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Tisserande de nuages
Embarquez pour les mythes nordiques

Les magicien(ne)s du seiðr

La plus puissante magie des anciens Scandinaves
Figurine en argent (xe siècle) de Lejre (Danemark) découvert en 2009. Le personnage est a priori assis sur le haut-siège d’Óðinn. Il a donc été identifié à Óðinn… en robe, puis à Freyja, ou à Frigg, seule autorisée à s’asseoir sur le siège magique. Noter que la völva (présumée) de la tombe de Fyrkat (Danemark) avait un pendentif en forme de siège.

La magie est appelée fróðleikr « jeu-savant » ou fjölkyngi « savoir-multiples » en vieux norrois. Ces noms indiquent qu’elle inspirait le respect, voire l’admiration [1]. La magie faisait partie intégrante des croyances, si ce n’est du culte païen. Elle comprenait :

Seiðr est devenu le terme générique pour désigner la magie, voire la sorcellerie. Le seiðr avait en effet, semble-t-il, une connotation négative. En tout cas, il était redouté. Ceci expliquant peut-être cela. L’influence du christianisme a pu aussi se faire sentir. Le seiðr reste difficile à définir, malgré toutes ses mentions dans les Eddas et sagas.

Le seiðr et les vanes

Le seiðr était une coutume vane, dit Snorri (Ynglinga saga, chap. 4). On ne peut pas dire que Freyr et Njörðr en soient de fervents praticiens ! Il est vrai qu’on ne les connaît qu’après leur annexion aux ases. L’inceste, qui leur était aussi coutumier, n’a pas laissé plus de traces. On ne sait rien de la sœur et première épouse de Njörðr.

Cela dit, certains éléments sur les dieux vanes sont troublants.

Skírnir et Freyr

Skírnir, serviteur de Freyr, va séduire la géante Gerðr pour son maître (Skírnismál). Il semble bien informé en matière de seiðr. Le but de sa mission (la séduction) fait déjà planer des doutes. Les malédictions qu’il profère et les bâtons qu’il utilise le rend encore plus suspect. Il est, toutefois, bien trop viril pour être un praticien du seiðr. En revanche, muni d’un cheval pour le voyage et d’une épée pour sa mission, il pourrait être l’esprit de Freyr. Il suffirait que celui-ci soit le magicien. En tout état de cause :

Quant à Njörðr, il y a l’affaire de son (re)mariage (sur lequel je reviendrai). Njörðr ET sa seconde femme, Skaði, envoient d’ailleurs Skírnir à Freyr. Quoi qu’il en soit, le seiðr était surtout pratiqué par des femmes.

Les magiciennes du seiðr

Freyja et Heiðr

Le seiðr est enseigné aux ases par Freyja (Ynglinga saga, chap. 4), ou propagé par la magicienne Heiðr au cours de la guerre des ases et des vanes (Völuspá, str. 22) :

On l’appelait Heiðr 
Quand elle entrait dans les logis ;
Völva à la prophétie plaisante (ou juste),
Elle conjurait les bâtons magiques  (ganda) ;
Le seiðr, elle pratiquait partout ;
Le seiðr, célébrait en transe ;
Toujours, faisait le délice
D’une mariée méchante.

Heiðr est un nom typique de magicienne dans les sagas. Ici, Heiðr est apparemment l’alter ego de Freyja. Il y a, cependant, un écueil à cette interprétation.

La strophe est formelle : les völur sont des seiðkvenna « femmes-du-seiðr ». Or, Freyja n’est PAS une völva, puisqu’elle en réveille une (Hyndluljóð, str. 1). Au reste, elle n’a pas de bâton, seulement un collier. Cela étant, la völva Hyndla « Petite-Chienne » ressuscitée traite Freyja de Heiðrún « Rune-brillante » (Hyndluljóð , str. 46 et 47). Heiðrún est la chèvre de la Valhalle, qu’elle fournit en hydromel. De son côté, Heiðr est un avatar de Gullveig « Boisson-d’or » (telle l’hydromel). Heiðrún contient justement Heiðr dans son nom, au cas où on hésiterait à l’identifier à Freyja. Cette insulte suggère, cependant, que Freyja a galvaudé le seiðr pour satisfaire ses appétits sexuels (et son ambition).

