Hávamál « Les dits du Très Haut »
Nouvelle traduction PARTIELLE du 2e poème de l’Edda poétique
(xiiie siècle, auteur anonyme)
Ce poème, composite de l’avis des experts, est aussi le plus long (164 strophes). Il a été divisé en six parties par le philologue allemand Karl Müllenhoff ↗ (1818-1884), plus ou moins acceptées par les experts – notamment les trois dernières :
- Loddfáfnismál « Dits-à-Loddfáfnir » (str. 111 à 137) ;
- Rúnatal « Énumération-des-runes » (str. 138 à 145) ;
- Ljóðatal « Énumération-des-chants » (str. 146 à 164).
Je ne donne qu’une traduction très partielle du poème (44 strophes). J’ai choisi les parties indispensables à la cause des mythes (mais pas seulement). Il me semblait essentiel de narrer l’épisode fameux de la pendaison d’Óðinn à l’arbre du monde, par exemple. En principe, les passages traduits forment des touts.
Lien vers le texte en langue originale heimskringla.no ↗
1re partie (str. 1 à 80 ou 83)
- Toutes les portes,
Avant d’approcher,
Il faut examiner,
Il faut épier,
Car il est difficile d’apprécier
Où des ennemis sont
Assis devant sur les bancs.
[…]
- « Le héron d'oubli se nomme
Ce qui plane au-dessus des banquets ;
En douce, il dérobe ses sens à l’homme.
Dans les plumes de cet oiseau,
J’étais empêtré
Dans l’enclos de Gunnlöð [1]. - Ivre je devins,
Devins ivre mort,
Chez le sage Fjalarr ;
Le meilleur banquet est celui
Où chaque homme recouvre
Ses sens après ».
[…]
- Le troupeau périt,
Les parents périssent,
Soi-même tout pareil,
Mais le renom
Jamais ne périt,
Celui bien acquis. - Le troupeau périt,
Les parents périssent,
Soi-même tout pareil ;
Je sais une chose
Qui jamais ne périt,
L’opinion sur chaque occis.
[…]
- Il est donc prouvé
Que ce que tu demandes aux runes
D’origine fameuse,
Que les puissances ont faites,
Que l’Illustre-poète a teintes,
Les garde le mieux
Celui qui reste silencieux.
2e partie (str. 81 ou 84 à 96)
[…]
- Paroles de pucelle,
Nul ne devrait croire,
Ni ce que dit femme,
Car sur une roue tournoyante
Leur cœur a été fait
Et le caprice mis en leur sein. - Arc qui craque,
Feu qui flambe,
Loup qui baye,
Corbeau qui croasse,
Cochon qui braille,
Arbre sans racines,
Mer qui monte,
Bouilloire bouillante, - Flèche qui vole,
Vague qui tombe,
Glace récente,
Serpent lové,
Mots de lit de mariée,
Ou épée brisée,
Jeux d’ours,
Ou fils de roi, - Veau malade,
Esclave libre d’esprit,
Paroles aimables de völva,
Guerrier frais trépassé, - Champ tôt ensemencé :
Que nul homme n’ait confiance,
Ni trop vite en son fils ;
Le temps contrôle le champ,
Et l’esprit, le fils.
Chacun d’eux est un risque.
[…]
3e partie (str. 97 à 110)
- « La fille de Billingr [2]
Je trouvais sur un lit,
Blanc soleil assoupi ;
Le délice d'un prince
Ne me semblait rien,
Á moins de vivre près de ce corps. » - « Vers le soir,
Óðinn, tu dois revenir,
Si tu veux te gagner la fille ;
Infortune ce serait
Si d’autres apprenaient
Faute pareille entre nous. » - « Je retournais
– Je me croyais aussi aimé –
À un désir assuré ;
De cela je pensais
Que j’aurai
Tout son cœur et sa volupté. - Quand je revins la fois suivante,
Les guerriers qualifiés
Étaient tous éveillés,
Avec des lumières flambantes
Et des torches brandies ;
Ma route de tracas était donc tracée. - Et vers le matin,
Quand je revins encore,
La maisonnée était endormie ;
Je trouvais juste la chienne
De l’affable femme
Liée au lit. - Plus d’une chaste pucelle,
À y regarder de près
Est capricieuse envers les hommes.
