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Tisserande de nuages
Embarquez pour les mythes nordiques

Les poèmes runiques

Pierre de Rök (Suède), considérée comme la « Pierre de Rosette ↗ » nordique. Photo d’Harald Faith-Ell (1934). Source : domaine public, via Swedish National Heritage Board

Les runes sont les « lettres » d’un système d’écriture original inventé par les Germains. Elles ont été adoptées, voire adaptées, par les Scandinaves, les Anglo-Saxons et les Frisons. Elles sont contenues dans les fuþark ou « alphabets » runiques.

Chaque rune a une forme et un nom, et renvoie à un son. Chacune a aussi un sens (conceptuel), comme c’était déjà le cas des lettres grecques, empruntées aux Phéniciens. On connaît le son des runes grâce à divers manuscrits médiévaux. On connaît leur nom et leur sens grâce aux poèmes runiques.

Je rappelle que le sens premier du mot rún (pl. rúnar) « rune » est secret.

Ce que sont les poèmes runiques

Les poèmes dits runiques, au-delà de leur fonction d’abécédaire, définissent le concept de chaque rune (enfin… par énigme interposée !).

Ces textes, intitulés « poèmes » par convention, étaient appelés þrideilur « trois-parties » et tvídeilur « deux-parties » au xviie siècle (R.I. Page), quand la runologie avait la faveur des érudits scandinaves. C’est que les premiers contiennent trois vers par rune (tels le poème islandais) ; les seconds, seulement deux (tels le poème norvégien). Au xviiie siècle, les þrideilur désignaient aussi l’ensemble de ces textes subordonnés à la division en trois ættir des fuþark.

Il existe quatre de ces poèmes (et leurs variantes selon les manuscrits) :

Le poème germanique a disparu, si tant est qu’il ait existé. Le fuþark germanique a 24 runes divisées en trois ættir « familles » de 8 runes. Le nouveau fuþark, ou fuþark scandinave, n’a que 16 runes. La première ætt, à 6 runes, préserve l’acronyme fuþark. Les 2 autres ættir ont donc 5 runes chacune.

Les manuscrits

Les plus anciens manuscrits du poème norvégien (xiiie siècle) et du poème anglo-saxon (xiiie siècle) ont brûlé. Il n’en reste que des copies des xviie et xviiie siècles. Le poème islandais (contenu dans deux manuscrits du xvie siècle pour les plus anciens) est illisible à certains endroits. Établir un texte fiable est donc une gageure. Quant à l’Abecedarium nordmannicum, une restauration malencontreuse l’a détérioré irréversiblement.

L’Abecedarium nordmannicum

L’« abécédaire » est le plus ancien manuscrit conservé des poèmes runiques (ixe siècle). Des copies antérieures à sa détérioration permettent de le lire encore. Il se résume quasiment à une énumération des runes et de leur nom. Et pourtant, le sens de certaines surnage :

feu première ; ur ensuite ; thuris troisième lettre ; os la suit ; rat en fin ;
Chaon alors s’accroche ; hagall la tient ; naut ; is ; ar ; Sol ;
Tiu ; brica et l’homme au milieu ; lago la brillante ; yr tient le tout.

Trois parties sont définies. Toutefois, l’acronyme fuþark est tronqué. La dernière rune de la première ætt devient la première rune de la deuxième. Il est toutefois précisé qu’elle « s’accroche » (ou quelque chose comme ça), a priori à la rune suivante.

La vocation de cet abécédaire est de se rappeler la liste et l’ordre des runes. À son exception près (et encore), ne voir dans les poèmes runiques qu’un outil mnémotechnique irait à l’encontre de l’esprit du Nord. De plus, la valeur culturelle des poèmes serait largement réduite.

Le poème runique norvégien

Chaque rune du poème norvégien est suivie de deux vers énigmatiques. La première énigme permet de trouver le nom de la rune. La seconde semble, en général, sans rapport avec le vers précédent ou le nom de la rune.

Les trois copies manuscrites du poème norvégien sont du xviie siècle. Elles présentent quelques variantes assez négligeables – sauf une : le nom de la rune est indiqué dans un manuscrit (Inmaculada Senra Silva). Il s’agit sans doute d’un ajout de l’érudit copiste qui a résolu l’énigme (ou connaissait son nom).