À défaut d’être une völva, Freyja est une valkyrie, capable de réveiller les guerriers-occis. Les valkyries, serveuses de la Valhalle, seraient donc aussi des seiðkvenna. L’une d’elles s’appelle d’ailleurs Göndul (de gandr « bâton » – a priori spécifique au seiðr). Göndul est le nom que prend Freyja pour provoquer une guerre éternelle (Sörla þáttr, chap. 5) en échange de son collier volé. Heiðr réapparaît justement dans la Völuspá (str. 29), avant la liste des valkyries (str. 30). Ce lien présomptif entre seiðr et valkyries expliquerait qu’Óðinn soit devenu un maître du seiðr ET des valkyries.

Freyja n’est jamais vue pratiquer le seiðr. Ouvertement. La guerre éternelle est l’une des exceptions. Avec la métamorphose de son amant, le roi Óttar, en sanglier et le réveil de Hyndla.

Heiðr a plusieurs acceptions, dont l’adjectif « Brillante » et le nom féminin « Lande (où pousse la bruyère) ». Heiðingi « Habitant-de-la-lande » est un heiti pour loup, et « païen ». On ne peut négliger aucun sens.

La Petite Völuspá, contenue dans le Chant de Hyndla mentionne une Heiðr (str. 32) avant d’évoquer les völur. Celles-ci ont pour maître Viðólfr « Loup-du-bois ». Les völur sont donc liées au loup et au feu (Viðólfr est presque sûrement une kenningr pour le désigner).

Autres déesses magiciennes

Si Freyja n’est pas une völva, d’autres déesses ont des dons prophétiques. Frigg connaît tout des destins, affirme… Freyja (Lokasenna, str. 29). De plus, elle possède un valshamr « forme ou corps de faucon », comme Freyja. Ce faucon pourrait appartenir aux outils du chaman (de son « vol magique » en particulier)… surtout que Loki l’emprunte parfois. Sif est une spákona « femme-de-prophétie ». Iðunn est interrogée sur les destins des dieux (Hrafnagaldur Óðins, str. 9 et 11). Elle séjourne sous terre transformée en louve (la métamorphose semble être une application du seiðr) dans ce poème tardif. Il est plausible que Nanna soit une valkyrie (le pluriel de son nom est un heiti pour les désigner). Elle envoie une étoffe de lin à Frigg de chez Hel. Or, des femmes-cygnes et valkyries sont en train de filer du lin quand elles rencontrent l’alfe Völundr et ses frères (Vólundarkviða, prologue). Et on verra que ceci n’est peut-être pas dû au hasard.

Ces quelques jalons posés voyons les spécificiés du seiðr.

Fonctions du seiðr

Le seiðr a diverses applications, bonnes ou mauvaises :

Ses actions bénéfiques, en dehors de la prophétie, sont rarement évoquées.

Divination : la seiðkona et la völva

La Saga d’Oddr aux flèches du xive siècle présente une prophétesse (chap. 2) :

Une femme se nommait Heiðr. C’était une völva et une seiðkona qui savait les choses avant qu’elles n’arrivent par sa magie (fróðleikr). Elle allait à des fêtes et disait le temps qu’il ferait en hiver et leur destin aux hommes. Elle était assistée de quinze garçons et de quinze filles.

Le rite divinatoire avait lieu de nuit. La praticienne était assise sur une sorte de plateforme (le seiðhjall). Un chant magique (les varðlokkur, de lokka « séduire »), qu’on disait fort beau, convoquait les esprits. Des assistantes (bénévoles ou pas) de la seiðkona formaient un cercle autour d’elle pour le chanter (Saga d’Eiríkr le Rouge, chap. 4). Celle-ci entrait alors en transe et faisait ses prédictions.

Noter, au passage, que la seiðkona sur son siège en hauteur entourée de ses assistantes rappelle Menglöð « Joli ou Joyeux-Collier » sur son mont, entourée de ses suivantes (Fjölsvinnsmál, str. 40).

Dans tous les cas de figure, la magicienne ne se déplaçait pas sans invitation. Une fois requise, elle prédit… qu’on le veuille ou non (Saga d’Oddr aux flèches, chap. 2).

La plus célèbre seiðkona serait donc… la völva anonyme, narratrice de la Völuspá – pas moins.

