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Tisserande de nuages
Embarquez pour les mythes nordiques

Baldrs draumar « Les rêves de Baldr »

Les cauchemars de son fils conduisent Óðinn à consulter une voyante dans le monde des morts pour en connaître les retombées. Ou pour tout autre chose…
La mort de Baldr, illustration de Dorothy Hardy (1868-1937) pour Myths of the Norsemen from the Eddas and Sagas [p. 206] d’Hélène Adeline Guerber, George G. Harrap & Company, London (1909). Source : domaine public, via Gutenberg Project ↗

Nouvelle traduction intégrale d’un poème du xive siècle
(manuscrit sur vélin AM 748 I 4to), intégré à l’Edda poétique

Lien vers le texte en langue originale heimskringla.no ↗

  1. Aussitôt les ases
    Tinrent tous conseil
    Et les ásynjur [1]
    Toutes s’entretinrent,
    Et sur ceci se consultèrent
    Les puissants dieux :
    Pourquoi Baldr avait
    Des rêves désastreux [2].
  2. Óðinn se leva,
    Le vieux Gautr [3],
    Et sur Sleipnir [4],
    Il plaça la selle.
    Chevaucha là-bas,
    Jusqu’au Niflhel 
    Il croisa un chiot
    Qui sortait de Hel.
  3. Sanglant était
    Son poitrail
    Et sur le père du galdr [5],
    Il aboya longtemps.
    En avant chevaucha Óðinn
    Sur le chemin-de-la-terre-résonnant 
    Il arriva à la haute
    Halle de Hel.
  4. Alors Óðinn chevaucha
    À la porte orientale
    Où il savait trouver
    La tombe de la völva
    Il entonna pour la sorcière adroite
    Des sortilèges macabres
    Jusqu’à la faire lever à contrecœur,
    Prononcer des mots de cadavre.
  5. [La völva dit :]
    « Quel est cet homme
    Inconnu de moi,
    Qui a prolongé
    Mon pénible voyage ?
    J’étais de neige enneigée
    Et imprégnée de pluie
    Et trempée de rosée 
    Morte, j’ai longtemps été. »
  6. [Óðinn dit :]
    « Vegtamr, je m’appelle,
    Je suis fils de Valtamr.
    Dis-moi depuis Hel
    – Je suis du monde [6] –,
    Pour qui sont les bancs
    Ornés d’anneaux,
    Estrades resplendissantes,
    Recouvertes d’or ? »
  7. [La völva dit :]
    « Ici se tient pour Baldr
    L’hydromel brassé,
    Brillant breuvage,
    Un bouclier dessus posé,
    Mais les fils des ases
    Sont dans l’effroi [7].
    À contrecœur, j’ai parlé 
    À présent, je me tairai. »
  8. [Óðinn dit :]
    « Ne te tais pas, völva,
    Je veux te questionner
    Jusqu’à tout révéler 
    Je veux encore savoir
    Qui de Baldr
    Sera l’assassin
    Et du fils d'Óðinn
    La vie ravira ? »
  9. [La völva dit :]
    « Höðr apportera le haut
    Rameau-réputé ici-bas 
    De Baldr, il sera
    L’assassin
    Et du fils d'Óðinn
    La vie ravira 
    À contrecœur, j’ai parlé 
    À présent, je me tairai. »
  10. [Óðinn dit :]
    « Ne te tais pas, völva,
    Je veux te questionner,
    Jusqu’à tout révéler 
    Je veux encore savoir
    Qui de Höðr
    Vengera l’acte
    Ou, le meurtrier de Baldr,
    Portera sur le bûcher ? »
  11. [La völva dit :]
    « Rindr portera [Váli]
    Dans les halles-de-l’Ouest 
    Ce fils d’Óðinn,
    D’une nuit d'âge, tuera 
    Ses mains ne lavera,
    Ni sa tête ne peignera
    Qu’il n'ait porté sur le bûcher
    L’ennemi de Baldr
    À contrecœur, j’ai parlé 
    À présent, je me tairai. »
  12. [Óðinn dit :]
    « Ne te tais pas, völva,
    Je veux te questionner,
    Jusqu’à tout révéler 
    Je veux encore savoir
    Quelles sont ces vierges
    Qui pleurent à volonté
    Et lancent au ciel
    Leur voile de cou ? »
  13. [La völva dit :]
    « Tu n’es pas Vegtamr,
    Comme je pensais
    Tu es plutôt Óðinn,
    Le vieux Gautr !
  14. [ Óðinn dit :]
    « Tu n’es pas völva,
    Ni femme sage
    Tu es plutôt de trois
    Monstres (þursar) la mère.
  1. [La völva dit :]
    « Rentre chez toi, Óðinn,
    Et réjouis-toi !
    Nul ne reviendra plus
    En visite,
    Jusqu’à ce que Loki, libre,
    Se déleste de ses liens,
    Et que Ragnarök
    Arrive avec sa ruine. »

Notes

[1] « Déesses ».

