Les völur (sing. völva)
porteuses d’un bâton
Les völur sont des magiciennes spécialistes de la prophétie. Leur secteur d’activité est l’apanage exclusif des femmes. Aucun homme n’est qualifié de völva. Nulle part. Le dieu Óðinn pourrait être l’exception – ou pas.
Les völur appartiennent aux mythes (des Eddas), aux histoires (des sagas) et à l’Histoire. Du moins, des femmes scandinaves ensevelies avec un bâton de bois ou de fer sont des völur présumées. Cela dit, les renseignements fiables sur elles sont rares.
Étymologie
Völva vient de völr « bâton ». Leur nom fait des völur les « porteuses de bâton ». Ce bâton, réduit à une baguette, est resté l’emblème des fées. On le retrouve dans le manche à balai et monture des sorcières (le balai lui-même rappelle la queue d’un animal). Il indique le statut de la magicienne, son savoir et son pouvoir. Il peut aussi avoir été utilisé de façon pratique dans un rituel. Cela dit, la forme particulière des bâtons de fer de völur présumées rappelle une plante à bulbe, telle l’ail ou le poireau (magiques entre toutes pour les Vikings). Il rappelle surtout une quenouille. Cet instrument, féminin par excellence, sert à filer les fibres animales et végétales.
Les völur historiques
Les tombes de völur présumées sont toutes très différentes. Toutes contiennent un bâton de fer ou de bois. La plupart sont fastueuses, voire spectaculaires. Certaines sont déconcertantes. Elles indiquent que les défuntes appartenaient à l’élite, ou étaient proche d’elle. Les archéologues comptent parmi elles les tombes :
- d’Oseberg en Norvège (ixe siècle) ;
- du fort viking de Fyrkat au Danemark (xe siècle) ;
- de Kaupang en Norvège (xe siècle) ;
- de Klinta sur l’île suédoise d’Öland (xe siècle) ;
- d’Aska (Hagebyhöga) en Suède (xie siècle).
Certaines de ces dames sont ensevelies dans la cuve d’un chariot ; d’autres, sur un bateau. Des graines de cannabis ou de jusquiame (hallucinogène et aphrodisiaque) sont parfois trouvées avec elles.
La tombe de Fyrkat (Danemark)
Le fort circulaire de Fyrkat au Jutland ne fut occupé que brièvement (fin xe siècle). Un cimetière le jouxtait. Sa tombe la plus imposante est celle d’une femme au bâton de fer [1]. Celle-ci a été inhumée dans la cuve d’un chariot. Un bâton de bois et une broche à rôtir en fer se trouvaient aussi près d’elle. Un coffre en chêne contenait un fuseau et des accessoires de tissage.
La dame de Fyrkat portait une amulette en argent en forme de chaise, un pendentif en argent à trois breloques en forme d’empreinte de canard. Une centaine de graines de jusquiame a été trouvée sur elle [2] (le cuir de la bourse qui contenait les graines s’est apparemment décomposé).
La tombe de Kaupang (Norvège)
Kaupang (de kaupangr « place de marché ») dans le fjord d’Oslo est l’embryon de la première ville norvégienne. La tombe la plus riche de son cimetière contient un bâton de fer. C’est aussi la plus surprenante. Quatre personnes, dont un bébé, ont été inhumées dans un bateau (8 à 9 m) recouvert d’un tertre. Un homme était étendu vers le milieu avant du bateau. Sa tête touchait celle d’une femme étendue en sens inverse. La femme aux pieds dirigés vers la proue posait la main sur la tête du bébé étendu contre elle. Assise à la poupe, une femme tenait a priori le gouvernail, adossée à un bouclier. Une épée de tissage en fer se trouvait à sa droite ; un bâton de völva (75 cm), à sa gauche [3]. Une grosse pierre reposait sur le bâton. Un cheval et un chien, couchés devant elle, la séparaient des autres passagers humains.
La quille du bateau était alignée au-dessus de la tombe d’un homme, antérieure de plusieurs décennies.
La tombe de Klinta (Suède)
Une femme et un homme ont été ensevelis après leur crémation dans un bateau sur l’île d’Öland. Des animaux ont été sacrifiés à cette occasion, dont des chevaux et un chat. La femme était enroulée dans une peau d’ours (à en croire les griffes d’ours retrouvées près d’elle). Elle avait un bâton de fer (82 cm) visible au musée historique de Stockholm. Son sommet est occupé par une halle miniature en bronze posée sur une plateforme. Le bâton est orné de têtes d’ours.
