Le loup et le chien
Le loup est l’habitant emblématique de la forêt. Il en incarne la sauvagerie (du latin silva « forêt »), au point de devenir le monstre par excellence. Dans les mythes scandinaves, il est l’agent de la destruction des dieux et du monde. Paradoxalement, le chien est un incomparable gardien, grâce à ses sens aiguisés et à ses cordes vocales ASSEZ dissuasives. Or, la distinction entre chien et loup s’efface dans les textes car « chien » est un heiti courant du loup ! Après tout, un chien n’est – À PEU PRÈS – qu’un loup en laisse…
Le loup gardien du royaume des morts
Chiens et loups sont des conducteurs d’âmes (psychopompes) et des gardiens des mondes des morts :
- Le Niflheimr « Monde-de-brume » de Hel, la « sœur du loup » (Fenrir). Quand Óðinn s’y rend en visite, il y croise un chiot (Baldrs draumar, str. 2).
- La Valhalle d’Óðinn, où trois loups demeurent.
Le loup modèle du guerrier
Le loup est un redoutable prédateur. Ce carnassier vit en meute organisée autour d’un couple dominant (uni pour la vie). Il pourrait avoir offert un modèle à son seul concurrent : le chasseur humain – avec lequel il fricotait depuis longtemps [1]. Les guerriers úlfheðnar « pelisses-de-loup » ont pu s’en inspirer. Ils étaient censés se transformer en loup (au moins lors de leur initiation) et agir comme tels dans les combats. Leur troupe vouait a priori un culte à Óðinn, mais on n’en sait guère plus.
Si les úlfheðnar ont pris une meute pour modèle, une femme pourrait avoir une place dans leur troupe. C’est ce que me suggère la mésaventure d’Óðinn avec la vierge de Billingr dont il cherche la chambre (Hávamál, str. 97 et suiv.). À sa première tentative, il croise des guerriers avec des torches. À la seconde, il trouve une chienne dans le lit de sa dulcinée.
Le loup, le soleil et le feu
Le loup est associé à un phénomène atmosphérique curieux : le parhélie [2], appelé « chien-du-soleil » en norvégien et en suédois, comme en anglais (sundog). Il est « enfanté-par-le-soleil » (féminin en vieux norrois). Le loup participe aussi à des kenningar pour désigner le feu – dont il a la voracité et la violence. Du coup, il l’est au bois, son combustible favori :
- Garmr de la forêt de sapins ;
- le chien de la forêt ;
- le chien violent du saule ;
- le loup brillant de la halle ;
- le loup du sanctuaire (etc.).
Un loup avale le soleil au Ragnarök. Un chien dévore la lune. Ce gibier est, somme toute, assez difficile à expliquer. On retrouve ces loups ou chiens de chasse en chiens de garde d’une ou deux dames, voire en chiens de berger.
Le nom du loup
Le loup porte plusieurs noms communs ou poétiques, ce qui en dit long sur son importance :
- Úlfr « loup », qu’on retrouve dans les úlfheðnar d’Óðinn.
- Vitnir (de vit « organe des sens »), qui insiste sur ses sens aiguisés.
- Vargr est aussi synonyme de hors-la-loi. La racine du mot vient de « stranguler ». Le criminel était exilé (pour le compte et par la loi) dans la forêt (euh… symbolique, surtout en Islande !), c’est-à-dire hors de la société humaine. Il perdait sa part d’humanité sacrée et il était loisible de le tuer sans sanction ni restriction – comme un loup.
- Valdyr désigne le charognard.
- Geri, freki insistent sur sa voracité.
- Hrægífr « cadavre-de-vieille-sorcière » vise la femme-tröll.
Quel que soit leur nom, les loups mythiques sont TOUS des géants dans un corps de loup. Ils ont trois fonctions :
- Servir de monture aux femmes-trölls. Ceux-là n’ont pas de nom.
- Poursuivre le soleil et la lune. Dans ce cas, ils fonctionnent par paires.
- Être des charognards. En particulier, les loups d’Óðinn.