La branche du seiðr consacrée à la divination se distingue parce que la seiðkona qui l’exerce est appelée völva. Or, si seiðkona est, en général traduit par « sorcière », la völva l’est plutôt par « prophétesse » – nettement moins péjoratif.

Noter qu’Óðinn a un haut-siège (sur lequel seule Frigg est aussi autorisée à s’asseoir)… qui permet de voir dans tous les mondes.

Maléfices

L’autre grand secteur du seiðr permet d’affecter, voire de contrôler l’esprit d’un autre (bien vivant cette fois). En général, pour le tromper. Il peut s’agir d’une potion à avaler, d’illusions des sens, en particulier visuelles (sjónverfingar), etc. Il peut servir à faire oublier, à séduire, à cacher quelqu’un, etc.

La quenouille de Katla

Un texte (Eyrbyggja saga, chap. 20) me semble contenir des indices sérieux sur le seiðr, sous forme de clichés. En tant que tels, ceux-ci pourraient avoir conservé des éléments essentiels sur le sujet. Pour résumer, une veuve appelée Katla, s’emploie à cacher son fils Oddr, grâce au seiðr. Un groupe d’hommes décidés à tuer Oddr viennent fouiller sa maison. Ils s’avèrent incapables de le trouver seuls.

La première fois, ils trouvent Katla assise sur un siège en hauteur à filer de la laine. Filer nécessite un fuseau et une quenouille ; seule la quenouille (rokkr) est mentionnée. À leur deuxième visite, elle démêle les poils de sa chèvre (mâle) et taille son toupet et sa barbe. La chèvre est Oddr métamorphosé. La quenouille est posée sur le banc. À leur troisième descente, Katla file à nouveau. Oddr est caché sous l’âtre. Les hommes cassent la quenouille en mille morceaux avant de partir. À leur dernière visite, une femme au manteau bleu les accompagne. Ce manteau signale une magicienne. Celle-ci couvre la tête de Katla d’une peau de phoque. Oddr est trouvé et tué.

Retenir, dans l’immédiat, la quenouille (mentionnée cinq fois) et la chèvre.

Le gandr

L’Historia Norwegiæ (xiie siècle) est le plus ancien texte sur les chamans saames. Selon son auteur norvégien anonyme, ceux-ci utilisaient un gandus : un esprit impur (immundum spiritum) qui se change en animal aquatique ou en pieu. Ce gandus latin est une traduction du gandr norrois. Le gandr « bâton (magique) » (pl. ganda) était l’instrument de la seiðkona viking. On ne sait pas s’il avait une fonction pratique (et encore moins laquelle), ou si ce n’était qu’un insigne de pouvoir.

Un roc pesait sur plusieurs des bâtons exhumés (à Kaupang en Norvège et à Fuldby au Danemark). Des anneaux ou breloques de métal étaient enfilés sur certains. Secouer le bâton aurait produit leur cliquetis. Bref, tout concourt à penser que le bâton de la völva avait un rôle magique. Peut-être lui servait-il de moyen de transport dans le monde des esprits… comparable au balai de la sorcière.

Bâton en fer de la tombe d’une femme à Fuldby, Danemark. Une grande partie de ces bâtons de fer sont d’un modèle similaire.

Le gandr se retrouve dans Jörmungandr, surnom du serpent du Miðgarðr, et Vánagandr, surnom du loup Fenrir. C’est à se demander, au reste, si la véritable patronne du seiðr n’était pas leur sœur : Hel, au corps mi-rose (vivant), mi-bleu ou noir (mort).

La völva portait un bâton, le völr… jusque dans son nom. On ne sait pas si gandr et völr sont équivalents. L’archéologie a déterré plusieurs bâtons de fer dans des tombes de femmes (et de rares hommes) et des bâtons de bois (plus périssables). Le bâton de la völva de la Saga d’Eiríkr le Rouge suggère que ces femmes ensevelies sont des völur et seiðkvenna.

Quenouille

Les bâtons retrouvés ressemblent à une quenouille. En effet, si la quenouille peut être un simple bâton, beaucoup d’entre elles sont terminées par une espèce de cage d’osier dans laquelle on met la matière brute à filer. Et cette cage se retrouve en haut de nombreux bâtons de fer.

