Þjazi (Thjazi), le géant-aigle
ravisseur d’Iðunn
De tous les géants, Þjazi est l’un des plus éminents, avec Ymir, le géant primordial, et Ægir, le géant de la mer. Au point que plusieurs dieux se vantent de l’avoir tué. C’est qu’il a réussi l’exploit d’enlever Iðunn. Il laisse une fille, Skaði, dont sa mort fera une déesse, deux étoiles mystérieuses et beaucoup de questions.
Þjazi est cité dans l’Edda en prose et dans plusieurs poèmes de l’Edda poétique, autant que dans la poésie scaldique. En bref : il est cité partout.
Le rapt d’Iðunn
Le géant Þjazi, fils d’Ölvaldi « Pouvoir-de-la-bière », enlève la déesse Iðunn, fille d’Ívaldi « Pouvoir-de-l’if » [1]. Le moment est critique pour les dieux [2]. Loki est donc impliqué. Iðunn est rapatriée d’urgence. Tout finit bien – sauf pour le géant.
Les géants convoitent les déesses à leurs dépens, tels Hrungnir (Skáldskaparmál, chap. 17), Þrymr (Þrymskviða, str. 7) ou le géant anonyme bâtisseur d’Ásgarðr, le domaine des dieux (Gylfaginning, chap. 17). Leur cible à tous est Freyja et leurs désirs restent vains.
Ce mythe s’écarte donc d’emblée des autres. Il en existe deux versions :
- Une en prose de Snorri Sturluson (Edda en prose, xiiie siècle) ;
- Une en vers du scalde Þjórólfr de Hvinir (Haustlöng, xe siècle).
En revanche, le rapt est absent de l’Edda poétique, sauf par ses séquelles. Celles-ci sont aussi évoquées dans une autre citation poétique de l’Edda en prose (Skáldskaparmál, chap. 23). La strophe est atribuée à Bragi Boddason ↗ (ixe siècle), premier scalde répertorié ET narrateur fictif du mythe en prose sur Þjazi.
Version en prose
La prose de Snorri a extrait un récit fidèle du poème, en l’interprétant. Le mythe y a perdu en précision ce qu’il a gagné en clarté. Il est articulé en plusieurs parties :
- La rencontre des dieux et du géant, puis le chantage qu’il exerce sur Loki ;
- Le rapt de la déesse et ses conséquences pour les dieux ;
- Son sauvetage par Loki et la mort de Þjazi ;
- La compensation octroyée à Skaði pour le meurtre de son père.
Ægir, le géant de la mer, est invité à la table des dieux. Le dieu Bragi lui conte les démêlés de ceux-ci avec les géants. Il démarre par l’enlèvement de sa femme, Iðunn (Skáldskaparmál, chap. 1) :
[Bragi] commença son récit au moment où trois ases, Óðinn, Hœnir et Loki, partis de leur maison pour se promener par-dessus monts et étendues désolées, se trouvèrent à court de nourriture. Mais quand ils descendirent dans une sorte de vallée, ils virent un troupeau de bœufs, en prirent un et le mirent à cuire. Et quand ils le pensèrent cuit, ils ouvrirent la fosse à feu, mais il n’était pas cuit. Et quand ils rouvrirent la fosse à feu un peu plus tard, il n’était [toujours] pas cuit. Ils se demandèrent donc ce qui pouvait en être cause.
Ils entendirent alors une voix dans le chêne au-dessus d’eux, qui dit que celui perché là était responsable de ceci : que la fosse à feu ne cuisait rien. Ils regardèrent en l’air et un aigle était perché là, qui n’était pas petit.