Les archélogues supposèrent d’abord que les bâtons de fer étaient des broches à rôtir. Ils y virent ensuite des baguettes à mesurer, puis des insignes de pouvoir. La théorie actuelle penche vers des bâtons de völur. En tout cas, aucune tombe au bâton de fer n’est antérieure au xe siècle (selon Leszek Gardela). Le fer était un métal précieux, dû au travail exigeant pour le produire et le forger [4]. Mais cela est loin de tout expliquer.
Les völur des sagas
Les völur des sagas vont faire des prédictions dans les fermes. En échange, elles reçoivent des cadeaux, en plus du gîte et du couvert. Ces völur-là n’ont rien de madames Irma vikings. On pourrait même en faire des prêtresses. On les appelle aussi :
- spákona « femme-de-prophétie » ;
- vísindakona « femme-de-savoir » ;
- seiðkona « femme-du-seiðr » ;
- göngukona « femme-itinérante » ;
- kerling « vieille femme ».
Les völur sont donc des magiciennes. Elles voyagent en toute immunité sur leur chariot. Noter que les seules femmes mythiques détentrices d’un chariot sont la déesse Freyja et le soleil (féminin dans la langue et les mythes nordiques). Les völur sont reçues partout, ou appelées quand le besoin s’en fait sentir. La völva est une visiteuse, voire une voyageuse étrangère. C’est une femme seule (a priori célibataire), affranchie de la hiérarchie sociale. Le respect qui l’entoure (en général) n’est pas dénué de crainte. La plupart sont censées être humaines, mais certaines sont étiquetées tröll (un type de géants).
Deux völur de sagas accaparent l’attention parce que ce sont les mieux documentées.
Þórdís de la Saga de Kormákr le Scalde
Þórdís exerce ses talents dans la Saga de Kormákr le Scalde (xiiie siècle). Cette saga islandaise conte la vie d’un célèbre poète guerrier du xe siècle. Þórdís habite au Spákonufell « Mont-des-femmes-de-prophétie ». Elle aurait pu rompre le sortilège de la magicienne Þórveig contre le héros par un contre-sort (d’ordre sacrificiel), s’il l’avait écoutée.
Noter que la völva a une fonction sacrificielle.
Þórbjörg de la Saga d’Eiríkr le Rouge
Le portrait de la völva du Groenland Þórbjörg de la Saga d’Eiríkr le Rouge (chap. 4) est le plus précis de tous. Þórbjörg, la lítilvölva « (la) petite-völva » a le don de prophétie, comme ses neuf sœurs, auxquelles elle a survécu [9]. Elle passe l’hiver à rendre visite aux fermes de la région où elle est invitée pour faire des prédictions.
La völva arrive un soir à la ferme où elle a été appelée. Son costume est décrit avec soin :
- un long manteau bleu orné de pierres précieuses ;
- un capuchon en agneau noir doublé de fourrure de chat blanche ;
- des bottes en peau de veau doublées de fourrure ;
- des gants en peau de chat doublées de fourrure ;
- un sac à amulettes pendu à sa ceinture ;
- un collier de perles de verre ;
- un bâton surmonté d’un pommeau de cuivre rehaussé de pierres précieuses.
Saluée avec déférence, elle est conduite au haut-siège rembourré d’un coussin de plumes de poule préparé pour elle. Au repas du soir, elle sort sa cuiller en cuivre et son couteau à manche d’ivoire pour déguster les cœurs de tous les animaux tués en son honneur. Bien que son hôte la presse de faire ses prédictions, elle requiert de passer la nuit à la ferme avant de le satisfaire. Le lendemain soir, elle s’installe sur une plateforme et demande aux femmes autour d’elle, de chanter les varðlokkur (de lokka « séduire »). Les chants sont destinés à attirer les esprits vers elle. Alors, elle fait ses prédictions.
Force est de constater que les völur de saga ont souvent des noms composés avec celui du dieu Þórr, lui-même propriétaire d’un chariot. De fait, dans les mythes racontés par Snorri, il est le chouchou des völur, bien qu’il trucide à tout va des femmes-trölls.
Les völur mythiques
Une völva est chargée par Óðinn de présenter les mythes à tous. Elle s’en acquitte dans le poème introductif de l’Edda poétique – un des deux textes phares de la mythologie scandinave. Ce rôle place les völur au premier rang de la transmission des traditions païennes. Pourtant, les mythes nous en apprennent peu sur les völur.
