Hárbarðljóð « Le chant de Hárbarðr »

Þórr veut traverser un détroit. Un batelier bavard – alias Óðinn – l’envoie balader…
Photo d'une barque à Sigtuna, Suède (ma photo)
Barque à Sigtuna, Suède (ma photo)

Nouvelle traduction intégrale du 6e poème de l’Edda poétique
(xiiie siècle, auteur anonyme)

Lien vers le texte en langue originale heimskringla.no ↗

Þórr s’en revenait de la route-de-l’est [1] et arriva à un détroit. Sur l’autre rive du détroit se trouvait un batelier avec son bateau. Þórr le héla :
  1. « Qui est ce gars des gars
    Qui se tient au-delà du détroit ? »
  2. [Le batelier (alias Óðinn) dit :]
    « Qui est ce rustique des rustiques
    Qui hurle depuis la crique ? »
  3. [Þórr dit :]
    « Fais-moi traverser le détroit
    Je te régalerai au matin ;
    Je porte sur le dos un panier
    De provisions sans égales.
    J’ai mangé tout mon saoûl
    Avant de quitter la maison,
    De harengs et de bouc [2]
    Je suis repu. »
  4. [Le batelier dit :]
    « Tel un exploit matinal
    Tu vantes ton repas ;
    Tu ne prévois sans doute pas
    La désolation chez toi :
    Ta mère [3] est morte, je crois. »
  5. [Þórr dit :]
    « Voilà que tu dis maintenant
    Ce que tout le monde jugerait
    De la plus haute importance :
    Que ma mère est morte ! »
  6. [Le batelier dit :]
    « Tu n’as pas l’air de quelqu’un
    Qui possède trois bonnes fermes ;
    Tu te tiens les jambes-nues
    Et en vagabond es vêtu ;
    Tu n’as pas même tes braies ! »
  7. [Þórr dit :]
    « Amène la barque jusqu’ici
    Et je te montrerai où aborder ;
    À qui appartient ce bateau
    Que tu tiens à terre ? »
  8. [Le batelier dit :]
    « Hildólfr [4] de son nom
    M’en a confié la garde,
    Un guerrier de conseil sagace
    De la ferme du Détroit-de-l’île-de-conseil ;
    M’a convié à ne transporter ni brigands,
    Ni voleurs-de-chevaux,
    Seulement de braves gens
    Et ceux que je connais bien.
    Dis ton nom
    Si tu veux traverser le détroit. »
  9. [Þórr dit :]
    « Je dirai mon nom,
    – Quoique je sois hors (de) la loi –
    Et tout mon lignage :
    Je suis fils d’Óðinn,
    Frère de Meili,
    Père de Magni,
    Maître de la force des dieux ;
    Avec Þórr ici tu peux parler.
    Je voudrais maintenant apprendre
    Comment tu t’appelles. »
  10. [Le batelier dit :]
    « Hárbarðr [5] je m’appelle ;
    Mon nom rarement je cèle [6]. »
  11. [Þórr dit :]
    « Pourquoi devrais-tu cacher ton nom,
    Si tu n’as fait tort à personne ? »
  12. [Le batelier dit :]
    « Bien que je n’aie fait tort à personne,
    Je protégerai ma vie
    Contre de tels que toi,
    À moins d’être voué au trépas. »
  13. [Þórr dit :]
    « Sale affaire
    Ça m’a l’air
    De patauger jusqu’à toi dans les flots
    Et de mouiller ma poiscaille [7]
    Je te ferai payer, mioche,
    Tes moqueries,
    Si je franchis le détroit ! »
  14. [Le batelier dit :]
    « Ici, je me tiens
    Et ici je t’attends ;
    Tu ne trouveras pas plus dur à cuire
    Depuis la mort de Hrungnir [8]. »
  15. [Þórr dit :]
    « Voilà que tu veux maintenant mentionner
    Mes démêlés avec Hrungnir,
    Ce géant téméraire
    À la tête de pierre ;
    Pourtant je le fis tomber
    Et devant moi s’incliner.
    Que faisais-tu pendant ce temps, Hárbarðr ? »
  16. [Le batelier dit :]
    « J’étais avec Fjölvarr [9]
    Cinq hivers entiers
    Sur cette île
    Appelée Toute-Verte ;
    Là-bas, nous pouvions ferrailler
    Et occire guerriers,
    Maintes choses tester