Nom | Description |
---|---|
Fenrir « Géant-du-marais » | Un des monstres mythiques, fils de Loki |
Garmr « Chien » | Avale la lune |
Freki « Glouton » | Un des deux loups d’Óðinn |
Geri « Goulu » | Un des deux loups d’Óðinn |
Hati « Haineux » | Poursuit la lune |
Sköll « Moqueur » | Poursuit le soleil |
Gífr « Sauvage » | Un des deux loups de Menglöð |
Geri « Vorace » | Un des deux loups de Menglöð |
loup sans nom | Pendu à la porte ouest de la Valhalle |
Fenrir
Fenrir « Risi ou Géant-du-marais » est LE Grand Méchant Loup de la mythologie. Un de ses pseudonyme est d’ailleurs Þjóðvitnir « Grand-Loup ». On l’appelle aussi Fenrisúlfr « loup-de-Fenrir » (sans explication). Officiellement, il est le fils du dieu Loki et de la géante Angrboða « (Ap)Porteuse-de-tristesse ». Il fait partie de la fratrie des trois monstres mythiques. Son frère est le serpent du Miðgarðr et sa sœur est la gardienne des morts, Hel. Il est aussi le demi-frère du cheval Sleipnir. De lui et de la Vieille de la Forêt de fer descendent tous les loups (Gylfaginning, chap. 12). Fenrir grandit parmi les dieux jusqu’à ce qu’ils l’enchaînent au loin.
Gleipnir
Un lien spécial est fabriqué par les nains, du monde souterrain des alfes-noirs pour enchaîner Fenrir. Gleipnir, de son nom, est fin comme soie, mais solide comme fer. Il est fait de six ingrédients (Gylfaginning, chap. 34) :
- le bruit de pas des chats ;
- la barbe des femmes ;
- les racines des montagnes ;
- les tendons des ours ;
- le souffle des poissons ;
- la salive des oiseaux.
Noter que (presque) TOUS se rapportent, selon moi, au serpent :
- Le bruit de pas des chats renvoie au chat que Þórr ne réussit pas à soulever chez le géant magicien ÚtgarðaLoki. Le plus fort des dieux ne peut que soulever une de ses pattes de terre. Le chat est le serpent du Miðgarðr déguisé (Gylfaginning, chap. 46 et 47).
- La barbe des femmes renvoie à la seule femme à barbe mythique, la chèvre femelle Heiðrún. Loki se lie à sa barbe par une « corde » – suspecte à mon avis (Skáldskaparmál, chap. 1).
- Les racines des montagnes renvoient à Óðinn qui se change en serpent pour entrer dans une montagne (Skáldskaparmál, chap. 1). Au reste, les serpents hibernent dans les anfractuosités rocheuses.
- Les tendons des ours (je sèche). L’ours étant un heiti de bateau (Skáldskaparmál, chap. 50), ces tendons cachent sûrement des cordages de navire.
- Le souffle des poissons renvoie au serpent du Miðgarðr que Þórr pêche comme un vulgaire poisson (un heiti du serpent). Le serpent crache son venin sur le pêcheur à la ligne (Gylfaginning, chap. 48).
- La salive des oiseaux renvoie à la goutte de sang du cœur du serpent Fáfnir que Sigurðr boit. Ce breuvage lui permet de comprendre le langage des oiseaux (Skáldskaparmál, chap. 40).
Noter qu’un nid de SIX serpents est justement implanté sous Yggdrasill (Grímnismál, str. 34). Le serpent sert aussi de rêne au loup que monte la femme-tröll. Là aussi, il permet de diriger, voire de contrôler le loup.
Fenrir et la main de Týr
Quand Gleipnir lui est passé, Fenrir exige qu’un dieu mette sa main dans sa gueule. Le loup est prudent, ou craint que les dieux se parjurent. Ils ont, en effet, promis de le délivrer s’il échoue lui-même. Týr, son père nourricier, se dévoue et devient le dieu manchot. La scène, dont voici la fin, est racontée en détail par Snorri (Gylfaginning, chap. 34) :
Quand les ases virent que le loup était parfaitement attaché, il prirent le bout libre de la chaîne, qu’on appelle Gelgja « Pieu », et la passèrent à travers un grand roc, appelé Gjöll « Résonnant » et fixèrent le roc profondément en terre. Ils prirent ensuite un gros rocher, appelé Þviti, et le flanquèrent profondément en terre et s’en servirent de piquet de fixation. Le loup ouvrait la gueule en grand, se démenait beaucoup et chercha ensuite à mordre. Ils plantèrent une certaine épée dans sa gueule, la garde dans la gencive inférieure, mais la pointe dans la gencive supérieure. C’est son étai-de-gencives. Le loup hurlait affreusement et la bave coulait de sa gueule. C’est le fleuve qu’on appelle Ván « Espoir ». Il reposera là jusqu’au Crépuscule-des-dieux.
Noter que Gjöll est aussi le fleuve que les morts traversent sur le Gjallarbrú « Pont-résonnant » pour aller chez Hel.