L’aigle dit alors : « Si vous consentez à me donner mon content du bœuf, alors celui-ci pourra cuire dans la fosse à feu. »
Ils acceptèrent. [L’aigle] se laissa alors choir de l’arbre, se posa près de la fosse à feu et enleva illico deux cuisses du bœuf et les deux épaules, pour commencer. Loki fut pris de rage, empoigna une longue perche, la souleva de toute sa force et la jeta sur le corps de l’aigle. Celui-ci réagit sous le coup et s’envola. La perche était fichée dans le dos de l’aigle, mais il se trouva que les mains de Loki restèrent engluées à l’autre bout. L’aigle vola si haut que les pieds de Loki percutaient les éboulis rocheux et les arbres et il pensa que ses bras allaient s’arracher de ses épaules. Il appela et supplia très instamment l’aigle de lui accorder une trêve. Mais celui-ci dit que Loki n’en obtiendrait jamais, à moins de lui promettre de sortir Iðunn d’Ásgarðr avec ses pommes, et Loki accepta. Celui-ci fut aussitôt libéré et retourna à ses compagnons. Et il n’y a plus rien à dire des événements de ce voyage, jusqu’à leur retour à la maison. Mais, au moment convenu, Loki attira Iðunn dans une certaine forêt hors d’Ásgarðr, en lui disant qu’il avait trouvé de ces pommes qui paraissaient de grande valeur et la pria de prendre les siennes avec elle pour les comparer avec les autres. Le géant Þjazi arriva alors dans sa forme d’aigle, prit Iðunn et s’envola avec elle jusqu’à sa maison, à Þrúðheimr.
(Le résultat est immédiat en Ásgarðr :)
Or, les ases devinrent patraques à la disparition d’Iðunn, et ils se mirent bientôt à grisonner et à vieillir. Ils tinrent alors assemblée et chacun demanda à l’autre la dernière chose qu’il savait d’Iðunn et on découvrit, qu’en dernier, elle était sortie d’Ásgarðr avec Loki. Loki fut pris et amené au þing, où il fut menacé de mort et de tortures. Quand il fut [suffisamment] effrayé, il leur dit qu’il chercherait Iðunn aux Jötunheimar, si Freyja voulait bien lui prêter la forme de faucon qu’elle avait.
Iðunn est retrouvée, transformée en noix et ramenée en Ásgarðr. L’aigle les suit et meurt carbonisé devant l’enceinte des dieux (voir ma traduction du passage).
Sa fille, la géante Skaði, vient réclamer son dû aux dieux pour le meurtre collectif de son père. Elle obtient un mari et le passeport de déesse ase assorti (voir ma traduction du passage). Bragi poursuit :
On dit aussi qu’Óðinn offrit cela en compensation à Skaði : il prit les yeux de Þjazi, les lança au ciel et en fit deux étoiles. »
Ægir dit alors : « Il me semble que Þjazi avait de la grandeur face à lui, mais de quelle famille était-il ? »
Bragi répondit : « Ölvaldi était son père et il te semblera remarquable, si je t’en parle. Il était prodigieusement riche en or, et quand il mourut et que ses fils durent se partager l’héritage, ils utilisèrent pour mesure de l’or à partager que chacun en prendrait sa bouchée, tous en égale quantité. L’un d’eux était Þjazi ; un autre, Iði ; le troisième, Gangr. Et cela nous a donné l’expression que nous utilisons entre nous maintenant, qui est d’appeler l’or une bouchée de ces géants, mais nous la cachons dans les runes ou les poèmes, que nous appelons discours, parole, ou dit de ces géants. »
Version en vers
Le poème Haustlöng « D’automne-long » est cité (et préservé en pièces détachées) dans l’Edda de Snorri. Ce poème, attribué au Norvégien Þjóðólfr de Hvinir, décrit les images peintes sur un bouclier, que ses kenningar et heiti démultiplient. Il contient aussi le mythe du combat entre Þórr et le géant Hrungnir.
La poésie scaldique est un tour de force pour son auteur, tant ses règles techniques sont nombreuses et contraignantes. C’est aussi une épreuve de compréhension, assez ludique, pour ses auditeurs. Hélas, nous manquons de l’entraînement et du bagage culturel nécessaires pour l’apprécier pleinement (surtout en traduction !). Nous y perdons aussi l’humour parfois enchâssé dans ses kenningar.
Haustlöng, antérieur à l’Edda de Snorri, ne parle pas des pommes, mais du remède anti-âge d’Iðunn. Douze strophes sont consacrées à Þjazi. En voici ma traduction quasi complète (avec explication et interprétation personnelles) :
Haustlöng (str. 2)
Le loup de la gente dame , à la rencontre
Des conteurs d’histoires, vola à grand bruit
Dans une vieille forme d’aiglon,
Il n’y a pas peu auparavant ;
L’aigle s’assit là où les ases, à l’aube des temps,
Portèrent la viande dans la fosse à feu ;
Le Týr du rempart de roc de Gefn
N’était pas coupable de couardise .