    Et filles aimer. »
  17. [Þórr dit :]
    « Comment se montraient vos femmes avec vous ? »
  18. [Le batelier dit :]
    « Des femmes vives nous avions,
    Si elles étaient douces avec nous ;
    Des femmes sages nous avions,
    Si elles étaient loyales envers nous.
    De sable elles tressaient une corde,
    Et de vallées profondes, creusaient le sol ;
    Moi seul les surpassais toutes en esprit.
    Je reposais auprès des Sept Sœurs
    Et j’en eus tout l’amour et les plaisirs.
    Que faisais-tu pendant ce temps, Þórr ? »
  19. [Þórr dit :]
    « J’ai tué Þjazi,
    Le géant impavide ;
    Je lançais les yeux en l’air
    Du fils d’Alvaldi [10]
    Dans le ciel clair ;
    C’est la plus grande marque
    De mes actes ;
    Celle que tous les hommes
    Depuis lors peuvent voir.
    Que faisais-tu pendant ce temps, Hárbarðr ? »
  20. [Le batelier dit :]
    « De séductions puissantes
    J’usais avec les écuyères-de-la-nuit
    Quand je les ravissais à leur mari.
    Un rude géant était Hlébarðr, je crois ;
    Le rameau-magique [11], il me donna
    Et je lui ravissais l’esprit. »
  21. [Þórr dit :]
    « De noirs desseins tu rétribuas alors de nobles dons. »
  22. [Le batelier dit :]
    « Ce qu’a le chêne a été dépouillé d’un autre ;
    Chacun pour soi en pareil cas.
    Que faisais-tu pendant ce temps, Þórr ? »
  23. [Þórr dit :]
    « J’étais à l’est
    Et tuais des géantes,
    Des fiancées malveillantes
    Qui jusqu’aux montagnes marchaient ;
    Grande serait la gent géante
    Si toutes avaient vécu ;
    Aucun humain ne serait plus
    Au Miðgarðr ;
    Que faisais-tu pendant ce temps, Hárbarðr ? »
  24. [Le batelier dit :]
    « J’étais au Vallande [12]
    Et je soutenais des conflits,
    J’incitais à rivaliser les rois,
    Sans les réconcilier jamais.
    Óðinn a les chefs
    Qui tombent au combat,
    Þórr a le clan des serfs [13]. »
  25. [Þórr dit :]
    « D’un inégal partage
    Des morts tu doterais les ases
    Si plus grand était ton pouvoir. »
  26. [Le batelier dit :]
    « Þórr a force suffisante,
    Mais le cœur lui manque ;
    De terreur et pleutrerie
    Tu te glissais dans un gant
    Et tu ne pensais pas alors à être Þórr !
    Tu n’osais pas alors,
    Dans ta terreur,
    Éternuer ni péter
    De peur que Fjalarr n’entende. »
  27. [Þórr dit :]
    « Hárbarðr, espèce de mauviette,
    Je t’enverrai ad patres dans Hel
    Si je pouvais étendre le bras à travers le détroit. »
  28. [Le batelier dit :]
    « Pourquoi devrais-tu étendre le bras à travers le détroit ?
    Il n’y a aucun dommage. »
    Que faisais-tu alors, Þórr ? »
  29. [Þórr dit :]
    « J’étais à l’est
    À défendre une rivière
    Quand m’attaquèrent
    Les fils de Svárangr ;
    Ils m’ont jeté des pierres,
    Mais en tirèrent peu profit,
    Car ils furent les premiers
    À demander merci.
    Que faisais-tu pendant ce temps, Hárbarðr ? »
  30. [Le batelier dit :]
    « J’étais à l’est
    Et, avec une fille [14], causais ;
    Je jouais avec la fille de lin-blanc
    Et tenais rendez-vous secrets ;
    Je comblais la fille d’or-brillant
    De délices. »
  31. [Þórr dit :]
    « Bonne compagnie tu eus là alors ? »
  32. [Le batelier dit :]
    « De ton aide j’eus besoin, Þórr
    Pour maintenir la fille de lin-blanc. »
  33. [Þórr dit :]
    « Je te l’aurais donnée alors,
    En aurais-je eu l’occasion. »
  34. [Le batelier dit :]
    « Je t’aurais fait confiance,
    Si tu ne m’avais pas fait faux-bond. »
  35. [Þórr dit :]