J’en fis l’expérience
Quand l’adroite donzelle
Que m’efforçais de séduire,
D’affronts en tous genres,
La finaude me couvrit
Et je n’eus rien d’elle. » - Chez lui, l’homme joyeux
Et enjoué avec des invités,
Devrait être perspicace sur lui-même,
Attentif et loquace
S’il veut être informé ;
Souvent devrait parler de choses plaisantes ;
Colossal-Sot est appelé
Qui sait peu dire ;
Tel est le propre du demeuré. - « Le vieux géant, je visitais.
Maintenant que je suis revenu,
Je gagnais peu à rester là silencieux ;
Des flots de paroles
J’ai prononcé à mon avantage
Dans la halle de Suttungr [3]. - Gunnlöð me donna,
De son siège doré,
À boire l’hydromel précieux.
Vile récompense
Je réservais plus tard
À son cœur loyal,
À son esprit troublé. - La bouche de Rati
Me fraya passage
Et rongea le roc
Dessus et dessous,
Je me tenais sur la route des géants,
Aussi risquais-je ma tête. - D’une apparence chère payée,
Je tirais grand profit ;
Peu manque au sage,
Car Óðrerir
Est à présent arrivé
Sur la vague du temple de la terre. - Je doute
Que j’aurais pu sortir
Des enclos des géants
Si je n’avais joui de Gunnlöð,
La femme estimable,
Sur laquelle j’ai posé le bras. » - Le lendemain,
Les géants-du-givre,
À la halle du Très-Haut se rendirent,
Pour avoir son avis.
De Bölverkr [4], ils s’enquirent,
Était-il de retour chez les puissances unies
Ou Suttungr de bon droit l’avait-il détruit ? - « Un anneau, je pense,
Qu’Óðinn portait.
Qui croira son serment ?
Suttungr leurré,
Il a quitté le banquet
Et, Gunnlöð, fait pleurer. »
4e partie : Loddfáfnismál « Dits-à-Loddfáfnir » (str. 111 à 137)
- « Un dit, il est temps d’entonner
Sur le siège du þulr [5]
Près de la source d’Urðr ;
Je vis et je me tus,
Je vis et je réfléchis,
J’écoutai le dit des hommes,
Des runes, j’entendis les sentences,
Je ne taisais pas leurs conseils
Près de la halle du Très-Haut,
Dans la halle du Très-haut,
J’entendis ainsi parler :
[…]
- « Je te conseille, Loddfáfnir,
De suivre ce conseil
Profitable te sera, si tu le suis ;
Bénéfique te sera, si tu t’y plies ;
De þulr grisonnant
Jamais ne ris ;
Souvent est bon ce que vieillard dit ;
Souvent, des peaux à rides
Sortent des mots limpides,
Ceux qui pendouillent parmi les cuirs
Et pendent parmi les parchemins
Et se dandinent parmi les scélérats.
[…]
- Je te conseille, Loddfáfnir,
De suivre ce conseil ;
Profitable te sera, si tu le suis ;
Bénéfique te sera, si tu t’y plies ;
Où tu bois bière,
Choisis la force de la terre,
Car la terre combat beuverie
Mais le feu, les contagions ;
Le chêne, la constipation ;
L’épi de maïs, la magie ;
La halle, les conflits domestiques ;
Contre haines, on doit invoquer la lune ;
Contre morsures, l’alun ;
Et contre malheur, les runes ;
La terre [ferme] sera prise contre crue. »
5e partie : Rúnatál « Énumération-des-runes » (str. 138 à 145)
- « Je sais que je pendis
Sur un arbre venteux
Pour neuf longues nuits
Percé d’une lance
Et donné à Óðinn,
De moi à moi-même,
Sur cet arbre,
Dont nul homme ne sait,
De quelle racine il tient. - Nul ne me réjouit d’un pain ou d’une corne,
Je baissais les yeux,
Je ramassais les runes,
En hurlant je les (ap)pris.
À nouveau je retombais. - Neuf chants illustres
J’appris du fils fameux
De Bölþörrn, père de Bestla [6],
Et j’ai pu boire,
Puisé d’Óðrerir [7],
L’hydromel précieux. - Alors fertile je fus
Et savant je devins ;
Je poussais et prospérais.