En clair, Þjazi (le loup de la gente dame) alla autrefois rencontrer les dieux (les conteurs d’histoires) dans un gemlis hamr « corps, forme d’aigle ». Noter qu’une traduction alternative d’Anthony Faulkes fait des ases des chefs d’armée au lieu de conteurs d'histoires.
Que l’aigle vole « à grand bruit » l’assimile à l’aigle géant Hræsvelgr « Avale-cadavres », producteur du vent. Celui-ci niche au Nord du monde. Snorri semble souscrire à cette interprétation car il fait s’envoler le faucon vers le nord pour récupérer Iðunn. Cela ferait de Þjazi un géant du ciel.
L’aigle se pose au début du monde (la litote « il n’y a pas peu auparavant » signifie « il y a très longtemps ») à l’endroit où les ases apportèrent une viande à cuire.
Les ases (les conteurs d’histoires) sont l’équipe des trois dieux Óðinn, Hœnir et Loki. Comme l’action a lieu au début du monde, la triade cache la fratrie des premiers ases, Óðinn, Vili et Vé. Ces deux triades sont interchangeables. Du moins, Óðinn-Vili-Vé créent les humains dans l’Edda en prose, tandis qu’Óðinn-Hœnir-Loki le font dans l’Edda poétique.
Þjazi est le Týr du rempart de roc de Gefn. Le dieu Týr et la déesse mineure Gefn sont les seuls personnages nommés. Que Þjazi soit appelé Týr en fait ipso facto un dieu (c’est le sens du nom de Týr). Bref, dans la même strophe, Þjazi est appelé loup et Týr, nom du dieu qui laissa sa main dans la gueule d’un loup. Ce serait saugrenu si Týr ne descendait pas des géants-du-givre via son père, Hymir (cité str. 9).
Gefn (de gefa « donner ») « Donneuse, Généreuse » est un des noms de voyage de la déesse Freyja. C’est a priori une géante ici. Curieusement, Iðunn est appelée deux fois öl-Gefn « Donneuse-de-bière » (str. 11).
Haustlöng (str. 3)
[…]
Le très-sage goéland de la vague
Du tas des guerriers tombés,
Du vieux sapin, se mit à parler ;
L’ami de Hœnir n’était pas,
Envers lui, bien disposé.
L’aigle Þjazi (le très-sage goéland de la vague du tas des guerriers tombés) a tout du vautour, mais est comparé à un oiseau marin. La mer a été composée du sang du géant primordial Ymir tué par la triade Óðinn-Vili-Vé (Gylfaginning, chap. 8), d’où la kenningr pour désigner le sang (la vague des guerriers tombés).
Le chêne est devenu un vieux sapin (ou vieil arbre). On peut se demander s’il ne s’agit pas plutôt de l’arbre du monde.
Haustlöng (str. 4)
Le loup-du-mont pria pas-de-Meili
De partager avec lui son content du plat sacré ;
L’ami de l’ase-du-corbeau devait éventer [le feu] ;
Le ving-Rögnir des chariots,
[Chef] avide-de-combat,
Se laissa choir en bas,
Là où les défenseurs des dieux chiches-de-tricherie
Étaient venus.
En clair, Þjazi (le loup-du-mont) réclama à Hœnir (pas-de-Meili) une part du festin (le plat sacré) tandis que Loki (l’ami de l’ase-du-corbeau, c’est-à-dire l’ami d’Óðinn) soufflait sur le feu. Þjazi (le chef avide-de-combat ; le ving-Rögnir des chariots) s’approcha des dieux (les défenseurs des dieux chiches-de-tricherie).
Appeler Hœnir fet Meila « pas-de-Meili » le relie à Þórr, qui se clame frère de Meili (Hárbarðljóð, str. 9). Þórr tombe après neuf PAS (fet) et meurt au Ragnarök (Völuspá, str. 56). Hœnir est indissociable de la mort de Mímir « Mémoire, Souvenir ». Ces deux ases avaient été envoyés en otage chez les vanes pour cimenter leur paix.