    « Je ne suis pas un talon éculé
    Comme une vieille savate de cuir au printemps. »
  36. [Le batelier dit :]
    « Que faisais-tu pendant ce temps, Þórr ? »
  37. [Þórr dit :]
    « Les fiancées des berserkir [15],
    J’affrontais à Hlésey [16] ;
    Elles perpétraient le pire,
    Roulaient tout le monde. »
  38. [Le batelier dit :]
    « Tu agis de manière infâme
    En t’en prenant à des femmes. »
  39. [Þórr dit :]
    « Des louves elles étaient,
    Et des femmes à peine,
    Elles ont chaviré ma nef
    Que j’avais hissée à terre ;
    M’ont menacé de massues de fer
    Et ont pourchassé Þjàlfi [17],
    Que faisais-tu pendant ce temps, Hárbarðr ? »
  40. [Le batelier dit :]
    « Je servais dans l’armée
    Ici envoyée,
    Bannières à brandir,
    Lances à rougir. »
  41. [Þórr dit :]
    « De cela tu veux à présent parler,
    Des iniques conditions que tu nous as imposées. »
  42. [Le batelier dit :]
    « Cela pourrait se réparer en ce cas
    D’un anneau de mains,
    Comme les aiment les avocats
    Enclins à nous réconcilier. »
  43. [Þórr dit :]
    « Où as-tu appris paroles si moqueuses,
    Que je n’en entendis jamais de si railleuses ? »
  44. [Le batelier dit :]
    « Je les tiens des hommes très anciens [18]
    Qui habitent dans la maison-du-tertre. »
  45. [Þórr dit :]
    « Alors tu donnes un noble nom à une pile de pierres,
    Que tu appelles ainsi un tertre funéraire. »
  46. [Le batelier dit :]
    « C’est ainsi que je juge
    D’un tel sujet. »
  47. [Þórr dit :]
    « Ton bagou
    Causera ta perte
    Si je décide de patauger dans les flots ;
    Tu hurleras plus fort qu’un loup
    Si tu reçois un coup de marteau. »
  48. [Le batelier dit :]
    « Sif [19] a un amant à la maison ;
    Tu devrais vouloir le trouver,
    Exercer ta vigueur contre lui
    Serait mérité. »
  49. [Þórr dit :]
    « Les mots qui sortent de ta bouche
    Me semblent les pires ;
    Pourtant, sale poltron,
    Je crois que tu mens. »
  50. [Le batelier dit :]
    « Je pense dire vrai ;
    Tu es lent à voyager ;
    Tu serais déjà loin, Þórr,
    Si tu avais pris d’autres formes. »
  51. [Þórr dit :]
    « Mauviette de Hárbarðr !
    C’est toi qui m’as mis en retard. »
  52. [Le batelier dit :]
    « D’Ása-Þórr, je n’aurais jamais cru
    Qu’un batelier trouble la course. »
  53. [Þórr dit :]
    « Un conseil je vais maintenant te donner ;
    Rame jusqu’ici sur ta barque,
    Cessons les menaces ;
    Viens trouver le père de Magni. »
  54. [Le batelier dit :]
    « Va t’en loin du détroit ;
    Tu ne passeras pas ! »
  55. [Þórr dit :]
    « Montre-moi donc la voie,
    Puisque tu ne veux pas
    Me faire franchir les vagues. »
  56. [Le batelier dit :]
    « Peu est de dénier,
    Que long est d’y aller :
    Un bout de temps jusqu’au tronc,
    Un autre jusqu’au roc ;
    Continue sur le chemin de gauche
    Jusqu’à la Terre-des-humains.
    Là, Fjörgyn [20] rencontrera son fils Þórr
    Et elle lui montrera les routes de ses gens
    Jusqu’à la terre d’Óðinn. »
  57. [Þórr dit :]
    « Y serai-je dans la journée ? »
  58. [Le batelier dit :]
    « Tu y seras avec tracas et tourment
    Au soleil levant,
    Quand il dégèlera, je crois. »
  59. [Þórr dit :]
    « Bref à présent sera notre bavardage
    Puisque tu ne me sers
    Que persiflages ;
    Je te revaudrai le refus de me transporter
    Si nous nous rencontrons
    Encore. »
  60. [Le batelier dit :]
    « Va maintenant
    Où les démons t’emportent tout entier. »