Une femme, suspectée d’être une völva, reposait dans la tombe d’Oseberg en Norvège (ixe siècle). Elle n’avait pas de bâton de fer, ni de quenouille. En revanche, sa chambre funéraire contenait l’équipement de filage et tissage le plus complet jamais retrouvé, en plus d’une collection de textiles (fragmentaires).

Noter qu’Óðinn, à défaut de bâton, a une lance (magique) pour attribut.

Seiðr et chamanisme

Le seiðr est imprégné de chamanisme. La question, débattue depuis un siècle, ne fait plus guère de doute (John McKinnel, 1998). Son usage de la transe extatique en est un signe incontestable. La question est plutôt de savoir désormais si ce chamanisme est emprunté aux Finnar (les Saames et les Finlandais). Ou s’il est importé des Germains.

Loki accuse Ódinn de pratiquer le seiðr sur Sámsey. Cette île peut être Samsø, au large du Danemark (Ursula Dronke). Sámsey pourrait aussi être l’« Île-des-Saames » (Lokasenna, str. 24). Loki traite Ódinn de vitki (de vitask « recouvrer les sens après un évanouissement ») – référence à la transe chamanique. Il lui dit aussi qu’il bat du tambour comme une völva. Le tambour est l’instrument principal du chaman saame. Aucune völva n’en a.

Les magiciens du seiðr et l’ergi

Óðinn est devenu un adepte du seiðr, voire son maître (Ynglinga saga, chap. 7). Pourtant, celui-ci exigeait une conduite « indigne d’un homme », l’ergi. Être argr (adj. dérivé de l’ergi) était une insulte infamante réprimée par la loi après la conversion. La nature exacte de l’ergi n’est pas précisée, mais elle avait un caractère sexuel ou, pour le moins, transgressif de genre.

Un praticien du seiðr était un seiðmaðr « homme-du-seiðr », ou un seiðberendr. Berendr (de bera « porter des enfants ») se rapporte aux organes reproducteurs des femelles animaux, en particulier de la vache) [2]. Si le vagin est concerné, l’utérus ne l’est pas moins. L’insulte courante était d’« être une femme toutes les neuf nuits » (la jument et la chienne en particulier). Le seiðr permettait ou utilisait, d’évidence, la métamorphose et une de ses dérivations spécifiques, la transsexualité.

Il n’était pas sans danger d’être un seiðmaðr, même au temps du paganisme. Le fils d’un roi du début xe siècle en subit les conséquences (Saga de Haraldr à la Belle Chevelure, chap. 36) :

Rögnvaldr Réttilbeini gouvernait le Haðaland ; il apprit la magie et se fit seiðmaðr. Le roi Haraldr pensait du mal des seiðmenn. Au Hörðaland, il y avait un seiðmaðr appelé Vitgeirr ; le roi lui envoya un message et le pria de cesser de pratiquer le seiðr. Il répondit et dit :
C’est faire peu de mal (courir peu de danger ?)
Que nous fassions magie,
Hommes de basse naissance,
Et vieilles femmes,
Quand Rögnvaldr en fait,
Réttilbeini,
Fameux fils d’Haraldr,
Au Haðaland.
Mais quand le roi Haraldr entendit cela, alors Eiríkr [à la Hache sanglante] se rendit sur son ordre en Uppland et arriva au Haðaland. Il brûla chez lui Rögnvaldr, son frère, avec quatre-vingts seiðmenn, et cet acte fut hautement loué.

La réprobation n’était pas générale. Comment expliquer autrement les tertres sous lesquels des hommes ont été ensevelis avec des bâtons de fer et des objets traditionnellement féminins ?

Óðinn et le seiðr

Le chef des ases est un seiðberendr. Il utilisa le seiðr pour séduire Rindr « Terre », selon un poème du scalde Kormákr Ögmundarson (xe siècle). Pour Saxo Grammaticus ↗ (xiie siècle), cette conquête n’était ni plus ni moins qu’un viol. Óðinn se déguisa en femme pour l’approcher et concevoir Váli avec elle. Il fut exilé temporairement pour ce crime.

Óðinn peut manipuler le temps, les gens et les événements. Il peut surpasser le plus savant des géants (Vafðrúðnismál). Il connaît tout des destins et égale jusqu’à sa femme Frigg sur ce point (Lokasenna, str. 21). Mais il ne peut déjouer le Destin.