Ving (aussi présent dans Ving-Þórr et son père adoptif Vingnir) n’a pas de traduction sûre. Rögnir (dérivé de ragna « puissance ») « Chef » est un surnom ou titre, d’Óðinn. Reið Rögnis « chariot de Rögnir » est aussi mentionné dans un poème eddique (Sigrdrífumal, str. 15). Toutefois, la kenningr est aussi épelée reið Rungnir et renverrait au géant Hrungnir. Les chariots mythiques appartiennent à des divinités du ciel (telles Þórr ou Sól « Soleil ») et/ou de la fertilité-fécondité (telles Freyja ou Freyr). Þjazi (chef de chariots) ne déroge pas à la règle.
Le plat sacré certifie que la scène est sacrificielle.
Haustlöng (str. 5)
L’aimable maître de la terre pria vite
Le fils de Fárbauti de partager
Entre les convives
Le cachalot de Vár de la corde-cliquetante,
Mais le rival-en-ruse des ases,
Après cela, emporta en l’air
Les quatre parts du taureau
De la large table.
En clair, Óðinn (l’aimable maître de la terre) demanda à Loki (le fils de Fárbauti) de partager la viande (le cachalot de Vár de la corde-cliquetante ; le taureau) de l’autel (la table) en quartiers, mais l’aigle Þjazi (le rival-en-ruse des ases) prit toute la viande. La strophe donne enfin des renseignements sur la victime sacrificielle.
La nourriture des dieux est appelée au cours du poème :
- Un plat-sacré ;
- Un taureau ;
- Un ours-du-joug (oxbjörn) ;
- Un cachalot de Vár de la corde-cliquetante (Várar þrymseilar hval).
Vár est une déesse mineure qui n’apparaît (quasiment) que dans l’inventaire des déesses de Snorri. Elle est spécialisée dans les accords matrimoniaux (várar), et se venge de ceux qui les rompent. Vár signifie aussi « Printemps ». Elle est mentionnée pour le faux mariage de Þórr (déguisé en Freyja) et du géant Þrymr (Þrymskviða, str. 30). On retrouve celui-ci dans þrym-seilar « corde-cliquetante »… et dans Þrymheimr, domaine de Þjazi.
La corde-cliquetante pourrait être celle de l’arc. Vár-de-la-corde-cliquetante renverrait à Skaði, fille de Þjazi, chasseresse et archère du panthéon nordique. Sauf que. L’hivernale Skaði ne peut incarner le printemps.
Le mariage est le rayon de Frigg, mais Vár désignerait plutôt Freyja ici, déesse au Collier-de-Flammes (Brísingamen, cité str. 9), aussi appelé Rein-de-mer. Ce collier cache (pour moi) la Corde-de-la-mer (« cliquetante » s’il en est), alias le serpent du Miðgarðr.
Hval « cachalot » est un nom générique des mammifères marins. Il comprend le marsouin, ou cochon-de-mer. La viande des dieux serait cette fois du cochon. Celui-ci est l’attribut de Freyr, frère de Freyja, et chef des vanes. Ceux-ci s’occupent de la fertilité-fécondités et de ses sacrifices afférents. Noter que la viande sacrificielle était bouillie.
Cachalot et goéland (str. 3) insufflent un air marin à l’histoire.
Haustlöng (str. 6)
Et affreusement après,
Le père de Mörn, affamé,
Mangea sur les racines du chêne
L’ours-du-joug – c’était il y a longtemps –,
Avant que le brave Týr détenteur du butin
Ne frappât d’en haut l’ennemi
Le plus horrible de la plaine
Entre les épaules avec une perche.
En clair, Þjazi (le père de Mörn) mange la viande (l’ours-du-joug) sur les racines du chêne. Le joug de l’ours en fait un animal domestique et renforce l’aspect sacrificiel. Loki (le brave Týr détenteur du butin, c’est-à-dire de la viande) frappe Þjazi (l’ennemi le plus horrible de la plaine, c’est-à-dire de la terre).
Haustlöng (str. 7)
Alors, le fardeau des bras de Sigyn,
Que toutes les puissances virent entravé,
Se retrouva englué au père adoptif d’Öndurdís.
La gaffe était accrochée
Au puissant arpenteur des Jötunheimar,
Mais avec les mains du loyal ami de Hœnir
Au bout du bâton.
En clair, Loki (le fardeau des bras de Sigyn ; le loyal ami de Hœnir) est enlevé dans les airs par Þjazi (père adoptif d’Öndurdís « Dise-du-ski », c’est-à-dire Skaði ; puissant arpenteur des Jötunheimar « Mondes-du-géant »). Chacun est à un bout du bâton.
