir à Sigurðr, qui l’interroge sur leur champ de bataille (Fáfnismál, str. 14 et 15) :

  1. [Sigurðr dit :]
    « Dis-moi, Fáfnir,
    Qu’on dit savant
    Et qui en sait tant,
    Quel nom a cette île
    Où Surtr et les ases
    Mêleront l’eau-des-armes [2] ? »
  2. [Fáfnir dit :]
    « Incréée [3], elle se nomme
    Et là tous
    Les dieux joueront des lances ;
    Bilröst se brise,
    Quand ils passent sur le pont
    Et les chevaux nagent dans le fleuve. »

Au cours du Ragnarök, le serpent marin ouvre son anneau et l’océan déborde. La rupture du pont pourrait être la cause du désastre. Le fleuve (móðu, littéralement « vaste fleuve ») a tout l’air d’un heiti pour désigner l’océan, ou le ciel.

L’autre pont mythique

Les mentions du pont dans les poèmes sont rares. C’est le meilleur pont mythique y apprend-on (Grímnimál, str. 44). C’est qu’il existe un second pont.

Le Gjallarbrú « Pont-résonnant » est souterrain. Couvert d’un toit d’or, il enjambe le fleuve Gjöll « Résonance » (Gylfaginning, chap. 49). Au lieu de la dame du Destin, il mène chez Hel, la dame des morts. La vierge Móðguðr « Bataille-furieuse (ou lasse) » le garde. Le pont est à sens unique : seuls les morts le traversent, en principe. Les problèmes de Baldr (ses cauchemars suivis de sa mort) ont conduit Óðinn, puis Hermóðr à le franchir dans les deux sens, montés sur le cheval Sleipnir.

Avec un nom pareil, le Gjallarbrú a de fortes chances d’avoir un lien avec Heimdallr. Le détenteur de la Gjallarhorn a justement enfoui sa corne au pied de l’arbre du monde.

La phobie de Þórr pour le Bifröst

Une autre mention du pont est associée à Þórr (Grímnismál, str. 29). Cette fois le Bifröst brûle au Ragnarök. On y apprend qu’il enjambe les doubles Kerlaugar « Baquets-de-bain » et deux fleuves à la traduction incertaine. Þórr n’utilise pas ce pont, que les autres dieux traversent à cheval.

Que le pont soit le serpent, ennemi mortel de Þórr, expliquerait ses réticences à l’emprunter. Que Þórr n’ait pas de cheval est une autre explication.

Le poisson de Þjóðvitnir

Une strophe TRÈS énigmatique évoquerait encore le pont dans une kenningr (Grímnismál, str. 21) :

  1. Þund gronde,
    Le poisson de Þjóðvitnir
    Frétille dans sa crue :
    Le courant du fleuve
    Semble trop grand à franchir
    Aux allègres-occis.

La strophe s’inscrit dans une description de la Valhalle. Les « allègres occis » sont donc les guerriers-occis qui s’apprêtent à y entrer. Ils deviendront des einherjar « combattants-uniques » une fois la porte franchie (str. 22). Ils n’en ressortiront que pour « combattre le loup » (str. 23).

Les guerriers-occis sont en route pour leur dernière demeure, – d’où leur liesse. Comme ce sont des humains, ils viennent de la terre. Pour se rendre à la Valhalle céleste, ils doivent donc traverser le Bifröst. Ils vont de la source d’Urðr (du Destin) aux Himinbjörg de Heimdallr. C’est là que le poisson de Þjóðvitnir intervient.

Þjóðvitnir

Pour beaucoup d’experts, Þjóðvitnir « Grand-Loup » serait Fenrir et son poisson serait soit le soleil, soit le serpent de mer. Serpent et loup sont appariés dans :

Si vitnir a le sens courant de « loup », son sens littéral est « celui qui a les sens aiguisés ». C’est pourquoi Þjóðvitnir cache Heimdallr pour Eysteinn Björnsson ↗. De fait, ce nom irait parfaitement à l’oreille fine du panthéon qui voit aussi bien de jour que de nuit. Que son poisson soit le pont est la suite logique de cette hypothèse. Mais il y a un os, parce que vitnir EST un « loup ».