Un renseignement, peut-être essentiel, reste difficile à interpréter : leur maître ou ancêtre commun est Viðólfr « Loup-du-bois (ou de-l’arbre) » (Hyndluljóð, str. 33). On n’en sait pas plus sur lui, si ce n’est qu’il est magicien. Il associe ces dames à un loup et à un arbre ou à un bois… si tant est que Viðólfr ne soit pas une kenningr pour désigner autre chose (le FEU est en lice). La plupart de ces völur-là sont, de fait, des femmes-trölls : des géantes effrayantes qui montent un loup.
Les bâtons des tombes de völur présumées étaient en bois ou en fer. Le bois est un combustible privilégié du feu et le fer est forgé dans le feu. Il se pourrait donc que ces dames aient un rapport étroit avec celui-ci.
La magie et les dieux
Toutes les femmes ont un don divinatoire naturel. C’était du moins l’opinion générale des Vikings (et de leurs ancêtres germaniques). Pourtant, il est vraisemblable que la völva, femme-de-savoir, suivait une formation sanctionnée par l’octroi d’un bâton. Celui-ci lui conférait le droit d’exercer (et la protégeait ?). Comme ce bâton l’indique, la völva est une magicienne. Si la magie rôde partout dans la mythologie scandinave, elle fait appel à plusieurs techniques ou disciplines. Parmi ces rites magique sont :
- le galdr « chant incantatoire » (de gala « crier tel un coq ; chanter », d’où galinn « enchanté, ensorcelé ») ;
- l’útiseta « s’asseoir-dehors » de nuit sur un tertre funéraire (de préférence) pour convoquer les esprits ;
- le seiðr, apparenté au chamanisme, à son « vol magique » et à la métamorphose ;
- Le blót « sacrifice ».
Les völur les utilisent toutes, en plus d’être des spakónur « prophétesses ». C’est a priori ce dernier rôle qu’elles privilégient et qui les différencie d’autres magiciennes. Noter que la seule spakóna divine officielle est la déesse Sif, épouse de… Þórr.
Une autre caractéristique des völur mythiques est, en général, d’être mortes et enterrées. On peut donc présumer qu’elles sont archaïques.
Liste des völur
Les poèmes dénombrent une demi-douzaine de völur – a priori, puisque deux sont anonymes :
- La völva anonyme de la Völuspá « Prophétie de la völva ».
- La völva anonyme réveillée par le dieu Óðinn pour déchiffrer les Rêves de Baldr, son fils. Óðinn y récuse son statut de völva et, du même coup, le trahit.
- Hyndla est réveillée par la déesse Freyja dans le Hyndluljóð. Elle dévoile la généalogie de l’amant royal de Freyja à sa demande pressante.
- On croise Heiðr « Brillante » dans la Völuspá (str. 22). Elle est aussi mentionnée par Hyndla. Pour la première, c’est un avatar de la géante Gullveig brûlée vive ; pour la seconde, elle est nantie d’un frère et d’un parent (str. 32). Heiðr est, par ailleurs, un quasi-nom commun des völur de sagas… quand leur nom n’est pas composé de celui de Þórr.
- Gróa est réveillée par son fils Svipdagr dans le Grógaldr. Elle lui enseigne neuf chants magiques pour le protéger durant un voyage périlleux.
Deux völur traversent aussi brièvement l’Edda de Snorri :
- La Gróa précédente. Snorri la qualifie de völva et lève tout doute à son sujet.
- Gríðr possède le bâton qui dénonce sa profession.
Toutes deux secourent le dieu Þórr ; toutes deux sont surtout VIVANTES. On pourrait y voir une anomalie – ou repousser dans un lointain passé les épisodes auxquelles elles participent. Þórr emprunte même son bâton à Gríðr, comme il empruntera la robe et le collier de Freyja (Þrymskviða) sur le conseil de Heimdallr.
Noter que toutes les völur ont pour initiale les lettres G ou H quand elles ont un nom. Ces deux lettres sont aussi celles de (presque) tout ce qui concerne Heimdallr, dieu aux neuf mères (seraient-ce des völur ?) et à la corne musicale. Þórr a tué deux de ces neufs mères et fait un enfant à une troisième.
Óðinn et les völur
Óðinn est le seul dieu à consulter des völur (à part Freyja [10]) :
- La völva de la Völuspa. Anonyme, elle se réduit à son titre. Porte-parole du Destin, elle s’en fait ainsi l’incarnation (au moins temporaire). Cela d’autant plus qu’elle est chargée de révéler l’histoire du monde depuis sa création jusqu’à sa destruction.
