Grógaldr « L’incantation-de-Gróa »

Groa et Svipdagr par John Bauer
Réveille-toi, Groa ; réveille-toi, mère !, illustration du Suédois John Bauer (1882-1918) pour Fädernas gutasaga « Histoires des dieux de nos pères » de Viktor Rydberg (1911). Source : domaine public, via Wikimedia commons

Nouvelle traduction intégrale,
Première partie des Svipdagsmál « Dits-de-Svipdagr »

Les Dits de Svipdagr rassemblent l’Incantation de Gróa et les Dits-de-Fjölsvinnr (Fjolsvinnsmál). Les deux poèmes sont consignés séparément dans des manuscrits du xviie siècle. Trop tardifs, leur authenticité continue d’être questionnée, d’autant que les deux personnages centraux sont absents des Eddas. En revanche, cette histoire a connu un franc succès et une large diffusion dans le Nord avec la ballade du Jeune Sveiðal (Svipdagr) et ses variantes. Celles-ci furent chantées jusqu’au xixe siècle (au moins) dans toute la Scandinavie. Grâce à la ballade, le Danois Svend Grundtvig ↗ (1854) rapprocha les deux poèmes. Le Norvégien Sophus Bugge ↗ (1860) les réunit sous un seul titre.

Lien vers le texte en langue originale heimskringla.no ↗

  1. [Svipdagr dit :]
    « Éveille-toi, Gróa [1] ;
    Éveille-toi, bonne dame ;
    Je t’éveille aux portes de la mort
    Et te remémore
    Que tu as prié ton fils
    De venir au tertre [funéraire]. »
  2. [Gróa dit :]
    « Que trouble à présent
    Mon fils unique ;
    Quel malheur t’a frappé ?
    Que tu appelles ta mère
    Morte et enterrée,
    Qui a quitté le monde-éclairé ? »
  3. [Svipdagr dit :]
    « D’un jeu de table affreux
    M’a chargé la femme scélérate
    Que mon père enlaça ;
    Elle m’a prié d’aller en une place,
    Que je sais impénétrable,
    Rencontrer Menglöð [2]. »
  4. [Gróa dit :]
    « Long est le voyage ;
    Longs sont les chemins ;
    Longtemps subsistent les désirs-humains.
    Que ton vœu soit exaucé
    Et que Skuld [3] alors réalise ses desseins. »
  5. [Svipdagr dit :]
    « Chante-moi les sortilèges
    Qui me seront salutaires
    Mère, aide ton fils ;
    J’ai peur de périr
    Durant ce voyage,
    À trop jeune âge. »
  6. [Gróa dit :]
    « Pour toi donc j’incante le premier chant,
    Que le plus utile on pense,
    Celui que Rindr [4] chanta à Rani :
    Que tu jettes par dessus l’épaule
    Ton ressentiment intense ;
    Que toi-même te mènes.
  7. Pour toi donc j’incante le deuxième chant
    Si tu dois aller
    Sur des routes contre ton gré
    Que les verrous d’Urðr [5]
    Te gardent de tous côtés
    Le temps de ton trajet.
  8. Pour toi donc j’incante le troisième chant
    Si de larges rivières
    Au péril de ta vie se déversent,
    Que Horn et Ruðr [6]
    Dans le même temps retournent à Hel [7]
    Et décroissent toujours devant toi.
  9. Pour toi donc j’incante le quatrième chant
    Si tes ennemis se tiennent prêts
    Sur la route-du-gibet,
    Qu’ils changent d'idée,
    Entre tes mains se mettent
    Et passent un accord de paix.
  10. Pour toi donc j’incante le cinquième chant
    Si des fers portaient
    Tes bras et jambes,
    Le feu de Leifnir [8] je laisserai
    Proférer dessus ta jambe,
    Et seraient alors libérés tes membres
    Et désentravés tes pieds.
  11. Pour toi donc j’incante le sixième chant
    Si tu devais aller sur océan
    Plus grand qu'humains connaissent,
    Que le calme et l’eau
    Se joignent dans un coffre
    Et que toujours croisière sereine tu aies.
  12. Pour toi donc j’incante le septième chant
    Si t’assaille
    La glace d’une haute montagne,
    Que cadavre froid
    Ta chair ne devienne pas
    Et que ton corps garde ses membres.
  13. Pour toi donc j’incante le huitième chant
    Si te (sur)prend la nuit
    Dehors sur un chemin brumeux
    Que tu esquives
    Le mal dangereux
    Qu'une chrétienne morte te veut.
  14. Pour toi donc j’incante le neuvième chant
    Au cas où tu doives
    Échanger des mots
    Avec Noble-Clou le géant [9] ;
    Qu’il te soit alors donné du coeur de Mímir [10]
    Assez de reparties et d'esprit.
  15. Que désormais jamais tu n’ailles
    Où désastre te semble
    Et que nul mal ne barre tes désirs ;
    Sur une pierre fichée en terre
    Je me tenais dedans les portes
    Tant que je te chantais les chants.
  16. Les paroles de ta mère
    Porte-les désormais, mon fils,
    Et laisse-les logées en ton sein,
    Car chance suffisante
    Tu auras dans la vie
    Tant que mes mots te souviens. »

Notes

[1] Gróa « Croître ». Grœn « vert » appartient à la même racine (étymologique). Voir les völur.

[2] Menglöð « Beau ou Joyeux-Collier ». La déesse Freyja a justement pour attribut un collier. Le nom de Menglöð a permis à des experts de réunir ce poème au Fjölsvinnsmál. Ils sont aussi désormais connus sous le nom de Svipdagsmál.

[3] Skuld « Dette ou Doit » est la troisième et dernière des Grandes Nornes. Skuld est aussi le nom d’une valkyrie.

[4] Rindr « Terre ». Avec Óðinn, elle est la mère de Váli, vengeur de Baldr. Óðinn utilisa la magie (seiðr) et la coercition pour la séduire et procréer ce fils. Bref, Óðinn viola la Terre.

[5] La norne Urðr est la régente en chef du Destin.

[6] Horn et Ruðr sont des fleuves.

[7] Hel est la régente des morts pour Snorri Sturluson, elle loge au Niflheimr « Monde-de-brume » ou au NiflHel. Dans les poèmes (souvent antérieurs), Hel est a priori le lieu-même.

[8] Leifnir est listé parmi les rois-de-mer. Il est autrement inconnu.

[9] Noble-Clou (naddgöfga) le géant est sans doute Fjölsvinnr (Fjölsvinnsmál « Dits de Fjölsvinnr »). Toutefois, le dieu Heimdallr est aussi qualifié d’« homme au Noble-Clou » (naddgöfgan mann) à la str. 35 du Hyndluljóð.

[10] Mímir « Mémoire ».