1re ætt
La richesse cause la discorde entre proches ;
Le loup vit dans la forêt.
úr(r) La scorie vient de fer mauvais ;
Souvent renne galope sur neige glacée.
þurs Le þurs (géant) génère l’angoisse de la femme ;
Le malheur rend peu enjoué.
óss L’estuaire est la voie de maints voyages ;
Mais le fourreau l’est de l’épée.
reið La chevauchée est dite la pire chose pour les chevaux ;
Reginn forgea la meilleure épée.
kaun L’ulcère est la malédiction de deux enfants ;
L’adversité rend le corps blême.
2e ætt
hagall La grêle est la plus froide graine ;
Le Christ a créé le monde archaïque.
nauðr La nécessité laisse peu de choix ;
L’homme nu est gelé par le froid.
íss La glace est appelée le large pont ;
L’aveugle doit être guidé.
ár L’année fertile est une aubaine pour les humains ;
Je dis que Fróði fut généreux.
Sól Sól « Soleil » est la lumière de la terre ;
Je me prosterne devant le divin décret.
3e ætt
Týr Týr « Dieu » est l’ase à une main ;
Souvent le forgeron doit souffler.
bjarkan Le bouleau a le plus vert feuillage des feuillées ;
Loki fut en fourberie fortuné.
maðr L’humain est [ajout de] poussière ;
Grande est la serre de l’épervier.
lögr L’eau jaillit de la cascade d’un mont ;
Mais d’or sont les ornements.
ýr L’if est le plus vert des arbres en hiver ;
Il espère crépiter quand il brûle.

Le poème runique islandais

Chaque strophe du poème islandais est constituée de trois vers et, plus exactement, de kenningar.

Les deux plus anciens manuscrits de ce poème sont du xvie siècle. La dernière rune y est illisible dans l’un et manque dans l’autre (R.I. Page). Étant la seule rune de l’ancien fuþark à avoir changé de place, c’est d’autant plus regrettable. Dans le premier manuscrit, le nom des runes est indiqué par une équivalence en latin, ou un dieu romain.

Ces deux manuscrits sont si différents l’un de l’autre que R.I. Page ↗ doute qu’ils proviennent d’un même original. Un texte fiable est donc impossible à établir, car tous les manuscrits ultérieurs se basent sur eux.

1re ætt
La richesse est cause de discorde entre proches,
Et le fanal des flots,
Et le sentier du serpent.
Aurum (« or » en latin).
úr(r) L’averse est larmes de nuages,
Et la destructrice du foin,
Et la haine du berger.
þurs Le þurs (géant)       est le tourment des femmes,
Et l’habitant des rocs escarpés,
Et l’époux de Varðrún (géante).
óss L’ase est le vieux Gautr,
Et le roi-guerrier (jöfurr) d’Ásgarðr,
Et le chef de la Valhalle.
reið La chevauchée est la félicité de l’assis,
Et un voyage rapide,
Et le labeur du coursier.
kaun L’ulcère est la malédiction des enfants,
Et un fléau,
Et une maison de mortification.
2e ætt
hagall La grêle est une graine froide,
Et une averse de clous,
Et la maladie des serpents.
nauðr La nécessité est le tracas de la servante,
Et un dilemme oppressant,
Et une tâche humide et fastidieuse (ou un logement déplaisant).
ís(s) La glace est l’écorce des fleuves,
Et le chaume de la vague,
Et le péril des mortels.
ár L’année fertile est un bénéfice pour les hommes,
Et un bon été,
Et un champ fécond.
Sól Sól « Soleil » est le bouclier des nuages,
Et un rayon brillant,
Et une roue tournoyante.
3e ætt
Týr Týr est l’ase à une main ;
Et les restes du loup,
Et le chef des temples (ou le frère de Baldr, ou le père de Frigg).
bjarkan   Le bouleau est un rameau feuillu,
Et un petit arbre,
Et un beau bosquet.
maðr L’homme est la joie de l’homme,
Et [un ajout] de poussière,
Et un orneur de navires.
lögr L’eau est une eau bouillonnante,
Et un large chaudron,
Et la prairie du poisson.
ýr L’if est un arc tendu,
Et un fer fragile,
Et le Fárbauti de la flèche.