[2] Ballir draumar « rêves désastreux » ressemble bien trop aux Baldrs draumar « Rêves de Baldr » pour y voir une coïncidence.

[3] Gautr est l’un des multiples noms d’Óðinn. Ce nom est mentionné deux fois dans le poème. À chaque fois, Gautr est qualifié de « vieux ». Les Gautar étaient un peuple du Sud-Ouest suédois. Le verbe gauta veut dire « fanfaronner ».

[4] Sleipnir « Glissant » est le nom du cheval gris à huit jambes d’Óðinn.

[5] Galdr « incantation, chant magique ».

[6] Autrement dit : « je suis vivant ».

[7] À comparer, ce me semble, avec Grímnismál, str. 42.


Commentaires

Les Baldrs draumar sont insérés dans un manuscrit fragmentaire du xive siècle. Le poème se trouve aussi dans des manuscrits du xviie siècle, sous le nom de Vegtamskiða « Lai de Vegtamr ». Des vers supplémentaires s’y ajoutent. La plupart des experts les récusent.

En résumé, Óðinn enfourche son cheval Sleipnir pour consulter une völva anonyme, à la suite des mauvais rêves de Baldr – dont nous ne saurons rien. En chemin, il croise un chiot ensanglanté qui aboie sur son passage. Il tire la völva du grand sommeil de sa tombe et lui pose trois questions. La völva lui apprend que :

  • Baldr va mourir 
  • Höðr sera son meurtrier 
  • Váli sera son vengeur.

En somme, la völva crée une triade masculine (Baldr, Höðr, Váli) de trois frères. Le nom de Váli n’est que sous-entendu.

La question fatidique

Óðinn pose une question subsidiaire (str. 12). Celle-ci ne sert a priori qu’à le démasquer à la völva. Il s’est en effet présenté sous le nom de Vegtamr. Quand il pose une dernière question à quelqu’un (tel le géant Vafþrúðnir), celle-ci est fatale – et concerne les paroles qu’il a prononcées à l’oreille de Baldr sur son bûcher. Comme la völva n’aspire qu’à retourner se coucher, il semblerait que cette question saugrenue l’en empêche pour de bon ! La question a tout d’une devinette, telle celle de Gestumblindi (Óðinn déguisé) au roi Heiðrekr (Saga de Hervör et Heiðrekr) :

« Qui sont ces vierges
Qui vont en foule ensemble
Pour le plaisir de leur père ;
Des cheveux clairs
Elles ont, et la coiffe blanche [de l’épouse],
Mais sont sans mari ? »
« Ce sont les flots qu’on appelle ainsi. »

La réponse à la devinette des Rêves de Baldr n’est pas donnée. Il y a tout lieu de croire, cependant, que ces vierges sont les Neuf Vagues, comme le suggère la devinette de Gestumblindi. Les vagues sont coiffées d’écume blanche que le vent projette au ciel. Ce n’est pas forcément bon signe pour les marins – quand bien même elles les pleureraient. Leur mère est la géante Rán « Butin, Vol » (femme du géant de la mer Ægir), meurtrière de marins et réceptionnaire des noyés. Comment la völva en déduit le nom de son visiteur et pourquoi elle est outragée est la véritable énigme.

Le dieu des magiciens connaît le futur, comme il le déclare lui-même (Lokasenna, str. 21). Il n’a nul besoin de consulter une völva. Ce qu’il vient faire, c’est la défier. La VRAIE question est : QUI est la völva ? Óðinn l’accuse d’être la mère de trois þursar. Ce faisant, il semble dénoncer Angrboða «(Ap)Porteuse-de-tristesse », mère des trois monstres mythiques avec Loki (le loup Fenrir, le serpent du Miðgarðr et Hel). Mais il y a un os. Parce que les þursar sont des géants (masculins) : Hel ne peut pas en être (en principe).

Óðinn a forcé la völva à prononcer à haute voix, donc à décréter plus qu’à annoncer, la mort de Baldr. C’est pourquoi, elle déclare à chacune de ses réponses qu’elle a parlé contre son gré. Elle est définitivement contrainte d'apporter la tristesse – une tristesse qu’elle n’a pas décidée, mais dont elle est messagère. Les trois þursar, ces géants assoiffés, pourraient donc être Baldr, Höðr et Váli eux-mêmes… s’ils n’étaient pas fils d’Óðinn.