Haustlöng (str. 8)
L’oiseau de sang, ayant une bonne prise,
Vola avec le dieu sage sur une longue distance,
De sorte que le père du loup allait être mis en pièces.
Alors, il advint que l’ami de Þórr
– Le lourd Loptr était disloqué –
Supplia le confident de Miðjung,
Autant qu’il put, de lui faire grâce.
En clair, Þjazi (l’oisau de sang ; le confident de Miðjung) s’envole avec Loki (le dieu sage ; le père du loup ; l’ami de Þórr ; Loptr). Celui-ci est accroché au bout du bâton dont il a frappé l’aigle. Le corps meurtri par le sommet des montagnes et des arbres, il supplie l’aigle de le reposer.
Haustlöng (str. 9)
Le descendant de Hymir somma alors
Le meneur d’histoires, fou de douleur,
De lui amener la damoiselle
Qui connaissait le remède anti-âge des ases.
Le voleur de la ceinture
Des Brísingar mena ensuite
La dise des dieux du banc de Brunnakr
Dans l’enclos rocheux de Níðaðr.
Þjazi est le descendant du géant-du-givre Hymir, père du dieu Týr. Loki est le meneur d’histoires, donc le chef de la triade des dieux. Il est en tout cas le plus actif ou réactif d’entre eux. Son action le force à amener Iðunn (la damoiselle qui connaissait le remède anti-âge des ases) à Þjazi (Níðaðr).
Loki est aussi le voleur de la ceinture des Brísingar, le collier de Freyja. Iðunn est aussi la dise des dieux du banc de Brunnakr « Moisson-de-la-source ». Qui sait si elle n’y récolte pas ses pommes.
Niðaðr rappelle Niðuðr « Guerrier-fourbe » [4]. Ce roi humain captura l’alfe Völundr endormi pour le voler et en faire son forgeron (Völundarkviða). Il rappelle aussi le serpent Niðhöggr « Frappe-dans-l’ombre ».
Haustlöng (str. 10)
Les colons des planches pentues
Ne furent pas éplorés
Qu’Ið soit alors parmi les géants
Récemment arrivée du Sud.
Tous les clans d’Ing(v)i-Freyr,
Au þing, se consultèrent ;
Les puissances, vieilles et grisonnantes,
Étaient plutôt laides à voir.
Les géants-des-montagnes (les colons des planches pentues) étaient heureux de la présence d’Iðunn (Ið). Tu penses bien !, puisqu’elle arrêtait leur vieillissement (leur obsolescence face aux dieux ?) et restaurait donc leur force. Leur joie ne dura pas, car Loki fut instamment invité par les dieux à aller la récupérer.
Haustlöng (str. 11)
Jusqu’à ce qu’ils trouvassent
Le chien du flot de la mer des cadavres de Gefn de la bière
Et entravassent le bosquet traître
Qui avait emporté Gefn de la bière.
« Tu seras traité ainsi Loki », dirent les [dieux] furieux,
« À moins de ramener par ruse
La fameuse vierge qui accroît la joie des liens ».
En clair, Loki (le chien du flot de la mer des cadavres de Gefn de la bière ; le bosquet traître) est entravé par les dieux. Ceux-ci le somment de récupérer Iðunn (Gefn de la bière ; la fameuse vierge qui accroît la joie des liens).
Loki est assimilé aux géants. Si Þjazi est un loup, Loki devient un chien.
Gefn de la bière est mentionnée deux fois dans la même strophe. Cette répétition n’est sûrement pas anodine.
Haustlöng (str. 12)
J’ai entendu dire que, depuis,
Il trompa le testeur de l’esprit de Hœnir
Pour reprendre le jouet des ases,
Avec l’ajout d’une peau-à-voler de faucon.
Mais le père de Mörn au bruissement d’ailes d’aigle,
La vile puissance énergique, dirigea les lames mouvantes
Contre l’enfant de l’épervier.
En clair, Þjazi (le testeur de l’esprit de Hœnir ; le père de Mörn au bruissement d’ailes d’aigle ; la vile puissance énergique) provoque une tempête en actionnant ses ailes (d’où le bruissement d’ailes d’aigle). Cet aigle-là est bien celui du vent. Il poursuit (d’où les lames mouvantes) en même temps les fuyards.