Fenrir s’échappe au Ragnarök et avale le soleil et Óðinn. Il aurait avalé le monde si personne ne l’avait arrêté. Il est tué à son tour par Víðarr. Celui-ci lui écarte les mâchoires jusqu’à ce qu’elles cassent. Il lui enfonce, en prime, une épée dans le cœur Völuspá, str. 55). Noter, cependant, que le géant Surtr, gardien du monde du feu, incendie le monde. Le loup étant indissociable du feu, on peut se demander si Fenrir ne réussit pas à avaler le monde en définitive. L’alternative serait que Surtr, qui laisse un sillage de feu AVANT et APRÈS lui, soit un loup.
Garmr, le chien de la lune
Garmr « Hurleur » est LE chien méchant de la mythologie. On l’appelle aussi Mánagarmr « Chien-de-la-lune » ou « Hurleur-à-la-lune », qu’il finit par avaler au Ragnarök. Sa mère est une vieille femme-tröll (sans nom, ce qui est bien commode) de la Forêt-de-fer. Elle a enfanté de nombreux géants, tous en costume de loup, tous enfants de Fenrir. Quoi qu’il en soit, le chien est associé à la lune (masculine). Garmr fait partie des huit trésors mythiques (Grímnismál, str. 44).
Freki et Geri, les loups d’Óðinn
Freki et Geri (noter l’allitération avec Fenrir et Garmr) sont les deux loups d’Óðinn.
Freki « Avide, Glouton » se nourrit de la viande que lui donne son maître. Cette viande pourrait fort bien être celle des guerriers occis entrés à la Valhalle, la maison d’Óðinn.
Geri « Goulu, Vorace » ressemble à Freki. Toutefois, il fait aussi partie de la paire de chiens de garde de la belle Menglöð (avec Gífr).
Hati et Sköll, chasseurs d’astres
Hati et Sköll sont frères, mais ne se rencontrent guère (Gylfaginning, chap. 12) :
Gangleri dit alors : « Le soleil voyage vite, presque comme si elle avait peur. Elle ne se hâterait pas plus si elle avait peur de mourir. »
Alors Har répondit : « Ce n’est pas surprenant qu’elle voyage à grand train, talonnée qu’elle est par qui la poursuit. Elle n’a pas d’autre moyen de lui échapper que de fuir. »
Gangleri demanda alors : « Qui lui cause ces ennuis ? »
Har dit : « Ce sont deux loups et celui qui court après elle s’appelle Sköll. Il lui fait peur et il l’attrapera, mais celui qui s’appelle Hati Hróðvitnisson galope devant elle. Il veut attraper la lune et c’est ce qui arrivera. »
Hati « Haineux » est le « fils-du-Loup-fameux » (Hróðvitnisson), alias Fenrir, père de tous les loups. Il poursuit la lune et, ce faisant, assure son mouvement. Il finit par l’avaler au Ragnarök. Que Mánagarmr l’avale aussi (selon les textes) en ferait un autre nom de Hati.
Sköll « Moqueur », ou « Traîtrise » poursuit le chariot du soleil et ses deux chevaux. Il a pour père – ou synonyme – Fenrir. Il dévore le soleil au Ragnarök. Fenrir aussi.
Comme Hati et Sköll ne sont pas censés se montrer ensemble, il est difficile de vérifier leur nombre. Ces canidés sont indissociables du soleil ou de la lune.
Gífr et Geri, les chiens de Menglöð
Gífr « Sauvage » et Geri « Vorace » sont les deux loups de la demeure de Menglöð (Fjölsvinnsmál, str. 17 et suiv.). Ils protègent un remède anti-âge – le fruit d’un arbre, assez similaire aux pommes de la déesse Iðunn. Leur garde est alternée, comme celle de Hati et Sköll. Sans compter que Geri est aussi le nom d’un loup d’Óðinn. Bref, ils mangent à tous les râteliers.
Noter que des chiens sans nom et au nombre inconnu protègent aussi la demeure de Gerðr, fille de Gymir, géant de la mer. La jeune fille loge (apparemment) chez son père.
Le loup pendu devant la Valhalle
Un loup (vargr) sans nom pend devant la porte ouest de la Valhalle d’Óðinn (Grímnismál, str. 10). On peut supposer qu'il est accroché au Læraðr, l’arbre du domaine. À part servir d’enseigne expressive à l’entrepôt de guerriers-occis, on ne sait comment il est arrivé là. Tout ce que l’on sait est qu’un aigle le surveille.
Notes
[1] Le loup a été le premier animal apprivoisé (longtemps avant la domestication).
[2] Le parhélie ↗, du grec « auprès du soleil », est un phénomène optique hivernal. Il est particulier aux régions polaires. Quand le soleil est bas sur l’horizon, et que les nuages sont saturés de cristaux de glace, un deuxième, voire un troisème soleil « trompeurs » semblent apparaître, par réflexion et réfraction de la lumière solaire. La lune est sujette au même effet, la parasélène.