Mot après mot,
En surgissait devant moi un nouveau ;
Acte après acte,
En surgissait devant moi un nouveau. » - « Les runes tu trouveras
Et en expliqueras les bâtons,
De très longs bâtons,
De très droits bâtons
Que l’Illustre-poète a teint
Que les puissances supérieures firent
Et que Hroptr [8] grava parmi les dieux. » - Óðinn pour les ases,
Mais Dáinn [9] pour les alfes,
Dvalinn [10] avec les nains,
Ásviðr avec les géants ;
J’ai gravé certaines moi-même. - Sais-tu comment il faut inciser ?
Sais-tu comment il faut interpréter ?
Sais-tu comment il faut teindre ?
Sais-tu comment il faut tester ?
Sais-tu comment il faut invoquer ?
Sais-tu comment il faut sacrifier ?
Sais-tu comment il faut lancer ?
Sais-tu comment il faut immoler ? - Mieux vaut ne pas demander
Que trop sacrifier :
Un présent attend récompense ;
Mieux vaut ne pas envoyer
Que trop gaspiller,
Grava ainsi Þundr
Avant le destin des peuples,
Où il se dressa
Quand il revint. »
6e partie : Ljóðatal « Énumération-des-chants » (str. 146 à 164)
-
Je connais ces chants
Que ne connaissent ni femme de roi
Ni fils de personne
Le premier s’appelle aide
Et il t’aidera
Contre plaintes et chagrins
Et totales afflictions. -
Je connais ce deuxième
Dont les fils des mortels ont besoin,
Ceux qui veulent vivre en médecins. -
Je connais ce troisième
S’il m’arrive grand besoin
D’une entrave pour mes ennemis
J’émousse les tranchants
De mes adversaires
Dont ne mordent plus ni armes ni instruments.
[…]
-
Je connais ce cinquième
Si je vois la lance par vilenie
Voler dans la bataille,
Elle ne file si fort
Que je ne la stoppe
Si j’y pose l’œil. -
Je connais ce sixième
Si me blesse un guerrier
Des racines d’un arbre solide
Et que cet homme
En moi des rages appelle,
Que ce mal le ronge plutôt que moi. -
Je connais ce septième
Si je vois une haute halle
En flammes sur des compagnons-de-table
Elle ne flambe pas si fort
Que je ne la sauve
Quand je peux chanter un sort.
[…]
- « Je connais ce quatorzième :
Si je dois devant la gent humaine
Dénombrer les dieux,
Des ases et des alfes,
Je connais toutes les différences
– Que peu d’ignorants connaissent. » - « Je connais ce quinzième
Que le nain Þjóðreyrir [11] hurla
Devant les portes de Dellingr [12] ;
Force, il hurla aux ases,
Mais audace aux alfes,
Réflexion à Hroptatýr. »
Notes
[1] Gunnlöð « Invitation-au-combat ».
[2] Billingr « Jumeau ».
[3] Suttungr n’a pas d’étymologie sûre. En revanche, le personnage est important. Il a a priori été supplanté par Óðinn. En effet, Suttungr est inn aldna jötum « le vieux géant » tandis qu’Óðinn est « le Vieux » (Völuspá, str. 28).
[4] Bölverkr « (le) Malfaisant » – Óðinn.
[5] Un þurl est assez difficile à définir précisément. Disons que c’est un porte-parole, le conseiller d’un roi ou chef et un poète.
[6] Bestla est la mère d’Óðinn et de ses frères, Vili et Vé. Bölþorn « Épine-de-malchance » est le père de Bestla (voir Ymir, le géant primordial).
[7] Óðrerir « Stimulateur-de-fureur » est un nom de l’hydromel apparemment. Par métonymie, il est devenu le chaudron de l’hydromel, en particulier pour Snorri. Les noms d’Óðinn et Óðr sont contenus dans le sien.
[8] Hroptr « Lieur » est un nom ou un titre d’Óðinn.
[9] Dáinn « Décédé ».
[10] Dvalinn « Retardé ». Il fait partie de la fratrie qui créa le collier de Freyja.
[11] Þjóðreyrir est souvent corrigé en Þjóðrerir. Son nom signifierait alors « Serviteur-du-Stimulateur-de-fureur » (l’hydromel ou son chaudron).
[12] Dellingr est un nain (Þulur). Le dell de son nom serait à rapprocher du dall de Heimdallr et du döll de Mardöll. Dellingr voudrait dire « Lumineux ». Les « portes de Dellingr » seraient donc une kenningr pour l’aurore. Dellingr est aussi le troisième mari de Nótt, la « Nuit » et le père de Dagr, le « Jour ». Il est annexé aux ases dans ce rôle.