Loki (l’enfant de l’épervier) enfile une tenue de faucon pour ramener Iðunn (le jouet des ases).
Haustlöng (str. 13)
Promptement, les hampes brûlèrent,
Que les surpuissances avaient rasées,
Et le fils du prétendant de Forte-Poigne flamba ;
Son voyage prit un brusque virage .
L’aigle va jusqu’en Ásgarðr dans une vaine tentative de récupérer Iðunn. Ses ailes (les hampes soulevées) flambent (sont rasées) dans le feu allumé par les dieux (les surpuissances). Anthony Faulkes y voit les copeaux avec lesquels les dieux allumèrent leur feu.
On apprend que Forte-Poigne (Greip), une des deux Neuf Mères (de Heimdallr), a été courtisée par Ölvaldi, père de Þjazi.
Un mythe solaire ? Essai d’interprétation
L’érudit islandais Finnur Magnússon ↗ (1781-1847) a été un des promoteurs d’une interprétation naturaliste de l’Edda [5]. Pour lui, Iðunn incarne le printemps et Þjazi est l’hiver, qui brûle aux rayons du soleil d’été. Cette interprétation est écartée.
Et pourtant, D’automne-long est le titre du poème. L’importance des saisons [6] dans la mythologie scandinave est, à mon avis, sous-estimée, alors même que ses dieux meurent au Ragnarök, aussi appelé Hiver-terrible. À une époque où le climat est redevenu un enjeu capital pour l’humanité, on imagine mal les Vikings ne pas s’en soucier. Marins, ils étaient familiers des tempêtes. Soumis à un climat radical, leur année oscillait entre nuit polaire et soleil de minuit. C’est que le soleil du Nord exhibe, comme nulle part ailleurs, les deux facettes de sa personnalité.
Un soleil double
Le soleil est féminin dans la langue comme dans les mythes scandinaves. Ses pâles incarnations (officielles) sont Sól, aussi nommée Álfröðull « Orbe-de-l’alfe ». Sól est sœur de Máni « Lune » (la tradition est inversée, mais respectée). Elle est portée ou tirée par un chariot attelé à deux chevaux et poursuivie par un loup. Álfröðull met au monde une fille semblable à elle même avant d’être avalée par un loup au Ragnarök. C’est à peu près tout ce qu’on sait d’elle(s). Presque.
Le soleil, cantonné au jour, traverse le ciel d’est en ouest (halles et tombes vikings avaient cette orientation). Or, il illumine le monde à partir du sud lors de la création. C’est que les dieux ne lui ont pas encore assigné de domicile, ni de direction (Völuspá, str. 4 et 5). Le sud indique un endroit chaud. Pour Snorri, y est situé le monde du feu, le Muspell, d’où (presque) tous les astres proviennent (Gylfaginning, chap. 8). Iðunn arrive aussi du sud chez les géants (str. 10).
Þjazi et sa forme d’aigle (sans laquelle il n’est jamais vu), chef de chariots, est un géant du ciel potentiel. Que ses yeux soient changés en étoiles en est un autre signe. Qu’il ait un lien avec le soleil serait naturel. La lune n’a pas grand pouvoir avant que les dieux ne s’en mêlent (Völuspá, str. 4). C’est-à-dire avant que la course annuelle du soleil ne soit subordonnée aux douze mois lunaires (Máni « Lune » a donné mánaðr « mois »).
Deux divinités féminines gravitent autour de Þjazi : Iðunn et Skaði. Celles-ci ne sont jamais vues ensemble avec lui. Pourtant, Skaði n’a pas d’autre domicile connu que celui de son père, dont elle héritera. Elle était absente quand Iðunn y séjourna. Ce n’est pas SI surprenant puisque Skaði (Dise-du-ski) est hivernale, alors qu’Iðunn (et ses fruits) est estivale. Cela étant, l’initiale du nom de Skaði est la rune ᛋ Sól tandis que celle d’Iðunn est la rune ᛁ íss « glace ».
Pour moi, Iðunn et Skaði incarnent respectivement le soleil estival et le soleil hivernal. Même si l’éclat du soleil s’est terni dans les mythes scandinaves depuis l’âge du bronze et le chariot de Trundholm, il les baigne encore dans sa lumière. La lune aussi.