Loki et le seiðr

Loki est un seiðberendr pur jus et pratique l’ergi. Il met bas le cheval Sleipnir métamorphosé en jument. Óðinn et lui s’accusent mutuellement d’ergi au banquet des dieux (Lokasenna, str. 23 et 24). Il est assez plaisant que Njörðr, pendant de la déesse germanique Nerthus, accuse à son tour Loki d’ergi (Lokasenna, str. 33)…

Þórr, l’ergi et le bâton magique

Þórr n’est peut-être pas imperméable à l’ergi, ni tout à fait ignorant en matière de seiðr. En tout cas, il s’est travesti en une occasion (Þrymskviða, voir la ballade Thor d’Asgard). Le géant Þrymr lui vole son marteau, à l’air résolument phallique. Loki est envoyé à sa recherche dans la tenue de faucon de Freyja. Il le trouve, mais Þrymr exige d’épouser Freyja en échange. Celle-ci refuse. Heimdallr conseille alors à Þórr de s’affubler en Freyja pour le récupérer. Þórr obtempère sans enthousiasme. Il revêt la robe de Freyja et porte son collier. Loki l’accompagne, travesti en chambrière. Þórr recouvre son outil ET sa virilité en massacrant Þrymr & Cie.

Þórr est, par ailleurs, l’intime de plusieurs völur. L’une d’elles va jusqu’à lui confier son bâton, qui le sauve dans la maison des… chèvres (geitahús).

Toutefois, Þórr est complètement démuni face aux illusions visuelles du géant-magicien ÚtgarðarLoki, alias Skrýmir (Gylfaginning, chap. 45 à 48).

Le rire de Skaði et le seiðr

Skaði, Loki et la chèvre

La géante Skaði « Péril » se pointe chez les dieux (en tenue masculine de combat). Elle leur impose ses conditions pour le meurtre de son père : la faire rire (Skáldskaparmál, chap. 1). Loki se dévoue et les sauve. Il noue ses testicules à la barbe d’une chèvre (femelle) par une corde. Les deux protagonistes tirent à hue et à dia sur la corde jusqu’à ce que Loki tombe sur les genoux de Skaði, qui rit.

Plusieurs éléments de cette scène hallucinante orientent, à mon avis, vers le seiðr :

La pantomime de Loki cache peut-être plus qu’elle ne montre. La völva ou la seiðkona portait un bâton. L’archéologie suggère fortement que son modèle était une quenouille. L’instrument sert à filer des fibres (lin, laine de mouton, poils de chèvre, etc.). Or, il n’existe qu’une technique pour filer au fuseau [3].

Le filage au fuseau

La filandière, debout ou assise, tient d’un côté un long bâton (la quenouille) au bout duquel la laine brute est maintenue (souvent dans une espèce de cage en osier). Debout, elle coince cette quenouille sous son bras ; assise, elle peut aussi le coincer à la verticale entre ses genoux. Sa main reste ainsi libre pour tirer et faire tourner le fil qui dépasse de la quenouille entre ses doigts. Le bout de ce fil est attaché à un fuseau. Le fuseau (snælda) est un court bâton (20 cm en moyenne) terminé par un poids perforé (snúðr) en argile, en pierre, en verre, etc. La main opposée au bras qui tient la quenouille fait tourner le fuseau (comme une toupie) sur lequel s’enroule le fil.

La position de la filandière avec sa quenouille et son fuseau.

Se représenter maintenant une chèvre à la place de la laine sur la quenouille, une corde en guise de fil et Loki à la place du fuseau. Le mouvement imposé à la corde imite le filage… qui s’achève entre les genoux de Skaði.

Noter que le sens initial du verbe filer… est « tirer, étirer » [4].

Skaði, Loki et le serpent

Une seconde scène a lieu entre Loki et Skaði (Gylfaginning, chap. 50). Elle forme, à mon avis, une paire avec la première. Skaði suspend un serpent venimeux au-dessus du visage de Loki au tournant du Destin-des-puissances. Loki ligoté (par les dieux cette fois) gigote à nouveau… tel un fuseau. Le serpent est le gandr de la seiðkona ET remplace la quenouille-chèvre.