Pour que cette théorie tienne, il faudrait que Heimdallr ait du chien (synonyme de loup) ET un lien avec le serpent. À première vue… rien. Enfin… Snorri évoque quand même le Mánagarmr « Chien-de-la-lune » (chap. 12) JUSTE avant le Bifröst (chap. 13) dans sa Gylfaginning. Le hasard n’est pas une option.

La chaîne qui l’attache ou l’enchaîne différencie le chien du loup. Mánagarmr devient Garmr, le chien enchaîné qui aboie tout au long du Ragnarök (Völuspá, str. 44, 49, 54 et 58). Fenrir est enchaîné avec Gleipnir, un lien magique dont chaque ingrédient cache un serpent. De même, Heimdallr est fixé à son pont comme un chien de garde au bout d’une laisse. Certes, rien ne permet de l’apparenter aux canidés. Le loup a, pourtant, de grands yeux, de grandes oreilles et de grandes dents, dirait le Petit Chaperon rouge. Et Heimdallr a bel et bien une ouïe et une vision hors normes, en plus de dents (mystérieusement) dorées. En prime, une origine canine commune expliquerait que le chien Heimdallr s’oppose si violemment au loup Loki. Enfin, Heimdallr est appelé le fils d’Úlfrún « Rune ou Secret-du-loup », une de ses neuf mères (la seule citée dans Hrafnagaldur Óðins, str. 26).

Þund et Þundr

Þund n’a pas de traduction certaine. Ce serait un fleuve, mais le ciel est un autre candidat, puisque courants marins et atmosphériques se valent.

Þundr est un nom d’Óðinn (Grímnismál, str. 46). C’était son nom avant celui d’Yggr (Grímnismál, str. 54). Yggr renvoie à Yggdrasill, l’arbre du monde et à la pendaison d’Óðinn à un arbre (Hávamál, str. 138).

Þundr grava aussi des proverbes en runes et promit de revenir au Ragnarök (Hávamál, str. 145). Ce nom est encore attribué à Óðinn. Pour moi, ce serait plutôt celui qu’Óðinn est en passe de remplacer : le Très Haut. Que celui-ci incarne le ciel s’ensuit.

En résumé, le poisson de Þjóðvitnir est le pont de Heimdallr que les guerriers-occis traversent pour devenir des einherjar. Le Chemin-tremblant est encore préférable au vide (à l’air) pour ces valeureux guerriers. On les comprend.

Bifröst et la Voie lactée

Des experts [4] ont vu la Voie lactée dans le pont. Pour moi, ce ne serait pas incompatible avec le serpent.

Il est bien commode que le serpent soit le fils de Loki, le méchant du panthéon. Le serpent avait besoin d’une origine douteuse… pour qu’Óðinn puisse le jeter de bon droit dans l’océan. Or, le sort des trois monstres mythiques pourrait cacher la chute vertigineuse de divinités archaïques déclassées. La Voie lactée tombe dans l’eau tout naturellement – et de très haut – en s’y reflétant. Si Heimdallr était le loup (le ciel) et le serpent, sa bride (la Voie lactée), alors ils étaient la monture d’une très (TRÈS) grande dame. La déesse hivernale Skaði pend un serpent au-dessus de la tête de Loki enchaîné et est une candidate potentielle. Elle défend justement Heimdallr au banquet des dieux (Lokasenna, str. 49). La femme-tröll Hyrrokkin avec son loup harnaché d’un serpent en est une autre.


Notes

[1] Les Vikings étaient de fins observateurs. Je doute qu’ils n’aient vu que trois couleurs à l’arc-en-ciel… même s’il faut attendre Newton (1642-1727) et Gœthe (1749-1832) pour définir ses sept couleurs.

[2] La kenningr « eau-des-armes » (littéralement « eau-des-épées ») veut dire le sang.

[3] Óskópnir.

[4] Franz Rolf Schröder (1924), Åke Ohlmarks (1940), notamment, selon John Lindow.