Un remède à l’âge
Le remède anti-âge des ases est matérialisé par des pommes. Ces epli ellilyfs « pommes anti-âge », ou epli ellifo « onze pommes » sont offertes à la géante Gerðr en cadeau de mariage (Skírnismál, str. 19). Leur nombre correspond à celui des ases depuis la mort de Baldr (Hyndluljóð, str. 29 [7]). Douze ases sont donc censés avoir existé avant – comme autant de lunes annuelles.
La lune, entre autres particularités, croît et décroît avant de disparaître chaque mois. Autrement dit, la lune vieillit. Pour pallier cet effet mortifère et garder ses forces intactes, les faiseurs de mythes ont concocté un remède anti-âge, à l’usage exclusif des dieux (pas des déesses). C’est, du moins, mon interprétation.
Noter qu’un remède-à-l’âge (ellilyf) est aussi gardé par les deux chiens de Menglöð (Fjölsvinnsmál, str. 17). Leur service alterné en fait de probables alter ego des loups qui poursuivent le soleil et la lune. Toutefois, Menglöð n’est pas Iðunn. Sa puissance est bien plus grande. À part son gardien, aucun homme n’est autorisé à entrer chez elle – sauf un.
On comprend que Gerðr refuse les pommes offertes. Celles-ci sont empoisonnées ! En effet, empêcher les dieux de vieillir et la lune de décroître protège peut-être le monde des géants, mais il vole aussi le pouvoir aux femmes en asservissant le soleil à la lune. Le soleil a beau perdre sa vitalité au cours de l’année, il ne se divise qu’en deux (été et hiver)… quoiqu’il disparaisse un mois, durant l’hiver polaire.
Héritages
L’héritage de Þjazi et ses frères n’est déjà pas courant. Ils le croquent (littéralement) pour le partager. L’héritage de la fille de Þjazi est stupéfiant.
Skaði hérite de la demeure de son père, au numéro 6 du ciel (Grímismál, str. 11).
Qu’une fille hérite est déjà peu conforme aux lois de succession, sauf en l’absence d’héritier mâle (fils, frère… ). Il faut croire que les frères de Þjazi sont morts et que Skaði n’a pas de frère. Mais que la demeure de Þjazi soit EN Ásgarðr défie l’imagination. La géante Skaði devient déesse à la mort de son père, mais continue d’habiter la maison paternelle.
Où que soit Þrymheimr, la propriété d’un géant n’est pas censée appartenir au domaine des dieux. Et celle d’une déesse ne peut être située chez les géants. C’est l’impasse, à moins que Þjazi ne soit vraiment spécial.
Les beaux yeux de Þjazi
Snorri cite les vers du scalde (cette fois) Bagi Boddason (ixe siècle) pour illustrer des kenningar du ciel (Skáldskaparmál, chap. 23) :
Lui qui lança les yeux sans vie
Du père d’Öndurdís
Dans le lave-mains des vents multiples,
Au-dessus de la maison des hommes.
Noter que ce « Lui » ne permet pas d'identifier le lanceur.
Þórr s’accuse du meurtre de Þjazi et se glorifie d’avoir lancé ses yeux au ciel pour en faire des étoiles (Hárbarðljóð, str. 19).
L’hypothèse en faveur depuis Jacob Grimm ↗ (au moins) en fait les deux étoiles de la constellation (de l’astérisme plus exactement) des gémeaux. Je me demande quand même…
Le ciel est constitué du crâne du géant primordial Ymir, auquel les yeux manquent (Grímnismál, str. 40 et 41). Or, les yeux sont des heiti du soleil et de la lune (Skálskaparmál, chap. 69).
À suivre…
Notes
[1] Traduction controversée, mais la plus satisfaisante. En tout cas, la similitude des noms d’Ívaldi et Ölvaldi n’est sûrement pas un hasard.
[3] Théorie émise par Paul C. Bauschatz (1976), mais toujours débattue, selon Wikipedia, article Symbel.
[5] Finnur Mágnusson, Eddalœren og dens Oprindelse « La tradition eddique et son origine », 1824.
[6] Les Vikings comptaient deux saisons de six mois (été et hiver) et deux périodes de transition (printemps et automne).
[7] Noter que Gerðr, Þjazi et Skaði sont mentionnés à la strophe suivante (Hyndluljóð, str. 30).