- La völva des Rêves de Baldr. Óðinn se présente sous un faux nom pour l’interroger sur la mort de Baldr. Quand il lui révèle son identité, ce n’est que pour lui dénier son titre. Elle aussi est anonyme, sauf pour Óðinn comme il le lui fait savoir. Ce n’est pas ou plus l’incarnation du Destin. Si elle est sa voix, elle devient surtout l’instrument involontaire d’Óðinn. C’est pourquoi elle dit parler contre son gré après chacune de ses réponses.
Óðinn a aussi été surpris par Loki à « battre tambour comme völva » (Lokasenna, str. 24). Rien n’indique que les völur utilisaient un tambour. Ni les tombes, ni les textes (sauf celui-ci) ne le suggèrent. En revanche, le tambour est l’instrument majeur du chaman saame. Noter que plusieurs bâtons de fer des völur présumées portaient des breloques métalliques (tels celui de Gälve). À défaut de tambour, secouer le bâton émettait donc du bruit.
Il se peut qu’Óðinn ait voulu s’emparer du savoir et du pouvoir des völur – ou le confisquer. Il se pourrait qu’il ait réussi. À défaut de bâton, il porte une lance ; à défaut de plateforme, il a un siège qui permet de voir dans tous les mondes. Et le manteau bleu qu’il revêt pour voyager n’est pas non plus à négliger.
En bref
Tout concourt à penser que les völur mythiques sont des survivances archaïques, voire anachroniques, dont la puissance ternie n’en est pas moins encore intense et redoutable. Ce n’est pas pour rien qu’elles sont (presque) toutes défuntes.
Même défunte, consulter une völva mythique et la forcer à parler n’est pas sans danger. D’abord, parce qu’il faut la réveiller pour lui tirer les vers du nez ! Seul(e) un(e) nécromancien(ne) peut s’en acquitter. Ensuite, son réveil ne la rend pas forcément dispose envers l’enquiquineur.
Et pourtant, certaines tombes vikings suggèrent que les völur humaines étaient encore très actives jusqu’à la fin des Vikings. Leur place dans la société semble avoir été éminente. Elle pourrait même avoir été majeure dans les rites cultuels. Peut-être un jour se décideront-elles à parler aux archéologues ?
Notes
[1] Neil Price, « Nine Paces from Hel: Time and Motion in Old Norse Ritual Performance », dans World Archaeology, 46:2, 2014. <DOI : 10.1080/00438243.2014.883938>
[2] Andrew Sherratt, « Flying up with the Souls of the Dead », dans British Archaeology, n° 15, juin 1996.
[3] La description provient de Neil Price, The Viking Way of Death, British Museum Blog, juin 2014.
[4] William R. Short, Icelanders in the Viking Age, The People of the Sagas, McFarland & Company Inc, 2010.
[5] La dernière théorie en date serait une profanation politique (selon Jason Urbanus, « Revisiting the Gokstad », dans Archaeology, 2014. <site academia-edu.org>). Les archéologues incriminent le roi danois Haraldr à la Dent bleue. En effet, la profanation systématique des grands tertres funéraires de la région (tels Gokstad) a eu lieu à la même époque (dendrochronologie à l’appui). Or, celle-ci correspond aux visées danoises sur la Norvège. Son objectif aurait été de déstabiliser les pouvoirs en place, dont la légitimité repose (au moins en partie) sur des lignées familiales (d’où les os brisés, manquants, etc.). Il reste possible que cette profanation politique ait eu un aspect religieux (Haraldr est le premier roi danois converti à le rester). Le butin d’objets précieux ne serait qu’un bonus.
[6] Des circonstances favorables ont sans doute joué, malgré le pillage. D’abord, il n’y a pas eu de crémation préalable à l’inhumation, comme c’est souvent le cas avec les chefs vikings. Ensuite l’argile bleue du tertre (et de la région en général) a préservé les matières les plus périssables (le bois, le fer). Enfin, les archéologues ont bénéficié de l’expérience de leurs prédécesseurs et de l’expertise d’un ingénieur pour la conservation du bois dès son contact avec l’air et la lumière.
[7] Elle a été étudiée par Sofie Kraft, Fra Osebergfunnets tekstiler, Oslo: Dreyers Forlag, 1955. Puis par Anne Stine Ingstad The textiles in the Oseberg ship.
[8] Un des objectifs de leur nouvelle exhumation était de définir leur lien et, le cas échéant leur degré de parenté. Il semblerait que cela n’a pas pu être déterminé
[9] Ces neuf sœurs et une völva rappellent la völva de la Völuspá et les neuf íviðjur (str. 2).
[10] Freyja consulte Hyndla (Hyndluljóð). Celle-ci a un nom, mais son titre n’est que sous-entendu – à l’inverse des völur réveillées par Óðinn.