Interprétation

L’interprétation de ces scènes se résume à deux questions. Leur réponse est plus hypothétique :

SCÈNE 1 : la chèvre
Skaði vient venger son père, voire déclarer la guerre aux ases (sa tenue est significative). Elle accepte un mari et le titre de déesse qui va avec. Mais elle impose aussi aux ases une conciliation impossible à satisfaire. Loki s’en charge et sauve les ases.

Déchiffrer la scène énigmatique qui fait rire Skaði laisse entrevoir autre chose. Loki s’y fait l’instrument passif (le fuseau), l’allié secret du Destin, incarné par la porteuse de bâton (ou quenouille). Skaði peut rire. D’un rire incompréhensible pour les ases.

SCÈNE 2 : le serpent
La seconde scène rejoue la première, en négatif. Loki est ligoté par les ases. Le venin qui s’écoule sur lui ne le tue pas (comme il tuera Þórr). Son poison l’agite violemment, mais le libère aussi de ses entraves. Loki devient alors l’instrument actif du Destin en déclenchant le Ragnarök, programmé de longue date.

Skadi a averti Loki qu’il n’aurrait d’elle que des conseils funestes s’il a participé au meurtre de son père (Lokasenna, str. 51). Quand elle suspend un serpent au-dessus de lui, tout porte à croire qu’elle se venge. Or, le serpent remplace la chèvre. Ou plutôt la quenouille. Et Skaði la tient. Mais, au lieu de créer un fil, elle le rompt… et libère Loki. Pourtant, elle lui prodigue bel et bien un conseil funeste (littéralement, froid et fatal). Loki déclenche le Ragnarök (aussi appelé Hiver-terrible) qui venge, in fine, la mort du père de Skaði par les dieux réunis.

La quenouille et le bâton magique

Frigg aurait été la grande filandière mythique, selon la constellation appelée Friggjarrokkr « Quenouille-de-Frigg ». Placer la quenouille dans les étoiles révèle l’importance de sa détentrice. Dès lors, on peut même se demander si le haut-siège d’Óðinn ne lui avait pas appartenu jadis…

Cette quenouille cosmique serait issue d’un folklore postérieur aux Vikings. De fait, seul Snorri relate la scène de Loki et de la chèvre (xiiie siècle). Et son énigme est coriace ! Le serpent de Skaði est aussi de son cru. La littérature a beau être quasi muette sur le sujet, l’archéologie est formelle. Des femmes de l’époque viking, sinon antérieures, ont été inhumées avec un bâton de fer. Et ce bâton rappelle sacrément une quenouille.

Le fil de la terre

L’étymologie de seiðr reste débattue. Le sens de « cordon, ficelle » a été proposé [5]. En tout cas, il renverrait à l’idée de lier (via une racine indo-européenne).

Le serpent du Miðgarðr, en plus de Jörmungandr, est appelé endiseiðs allra landa « limite-magique (?) de toutes les terres » dans un poème du ixe siècle (Ragnarsdrápa, str. 15). Bref, il se pourrait que le nom de celui qu’on appelle aussi Corde-de-la-terre soit à prendre littéralement.

Ce qui nous ramène aux dieux, qu’on appelle liens, et à la place du seiðr dans le paganisme scandinave.


Notes

[1] Jenny M. Jochens, « Magie et répartition entre hommes et femmes dans les mythes et la société germanico-nordiques à travers les sagas et les lois scandinaves », dans Cahiers de civilisation médiévale,, 36e année (n° 144), octobre-décembre 1993. <doi : https://doi.org/10.3406/ccmed.1993.2571>

[2] Folke Ström, Nið, Ergi and Old Norse Moral Attitudes, The Dorothea Coke memorial lecture in Northern studies delivered at University College, London, 13 May 1973, Viking Society for Northern Research, 1974.

[3] Le rouet n’a été inventé qu’au xve siècle. Le filage au fuseau était la seule technique disponible auparavant.

[4] Karen Beck-Pedersen, The Norns in Old Norse Mythology, Dunedin, 2011 (p. 80).

[5] Heldar Heide, « Spinning seiðr », dans Anders Andrén, Old North Religion in Long-Term Perspectives, Nordic Academic Press, 2006.