Notes

[1] Le monde des géants, où il va souvent chasser des trölls.

[2] Ou de gruau d’avoine selon les versions. Noter que, s’il arrive à Þórr de sacrifier temporairement ses boucs, leur rôle est de tirer son chariot – bref, de le porter… et non pas d’être portés par lui !

[3] Jörð « Terre ».

[4] Hildólfr « Loup-de-bataille ».

[5] Hárbarðr « Grise-Barbe ».

[6] Euh… Óðinn cache (presque) toujours son nom ! Du moins, quand cela l’arrange. Il a une pléthore d’identités de rechange… telles Hárbarðr.

[7] Le mot ögur (que j’ai traduit par « poiscaille ») est introuvable. Des experts ont avancé qu’il s’agirait des parties génitales de Þórr, doublé d’un jeu de mot sur auga « yeux ». J’ai choisi de le traduire par ögr. Þórr porte, en effet, des harengs sur son dos dans un panier (str. 3). Ce n’est pas la première fois qu’il sert de monture. Il a en effet traversé un fleuve avec un personnage appelé Aurvandill « Bâton-de-boue » dans un panier juste après son duel avec Hrungnir (Skáldskaparmál, chap. 17)… cité à la strophe suivante.

[8] Le géant Hrungnir fut vaincu par Þórr, mais lui infligea sa seule blessure (au front).

[9] Fjölvarr « Très-Prudent » (inconnu ailleurs).

[10] Alvaldi « Tout-Pouvoir », appelé Ölvaldi « Pouvoir-de-la-bière » ailleurs. Cela suggère que le détenteur du breuvage sacré est au sommet du pouvoir mythique.

[11] « Rameau magique » est une traduction (approximative) de gambanteinn.

[12] Valland « Terre-des-guerriers-occis » (francisé en Vallande) est le nom que les Vikings donnaient à la France.

[13] Littéralement, les « esclaves ».

[14] J’ai traduit einhverja par « fille », mais une autre version dit einherja « combattante-unique », terme qui n’est jamais appliqué aux femmes ailleurs. Cette dame pourrait être la fille de Billingr (Hávamál, str. 97, à 102).

[15] Berserkir « Chemises-d’ours », guerriers odiniques censés se transformer en ours. Ils sont voués à Óðinn.

[16] Hlésey « Île-de-Hlér », un nom du géant de la mer, Ægir.

[17] Þjálfi sert d’écuyer, voire de fils adoptif à Þórr.

[18] Les morts.

[19] Sif « Parenté par alliance ou mariage » est la femme de Þórr.

[20] Fjörgyn est un autre nom de Jörð, la mère de Þórr.