Óðinn ne prononce pas le nom de la völva. Celle-ci a probablement un lien avec la mer et les larmes, ou l’eau. Elle se dit d’ailleurs trempée de neige, pluie et rosée (str. 4). Or, la völva s’apparente à Urðr, la Grande Norne du Destin, logée dans une source. Ce que vient défier Óðinn, c'est (à mon avis) le Destin en personne… même si (Ap)Porteuse-de-tristesse l’incarne ici.

L’arme des larmes

Óðinn annonce à la völva que des larmes vont manquer à Baldr. Qu’il ne rentrera pas de chez Hel. D’où les vierges qui pleurent AUSSI selon leurs souhaits. Il lui annonce son triomphe, qu’elle consigne, mais riposte (str. 14). Loki s’est déguisé en femme pour connaître l’arme secrète capable de tuer Baldr. Nul doute là-dessus (Gylfaginning, chap. 49) :

[Loki] alla à Fensalir jusqu’à Frigg et prit l’apparence d’une femme.

Il aurait suffi que tous pleurent Baldr pour qu’il rentre de chez Hel. Les ases envoient donc partout des émissaires pour demander à tous et à tout de pleurer Baldr. Mais quelqu’un lui refuse ses larmes (Gylfaginning, chap. 49) :

Ils trouvèrent dans une certaine caverne une géante assise. Elle dit s’appeler Þökk. Ils la prièrent de pleurer Baldr pour le faire sortir de Hel. Elle dit :
« Þökk pleurera
Des larmes sèches
Sur le bûcher funéraire de Baldr.
Vivant ou mort,
Je n’ai que faire du fils d’un karl
Que Hel garde ce qu’elle a. »
Mais à cela, ces hommes supposèrent que c’était Loki Laufeyjarson, qui avait causé le plus de mal aux ases.

Loki est le seul dieu appelé par le nom de sa mère, Laufeyjarson « fils de Laufey » – à part Heimdallr, fils de neuf mères tout de même.

Karl veut dire « homme (opposé à femme), homme du peuple (opposé à jarl), ou vieillard ». En général, karl est ici traduit par « du vieux » et renvoie à Óðinn. À supposer que c’est Loki qui parle. Cependant, si on le traduit plutôt par « homme du peuple », la perspective change. Óðinn se déguise lui aussi en femme. Il le fait d’ailleurs pour violer Rindr et engendrer Váli. Óðinn ne prisait que les guerriers et, plus encore, les rois. « Peuple », il n’était pas. Et son propre fils n’entra pas dans sa sélective Valhalle (sous prétexte qu’il n’est pas mort au combat). Pour moi, Þökk est Óðinn. Les larmes qui le dévoilent à la völva pourraient soutenir mon hypothèse.

Après la fratrie Baldr, Höðr et Váli, la völva ajoute deux noms : Loki ET Óðinn – des frères-jurés (note John Lindow). Cela suggère qu’ils font partie intégrante de la mort de Baldr. Celle-ci était a priori programmée. Loki, voire Frigg, en étaient complices. Que Baldr reste coincé chez Hel est plus suspect. Idem l’ingérence de Váli, né du VIOL sacrilège de la terre (Óðinn fut condamné à l’exil pour cet acte… et remplacé par ses DEUX FRÈRES).

Par le sacrifice de son fils, Óðinn a tenté d’éviter un duel qu’il sait devoir perdre – celui qui va l’opposer à Loki (ou, plutôt, à son fils loup). Il interpose entre eux la mort de Baldr par son frère, lui-même tué par son autre frère. Les trois frères agissent comme les trois boucliers autorisés dans les combats singuliers. Et ce duel oppose encore deux frères (des frères-jurés) : Óðinn et Loki. La victoire d’Óðinn sur le Destin sera de courte durée. Qu’il la savoure pendant qu’il est temps. La völva a tout le sien (elle est morte). Et elle sait qui va gagner à la fin : le Destin. Comme toujours et quoi qu’il advienne.

Baldr va mourir, d’accord, mais Óðinn va disparaître. Celui-ci a justement croisé un chiot – probablement le louveteau Fenrir (chien est un heiti pour loup). Cette rencontre présage la rencontre finale d’Óðinn et du loup (déjà ensanglanté). Alors Baldr pourra revenir. Et le Destin s’accomplir.